De passage à Marseille: Trois questions à Boris Cyrulnik sur l’identité

Publié le 29 septembre 2016 à  9h41 - Dernière mise à  jour le 29 octobre 2022 à  13h45

Boris Cyrulnik, de passage à Marseille en prélude aux tables rondes centrées sur son œuvre -dans le cadre des Journées Boris Cyrulnik «Sauve-toi, la vie t’appelle» qui se tiendront les 6 et 7 octobre au MuCEM à Marseille-, a reçu des journalistes pour une conversation avant cette manifestation réunissant des chercheurs et des intellectuels de toutes disciplines. Neuropsychiatre connu notamment pour avoir popularisé l’idée de résilience, Boris Cyrulnik se félicite de l’interdisciplinarité de ces tables rondes. Il dialoguera avec le public et 16 intervenants psychiatres, philosophes, scientifiques ou artistes réunis autour de lui par Planète Émergence dirigée par Gérard Paquet (Théâtre National de Châteauvallon, Maison des Métallos à Paris et «Les murs de la L2» à Marseille). «Boris Cyrulnik n’est pas intervenant mais sa personne et son œuvre seront au centre de ces journées» au sein de l’auditorium Germaine Tillon, a précisé Gérard Paquet. Profitant de sa présence et de l’ouverture au MuCEM de l’exposition «Albanie 1207 km Est», Destimed lui a posé trois questions sur l’identité.

Boris Cyrulnik © al
Boris Cyrulnik © al

Destimed : L’exposition «Albanie 1207 km Est» au MuCEM qui vient d’ouvrir a une forte orientation sur le thème de l’identité. Sans entrer dans les polémiques politiques actuelles, pourquoi l’identité est-elle si importante ?
Boris Cyrulnik : L’identité est un concept récent. Il y a une partie dure, scientifique où l’on sait, à peu près, de quoi on parle et puis, il y a la manière dont cela est utilisé par la culture alors là c’est déformé, c’est tout le contraire. C’est comme la résilience, comme l’ADN, comme pour la psychanalyse, il y a un cœur du concept qui est solide et il y a la manière dont cela rentre dans la culture et là, chacun l’interprète comme il l’entend et lui fait dire le contraire de tout. C’est un concept récent qui est nécessaire et dangereux. Il est nécessaire parce que moi enfant j’ai besoin de savoir qu’elle est ma filiation, d’où je viens, je suis Albanais, je suis Irlandais, je suis la filiation de mes parents, de cette famille de cette tradition culturelle. Cela me constitue. L’identité me constitue et dès l’instant où je sais qui je suis, j’ai une conduite à tenir dans le monde. Je sais comment agir, qui affronter, de qui me méfier, avec qui m’associer. Mais c’est un concept dangereux quand il est clos. Comme ce que l’on voit. On peut être footballeur et chrétien, on peut être cuisinier et musulman. Donc pour l’identité les frontières sont très mouvantes. Elles sont nécessaires pour devenir sujet : je suis footballeur et musulman, je suis chrétien et cuisinier. C’est nécessaire mais c’est dangereux lorsque cela se clôture parce qu’à ce moment-là, on entre dans une idéologie de clan. Cela fait ce que j’appelle une morale perverse. Morale parce que je suis parfaitement moral avec les gens qui sont sur la même identité que moi, chrétiens, footballeurs, musulmans, juifs, tout ce que vous voudrez. Je suis parfaitement moral et puisque mon monde est clos, j’ignore ceux qui n’ont pas la même identité que moi. Je m’en fous éperdument, ce sont des mécréants, ce sont des blasphémateurs et s’ils meurent c’est plutôt bien. C’est pour cela que je propose d’appeler cela morale perverse. Donc c’est un concept nécessaire et dangereux : nécessaire pour devenir sujet à condition que l’on accepte l’idée que le sujet est constamment malléable au gré des rencontres, au gré des changements culturels ou au gré de de notre propre existence. Si vous m’aviez posé cette question, il y a 20 ans, je n’aurai pas fait la même réponse. Si j’avais écrit ma biographie à 20 ans je n’aurai pas du tout écrit la même biographie qu’à 70 ans (ne dites pas que j’en ai 79, hein !). Donc c’est un concept nécessaire et dangereux.

Avoir une identité bien définie permet-elle d’accepter la différence de l’Autre ?
Si vous acceptez l’identité au sens où je l’ai proposée, c’est-à-dire l’identité que l’on appelle la représentation de soi, si je suis qui je suis, un petit garçon chrétien footballeur cuisinier, je suis sujet c’est-à-dire que je suis sujet de ma parole. Je ne suis plus objet, donc c’est nécessaire. Dans ce cas, je m’intéresse à la découverte de l’Autre, j’ai une représentation de moi mais, je m’intéresse à la représentation de l’Autre qui est musulman cuisinier et qui vient d’Albanie ou d’une autre culture. Ça m’étonne, ça m’intéresse ça m’irrite ça m’enrichit. Mais voilà c’est l’Autre et il est comme cela et ça m’amuse ça m’intéresse.
En revanche si on se laisse piéger par le concept d’identité et que l’on en fait un concept clos on arrive à ce que j’ai exposé tout à l’heure, à la morale perverse c’est-à-dire seuls ceux qui ont la même identité que moi sont bien. Les autres ne sont pas de vrais êtres humains, ce n’est pas important s’ils meurent c’est même plutôt bien. En disant cela je pense à Rudolf Höss (exécuté le 16 avril 1947 à Auschwitz) l’ancien directeur du camp d’extermination qui a déclaré devant le procès de Nuremberg qui jugeait les criminels nazis : «J’ai passé à Auschwitz les plus belles années de ma vie». C’est l’exemple pour moi parfait de la morale perverse. Parce que ce monsieur, c’était un gentil papa, il s’entendait très bien avec sa femme, il avait trois ou quatre enfants dont il s’occupait très bien, il y a une photo de sa maisonnette à l’entrée du camp d’Auschwitz montrée au procès. Et il avait «un métier bien difficile», il fallait qu’il brûle 10 000 Stücken par jour, pas des êtres humains. «Stücken» ce sont «des morceaux» sans identité… Voilà l’exemple même pour moi que je cite souvent de gens de morale perverse. Alors oui, pour l’identité, si vous acceptez la malléabilité du sujet merci l’identité. Mais attention à l’identité close que l’on peut résumer ainsi : je suis ici le seul être humain valable mais vous tous, je ne suis pas sûr que vous soyez des êtres humains.

Est-ce que l’on peut imposer une identité ?
On peut la gouverner. C’est là, le rôle des artistes et des gens de théâtre. Dans la Grèce ancienne, le théâtre était une fonction de la démocratie. C’est à dire que les comédiens mettaient sur la scène les problèmes de la cité. Et les citoyens devaient ne pas quitter la salle, on fermait la porte après la pièce de théâtre et, ils devaient débattre de la pièce. C’est la fonction du cinéma aujourd’hui, c’est la fonction du théâtre, c’est la fonction du roman qui ne sont pas des fictions. Les romans sont des chimères c’est-à-dire que dans les romans tout est vrai. Tous les romans sont des autobiographies masquées. Tout est vrai dans la chimère. Internet, c’est un instrument inouï de communication entre êtres humains sur la planète mais, vous avez sur Internet la merveille et l’horreur : des gens qui ne communiquent qu’avec des gens qui pensent comme eux et on se retrouve dans la question de l’identité close. On ne se rencontre que entre gens de même religion, de même culture en oubliant que la culture est faite de bouillonnements, de conflits, de manques, qui poussent à la créativité… S’il n’y a qu’une seule forme d’Art on arrive à l’identité close ce qui est tragique.

Propos recueillis par Antoine LAZERGES

Boris Cyrulnik et Gérard Paquet © al
Boris Cyrulnik et Gérard Paquet © al

«Sauve-toi, la vie t’appelle», titre du dernier ouvrage de Boris Cyrulnik (Ed Odile Jacob) est aussi le titre des deux journées de tables rondes, -organisées par Planète Émergence dirigée par Gérard Paquet (Théâtre National de Châteauvallon, Maison des Métallos à Paris et «Les murs de la L2» à Marseille)- autour de l’œuvre et la vie de cette figure de la pensée contemporaine les jeudi 6 et vendredi 7 octobre, dans l’auditorium Germaine Tillon du MuCEM à Marseille. Entrée libre de 10h à 18h.
Plus d’info: mucem.org

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