Camp des Milles : Trois grands anciens témoignent, parlent d’hier, afin d’inviter à mieux préparer demain

Publié le 17 octobre 2013 à  18h44 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  16h24

Sidney Chouraqui, Alain Chouraqui, Denise Toros-Marter et Louis Monguillan (Photo Philippe MAILLÉ)
Sidney Chouraqui, Alain Chouraqui, Denise Toros-Marter et Louis Monguillan (Photo Philippe MAILLÉ)

C’est un moment rare, fort que des lycéens, enseignants, élus, bénévoles ou simples citoyens ont vécu ce lundi 14 octobre dans le grand auditorium du Site-Mémorial du camp des Milles. A l’occasion du premier anniversaire de cet espace unique, trois anciens : Denise Toros-Marter, déportée à 16 ans à Auschwitz, le colonel Louis Monguillan et Sidney Chouraqui, ancien de la 2e DB sont venus parler de ce qu’ils ont vécu, sans fausse pudeur, sans langue de bois. Avant d’expliquer comment, bien des années plus tard, ils se sont mobilisés pour sauver ce site, leur long combat, avec Alain Chouraqui, le Président de la Fondation, afin que ce lieu devienne un espace de mémoire et de réflexion. Un espace qui, chaque jour, devient un peu plus pertinent, un peu plus nécessaire, pour se souvenir, pour réfléchir à ces petits gestes, mots, insignifiants la plupart du temps, qui conduisent à des basculements entre civilisation et barbarie, résistance et acceptation.

Alain Chouraqui remercie les élus présents et le Consul d’Allemagne qui ont tenu à assister à cette table-ronde. « A l’occasion du premier anniversaire de notre ouverture du 71e anniversaire du départ d’un convoi vers les camps de la mort, nous avons tenu à organiser cet échange avec trois grands anciens qui se sont battus pendant plus de trente ans pour que ce lieu témoin voit le jour, ce lieu qui se prépare à prendre le relais des témoins ». Alain Chouraqui de rappeler qu’ils étaient une quinzaine, au départ, à mener le combat pour le retour en mémoire des Milles, pour que l’histoire qui s’est déroulée là soit connue, reconnue. Il rend hommage aussi à l’équipe qui est autour de lui : « C’est bien parce que cette équipe est formée, que nous pouvons fonctionner, malgré le fait qu’elle soit en sous-effectif ».
Puis c’est Louis Monguillan qui prend la parole. Il indique qu’il n’a pas connu, jeune, le camp des Milles, mais que lui aussi, jeune résistant, a été interné, déporté. Il se remémore : « Nous sommes en 1940, à Nîmes, je suis collégien, je suis éclaireur protestant, nous accueillons le train de voyageurs en leur apportant de la nourriture et de la boisson. Ce sont des Juifs chassés d’Allemagne. Ils ne réussiront pas à franchir les Pyrénées… Je ne peux supporter cette France de Vichy où, le matin, on nous fait monter les couleurs avec le salut nazi. Nous cachons des familles, des enfants juifs. Je suis entré dans la Résistance et cela dure jusqu’à ce 20 novembre 1943. Je suis arrêté par la Gestapo. J’ai 17 ans ½. Je suis battu, torturé, emprisonné à Nîmes, aux Baumettes puis à Compiègne. De là, nous sommes entassés dans des trains. Certains réussiront à s’échapper en profitant d’un ralentissement. Du coup, nous avons voyagé nu jusqu’à Mathausen et les mois de souffrance qui s’en suivirent, lors desquels ma raison a vacillé. C’est la fin de la guerre, je rentre en France, et je me souviens de ce couple devant des photos de rescapés des camps disant : « c’est un montage ». Alors je me suis tu et j’ai tout fait pour essayer d’oublier jusqu’à ce que l’on me parle de la briqueterie des Milles, de ce qui c’était produit là. Je devais tout faire pour éteindre, ne serait-ce qu’un soupçon de doute, que ce qui s’était produit, là, n’était pas un montage. Ce sont des hommes, des femmes, des enfants qui sont partis de là, en zone « libre » vers les camps de la mort ».

« Que nul n’oublie, que nul ne doute, que nul ne nie ! ».

Alors, Louis Monguillan, « en appelle à la jeunesse afin qu’elle soit vigilante en matière de liberté et de dignité humaine ». Puis d’insister sur l’importance que représente le site mémorial. « Je sais maintenant, au bout du chemin souvent difficile qui a été le mien, que cette Mémoire survivra pour protéger vos enfants et pour rappeler ce que furent le nazisme et le racisme… afin que nul n’oublie, afin que nul ne doute, afin que nul ne nie ! ».
Puis c’est au tour de Sidney Chouraqui de s’exprimer, de raconter. « J’ai été, dès mon enfance, confronté au racisme, à l’antisémitisme. J’ai dû dès lors me battre contre, moralement, intellectuellement, physiquement ». Il se souvient, d’une chanson célèbre de son temps. Sa voix s’élève, moment fort, qui, plus que bien des discours, fait ressentir ce que des hommes, des femmes, des enfants, ont pu ressentir lorsque la foule chantait : « A bas les Juifs. Il faut les pendre sans plus attendre. A bas les Juifs. Il faut les pendre par le pif »…

« C’est la victoire en déchantant »

Arrive 1940, le statut des Juifs, l’éviction du Barreau. « Je refuse d’être réintégré dans le cadre du numerus clausus, que je qualifie de discrimination dans la discrimination. Nous constituons un petit groupe de résistants juifs. Je fuis un camp, sous les coups de feu des gendarmes français pour rejoindre Leclerc en Libye. Puis c’est la création de la 2eDB, le débarquement en Normandie, la libération de Paris, de Strasbourg, la découverte du camp de Landsberg. Et arrive, le 8 mai 1945, alors que nous occupons le Nid d’Aigle. Nous sablons du champagne français mais c’est la victoire en déchantant ».
Il constate : « Je n’ai pas donné ma vie mais j’ai combattu pour les valeurs humanistes, contre la haine, le racisme et l’antisémitisme». Il ajoute en direction du jeune public: « Les bourreaux et les complices n’étaient pas des martiens. C’étaient des hommes ordinaires, qui faisaient ou laissaient faire… Tandis que d’autres résistaient… ». Les années ont passé, « puis, avec Denise Toros-Marter et Louis Monguillan , mais aussi ceux qui ne sont plus là tel : Pascal Fieschi, Yvette Impens, Jean-Louis Medvedowsky, André Claverie, Laurent Pascal…nous nous sommes mobilisés pour la préservation des Milles ».

L’affaire commence en 82-83, le sous-préfet d’Aix prévient le président de la communauté juive aixoise que la salle des peintures du camp des Milles risque d’être détruite. Le président ignore tout de cette affaire, « il alerte mon père qu’il savait résistant qui, à son tour, contacte Louis Monguillan qui, lui-même informe l’amicale des rescapés d’Auschwitz. Une mobilisation se met rapidement en place qui permet de sauver la salle des peintures. » Alain Chouraqui, universitaire, est aussi impliqué par son père. Tous se mettent à chercher à comprendre ce qui a pu se passer là. Alain Chouraqui précise : « Tout cela se passait à un moment où nous connaissions une poussée de l’extrême-droite dans notre région. Et nous étions donc tous, dès le départ, bien persuadé que le passé n’a d’intérêt que s’il éclaire l’avenir. Nous étions d’accord pour créer un site sur lequel cohabiterait une mémoire révérence mais aussi une mémoire référence pour le présent et l’avenir ».
Sidney Chouraqui reprend : « Notre action pour Les Milles ne fut pas toujours simple par rapport à des institutions réservées. Nous avons vite était conscient que ce serait à la société civile à surmonter les obstacles pour créer un outil ambitieux d’éducation des jeunes. Voilà un an que ce site est ouvert et son contenu historique, réflexif, pédagogique, vont au-delà de nos espérances. Il apporte aux jeunes des connaissances, des repères, pour combattre contre les rejets, le racisme et l’antisémitisme. Ce combat n’est jamais gagné. Mais l’essentiel est que le combat ne soit jamais perdu. Et il ne le sera pas tant que des hommes, des femmes, des jeunes ne laissent pas faire l’inacceptable. Et, pour cela, ils doivent bien mesurer que le terreau du pire est toujours actif et l’humanité n’est probablement ni pire ni meilleure. Mais nous savons aujourd’hui que l’impensable est possible et il faut donc que chacun apprenne de cette expérience du pire ».

« Nous n’allions pas témoigné pour pleurer sur notre sort mais pour éveiller les vigilances »

Vient au tour de Denise Toros-Marter de s’exprimer. Elle expliquera, sans fausse pudeur, les souffrances, physiques, morales, par lesquelles elle est passée. Elle parle de son père ancien combattant des deux guerres, garagiste à Marseille. Elle avait 16 ans, lorsqu’elle a été arrêtée, le 13 avril 1944, par la Gestapo, avec ses parents, sa grand-mère et son frère aîné. Son frère cadet a pu se cacher avant de rejoindre la résistance. C’est le départ en train, la famille séparé. « Mon père et mon frère d’un côté, ma grand-mère, ma mère et moi de l’autre. Mais, très vite, je suis séparée de ma mère et de ma grand-mère. J’entre dans le camp. Derrière moi, des cheminées flamboyaient. Je demande où sont ma mère et ma grand-mère, pas de réponse. Je demande à nouveau quelques jours plus tard : on me montre les cheminées, me dit qu’elles sont là. Je ne comprends pas, je ne veux pas comprendre. Celles qui me disent cela sont certainement devenues folles. Et puis, j’ai compris…
Les jours passent, souffrance, privations quotidiennes. Mes pieds sont gelés, les doigts de pied tombent tout seul. Cela m’a sauvé. Je suis admise à l’hôpital du camp. Quelques jours plus tard, le 27 janvier 1945, les Soviétiques arrivent. Nous pesons toutes alors entre 20 et 30 kilos. On nous donne de la nourriture appropriée. Pendant deux mois je ne pourrais pas me lever. Et puis vient l’heure du retour à Marseille, j’apprends que mes deux frères sont en vie. Avec le recul, je mesure aussi combien rien n’était prévu pour notre retour. Point de cellule psychologique pour nous. Je me souviens encore n’avoir eu droit qu’à une jupe, des chaussures que je ne pouvais pas mettre (j’ai perdu 4 orteils 1/2), un chemisier, et 500 francs, et puis c’est tout. Rien n’était prévu pour notre retour à la vie, notre entrée dans la vie professionnelle. Et puis nous avions en face de nous des gens très peu informés qui nous posaient des questions parfois idiotes, alors nous avons parlé de moins en moins, nous nous sommes repliés sur nous-même. Et cela jusqu’à ce qu’un feuilleton « Holocauste », arrive. Nous le trouvions stupide, mais il a fait entrer nos histoires dans les foyers d’une façon bien plus efficace que les documentaires existants. Les gens ont commencé à comprendre. Jusqu’à ce qu’arrive les négationnistes pour lesquels on n’avait gazé que les poux dans les camps. C’était insupportable, nous avons créé l’Amicale des Déportés d’Auschwitz, travaillé avec des professeurs d’histoire. Nous n’allions pas témoigné pour pleurer sur notre sort mais pour éveiller les vigilances ». Le site existe au bout d’un long combat : « Il faut maintenant que le Mémorial du camp des Milles apporte aux jeunes générations, des connaissances, des repères leur permettant à leur tour de combattre les intolérances qui peuvent gâcher les si belles richesses et potentialités de notre monde
» .

« On sait que cela peut recommencer très vite »

Mais comment avoir tenu 30 ans pour obtenir la reconnaissance de ce qui s’était passé sur ce site, les autorisations, les fonds nécessaires. C’est à Alain Chouraqui qu’il revient de répondre à cette question : « Il était impossible de lâcher ce combat car l’on sait que cela peut recommencer très vite et très loin car les moyens technologiques utilisés aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec ceux du nazisme. Inquiétant, car il n’est pas sûr que l’Homme soit plus sage aujourd’hui. La seule différence réside dans le fait qu’à l’époque cela a pu se produire parce que l’on n’ imaginait pas que les choses pouvaient aller aussi loin ». Tout de suite il prévient : « Attention, en face aussi ils ont appris, les nouveaux Hitler ne porteront pas une petite moustache. Et n’oublions pas non plus que ce sont les circonstances, les interactions qui les conduiront à devenir des bourreaux, alors que certains ne le souhaitent pas aujourd’hui ».

« Un lieu ordinaire, au bout d’une rue comme les autres »

Il insiste également sur l’importance des Milles : « Auschwitz c’est l’extraordinaire, c’est un autre monde. Ici, nous sommes dans un lieu ordinaire, au bout d’une rue comme les autres, et c’est ici que s’enclenche l’extraordinaire d’Auschwitz. Or, c’est au commencement qu’il est facile d’agir et de réagir. S’il est vrai que la peur de l’Autre est ancrée instinctivement en nous, la culture crée des contre-poisons, mais il faut les réactiver sans cesse. C’est pour cela que nous entendons ici être aussi un lieu de réflexion, de prise de recul. Ce dernier est particulièrement nécessaire dans nos sociétés qui fonctionnent par flash, où, de plus en plus, une émotion chasse une autre, nous empêchant de voir les dangers car ces derniers ne sont pas présents dans l’écume mais dans les fondamentaux de nos sociétés. Et il est d’autant plus nécessaire de repérer les tendances que l’histoire nous montre que l’on n’essaie pas le fascisme, le totalitarisme, car c’est un chemin sans retour, si ce n’est à travers des horreurs ». Et de conclure : « En ayant les outils pour comprendre ce qui se joue, pour ne pas tomber dans les pièges, il reste à faire, toujours, car ne pas faire c’est laisser faire ».

Michel CAIRE

Remise de la médaille de la Ville par Maryse Joissains-Masini

Maryse Joissains-Masini, maire d’Aix-en-Provence (Photo Philippe MAILLÉ)
Maryse Joissains-Masini, maire d’Aix-en-Provence (Photo Philippe MAILLÉ)

Après la projection d’un film présentant les origines et les objectifs du Site-Mémorial, Maryse Joissains-Masini, maire d’Aix-en-Provence décerna à chacun la médaille de la Ville en remerciement de leur travail pour que s’ouvre ce haut-lieu de mémoire et d’éducation. « Merci à ce que vous êtes, ce que vous faites », dit-elle à Denise Toros-Marter. « Vous avez eu le courage de vous mettre debout lorsque d’autres se couchaient », avance-t-elle à Louis Monguillan. S’approchant de Sidney Chouraqui, elle n’oublie pas que ce dernier, avocat confirmé, était toujours là pour aider les jeunes qui entraient dans la profession. Décorant Alain Chouraqui, le Président de la Fondation, elle vante sa ténacité.
D’insister sur l’importance des Milles « car il faut sans cesse rappeler ce que des humains peuvent faire, au nom de l’idéologie, à d’autres humains. En effet, l’individu, même ordinaire, une fois en meute, peut agir de façon extraordinaire lorsqu’il se laisse enrégimenter, lorsqu’il en vient à considérer l’Autre comme celui à abattre ». D’indiquer sur l’importance de ce lieu de mémoire et de réflexion « alors que le danger du rejet intervient dans des moments troubles, de crise économique, où la société est en perte de repères, un temps que nous connaissons aujourd’hui en Europe »
Puis de signifier son espoir dans la jeunesse d’aujourd’hui : « Je compte sur votre universalité pour être des acteurs puissants afin d’éviter des tragédies telles celles que nous avons connu aux Milles. Que la jeunesse, ouverte, citoyenne du monde ait la sagesse qui a manqué à leurs aînés pour empêcher que de telles horreurs ne se reproduisent», a conclu Maryse-Joissains en s’adressant aux jeunes des lycées Cézanne et de Celony, du lycée Militaire d’Aix-en-Provence ainsi que du lycée Paul Langevin de Martigues.

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