Chronique littéraire de Christine Letellier : Frank Bascombe est de retour !

Publié le 4 janvier 2016 à  18h33 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  21h31

Avant de vous lancer dans les nouveaux romans de janvier 2016, quelques gourmandises restent à savourer… Le retour de Frank Bascombe, personnage fétiche de Richard Ford, auteur américain qui n’a pas son pareil pour décrire l’Amérique profonde, en est une. Ses portrait acides, son regard épuré de toute illusion qui refuse d’être bêtement optimiste, ont fait de cet écrivain plusieurs fois primé l’émissaire d’un monde comme il va; ou plutôt, comme il ne va pas vraiment.

Richard  Ford (Photo Philippe Matsas/ Leemage/ Edition l'Olivier)
Richard Ford (Photo Philippe Matsas/ Leemage/ Edition l’Olivier)

Et cela dure depuis le début de cette trilogie instaurée il y a trente ans, au rythme d’une parution tous les dix ans, l’auteur ayant réussi à instaurer un dialogue entre son émissaire Frank Bascombe et ses lecteurs. Or, les deux prenant chacun de l’âge, chaque tome lance de nouvelles interrogations, du genre : Alors comment allez-vous depuis que l’on ne s’est plus vu? Les questions que nous nous étions posées ensemble ont-elles été résolues ? Un questionnement qui vous prend à la gorge car touchant à tout, joies comme avatars qui jalonnent une vie, le tout passé au scalpel d’une plume incisive, terriblement lucide d’un homme qui, né dans le Sud des États-Unis, au cœur des mouvements civiques en a vécu tous les bouleversements. Et qui ont fait de cet auteur à l’ironie ravageuse un observateur de ses contemporains aussi clairvoyant que décapant. Ce n’est donc pas un hasard si chaque tome de cette saga devenue une tétralogie avec la parution de ce 4e tome «En Toute Franchise» s’ancre dans ce qu’il perçoit comme une période clé de l’Amérique.

De Bush…à Obama

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Lorsque Richard Ford envoie son émissaire prendre le pouls de ses compatriotes (deuxième tome paru en 1999) l’Amérique est à la veille de l’élection de Georges Bush et du passage à l’an 2000. Une Amérique dont il dit volontiers que sans remonter jusqu’à l’élection de Georges W. Bush on ne peut pas comprendre ce qu’elle est devenue depuis. Un principe qu’il appliquera à ce dernier roman. Ce 4e opus est construit en quatre récits, quatre situations qui ont en commun l’époque dans laquelle elles sont ancrées. Nous sommes à deux semaines de Noël, en plein Thanksgiving, au lendemain de la réélection de Barack Obama face à Mitt Rommey et du passage de l’ouragan Sandy qui a pulvérisé les zones résidentielles côtières de l’est des États-Unis.
Plus politisé que ses précédents ouvrages, au travers de ces quatre récits, Richard Ford laisse à son émissaire de toujours, Frank Bascombe, qui fait désormais du bénévolat en accueillant chaque semaine des soldats à leur retour d’Irak ou d’Afghanistan, le soin de régler ses comptes avec la vie, celle d’une Amérique à la dérive, post 2011, post-W.Bush, une Amérique «où le fond de l’air sent le désastre intégral». Le passage de l’ouragan Sandy vient de dévaster les zones côtières et résidentielles de la côte Est, univers bouffé par le consumérisme et le toujours plus clinquant où Bascombe, dans sa précédente vie d’agent immobilier habitait avant de vendre sa villa à un bon prix et qui n’est aujourd’hui que ruine pour celui qui l’a rachetée. Les quatre autres maisons voisines ont disparu elles aussi. Des scènes de désastre portées par la plume mordante d’un Richard Ford qui scanne chaque détail, explorant aussi bien les comportements des « naufragés », des voyeurs sans état d’âme que celui des mouettes criardes et menaçantes venues récupérer leur plage.

Crise morale

Quant à Frank Bascombe, il a désormais d’autres soucis, sa capacité à répondre aux liens que les autres attendent de lui n’étant pas des moindres. Longue méditation sur la fraternité développée sous divers angles, traversée de flashs sombres mais palpitant toujours d’une ironie mordante. Avec toujours en toile de fond la crise morale que connaît son pays en proie à la violence, à la crise que traverse la classe moyenne américaine, aux luttes partisanes qui l’accompagnent et menottent la vie politique passée sous la dépendance de ceux qui la financent. Au travers de ces quatre rencontres se dessine ainsi un nouveau Bascombe, qui a acquis la conviction «que la vie consiste à se délester progressivement pour atteindre à une essence plus solide, plus proche de la perfection». Et qui, étant arrivé à la conclusion «Qu’ il était quasi impossible d’avoir plus de cinq vrais amis», fait désormais du bénévolat sous différentes formes. Autant de bonnes résolutions qu’il peine à mettre en place comme en témoigne ce 4e tome aussi touchant que politiquement incorrect avec quelques piques d’un autre monde.
Ainsi est Richard Ford éclairant d’un regard irrévérencieux, voire comique des situations souvent tragiques, plus soucieux d’en comprendre les causes que de les recouvrir de compassion face à un monde où l’info en continu ne laisse plus le temps à la réflexion. Plus le temps de faire le tri. Un auteur très singulier, subtil, honorablement immoral, un peintre impitoyable du quotidien de ses contemporains. En somme, un artiste des mots sachant convaincre ses lecteurs qu’il y a toujours quelque part, en eux, une part de Bascombe … Devenu un incontournable de la littérature américaine, on lui doit aussi plusieurs romans dont le dernier « Canada » a été couronné par le prix Femina en 2013, prix du roman étranger.
« En toute Franchise » de Richard Ford aux Éditions de l’Olivier – 232 pages – 21,50 €

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