Entretien : Alain Chouraqui, président de la Fondation du Camp des Milles: « Demain est arrivé tellement vite ! »

Publié le 31 août 2017 à  9h19 - Dernière mise à  jour le 28 octobre 2022 à  17h36

Au début de l’été le Conseil d’Administration de la Fondation du Camp des Milles-Mémoire et Éducation a procédé au renouvellement statutaire de son bureau. Alain Chouraqui, directeur de recherche émérite au CNRS, a été réélu Président de la fondation, avec à ses côtés l’historien Serge Klarsfeld comme vice-président, le Recteur Philippe Joutard et Jean-Louis Medvedowsky. Alain Chouraqui revient sur cette réélection, dresse un bilan de l’action de la Fondation, évoque les enjeux à venir et l’actualité, parle de l’importance, dans ce contexte, des cérémonies commémoratives du 75e anniversaire du dernier départ des déportés du camp des Milles vers Auschwitz les 10 et 11 septembre prochains.

Alain Chouraqui Président de la Fondation du Camp des Milles-Mémoire et Éducation (Photo Robert Poulain)
Alain Chouraqui Président de la Fondation du Camp des Milles-Mémoire et Éducation (Photo Robert Poulain)

Destimed: Alain Chouraqui, alors que vous venez d’être réélu à la présidence de la Fondation, quel bilan dressez-vous de ces premières années?
Alain Chouraqui: Il faudrait surtout le demander à ceux qui se sont prononcés… Les votes ont été acquis à l’unanimité d’un Conseil d’Administration qui est d’une grande diversité puisqu’il est composé de quatre ministères, de la Région Paca, de la Métropole d’Aix Marseille Provence, de la Ville d’Aix, ainsi que des principaux partenaires associatifs ou privés de la Fondation, et de personnalités qualifiées. C’est d’ailleurs pour moi un élément de bilan que de constater que la diversité des actions que nous avons menées n’a pas fragilisé le consensus construit en 30 ans de lutte pour sauver le site et créer finalement cette Fondation à vocation de mémoire et d’éducation civique. La confrontation au réel depuis l’ouverture du Mémorial il y a cinq ans, n’a pas affaibli cette unité sur un sujet pourtant très sensible et malgré des échéances politiques tendues.

Justement qu’en est-il de ce réel?
La Fondation a connu deux grandes séquences, d’abord de projection intellectuelle, matérielle, financière et politique, puis, après l’ouverture, nous avons dû faire face à trois défis. Le premier fut assez classique : le passage d’une phase de projet à une phase de gestion d’un Mémorial accueillant tous les jours du public -et du jeune public ; ce défi, bien que classique, fut assez rude car nos moyens, déjà insuffisants au regard de cette mission mémorielle n’étaient pas du tout à la hauteur du développement rapide qu’ont connues nos missions éducatives, culturelles et scientifiques. Nous n’avions en effet pas anticipé ce deuxième défi, celui du succès rapide de toutes les pistes que nous avons explorées. Nous pouvions certes espérer une fréquentation importante, mais nous ne pensions pas que la croissance serait d’environ 10% par an et, sans doute, de 30% cette année, ce qui socle une indépendance financière utile à notre liberté de réflexion et d’action. De même, nous avons été surpris par le large intérêt suscité par nos actions de formation continue, auprès des jeunes de quartiers prioritaires comme de membres des forces de l’ordre, d’animateurs sociaux, d’élus, de cadres du public et du privé… Il en va de même en matière de recherche scientifique avec l’obtention rapide d’une chaire de l’Unesco qui constitue une reconnaissance -assez rare- du travail scientifique que nous avons développé autour du concept inédit de « convergence des mémoires ». Les tragédies vécues par les arméniens, les juifs, les tziganes, les tutsis du Rwanda convergent en effet pour éclairer les mécanismes universels qui peuvent mener au crime de masse et ceux qui permettent d’y résister. Plus généralement, le « volet réflexif » de notre Mémorial présente une approche unique au monde qui construit scientifiquement et pédagogiquement le lien entre ce passé et notre présent, qui espère contribuer ainsi à la force de l’avenir de ces mémoires. Cette approche intéresse aux États-Unis, dans les Pays de l’Est, en Afrique. J’en ai encore débattu en juillet avec les directeurs des mémoriaux d’Auschwitz et de Washington, devant les derniers survivants qui donnaient à cet échange une gravité particulière, redoublée par le fait qu’il se tenait à Auschwitz même et qu’il s’agissait du jour même des obsèques de Simone Veil.

Vous évoquez également un défi politique, qu’en est-il?
En effet un troisième défi, politique, s’est imposé à nous. Ce que nous avons illustré par un changement de notre logo ; il parlait de « mémoire pour demain », il indique maintenant: « mémoire pour aujourd’hui » ! Demain est arrivé tellement vite, avec le développement des crispations identitaires, le terrorisme, la montée des extrémismes, les enjeux électoraux… Nos démocraties sont prises en tenaille entre des extrémismes religieux, nationalistes, politiques, qui ont toujours été dans l’Histoire le moteur qui a conduit aux crimes de masse. Or, ce moteur de l’obsession identitaire est bien là, réactivé sur de nombreux points du globe. Par exemple, pour les États-Unis, les outils d’analyse que nous avons élaborés nous conduisent à mettre l’accent aujourd’hui sur les enjeux liés aux contre-pouvoirs que sont la justice, les médias et les ONG, à quoi on peut ajouter les tensions internes au sein même du pouvoir. Ces enjeux sont d’autant plus importants que le risque d’une diversion guerrière s’accroît. Il en va de même avec les attentats, qui visent notre mode de vie démocratique. Ce dernier doit être défendu avec sang-froid et détermination, par l’action sécuritaire comme par la connaissance, l’intelligence et l’expérience historique. Pour apporter notre contribution dans ce sens, éclairés par l’histoire et les sciences de l’homme, nous entendons développer notre travail d’éducation citoyenne contre les crispations identitaires et tous les extrémismes qui font à nouveau la preuve de leur sectarisme et de leur violence, de l’islamisme radical de Barcelone à l’extrême-droite de Charlottesville. Ce sont aussi des engrenages de violences extrémistes et de passions xénophobes qui ont conduit aux tragédies dont le camp des Milles est le témoin préservé. Ne l’oublions jamais.

Mais comment mettre les outils que vous forgez au service du plus grand nombre, pour faire face à cette situation ?
Au-delà des présentations et des actions sur le site, qui toucheront cette année plus de 100 000 personnes, nous diffusons largement nos clés de compréhension tirées de l’histoire, dans les médias régionaux et nationaux comme dans un ouvrage reprenant nos analyses (primé par la Chancellerie des Universités). Nous avons aussi lancé un bus qui a sillonné la France avec nos outils pédagogiques pour aller à la rencontre de nos concitoyens. En outre, dans le contexte actuel, il est apparu opportun d’évaluer de façon chiffrée l’évolution et l’état de la société française par rapport aux étapes repérées dans les processus qui peuvent conduire à un régime autoritaire voire à des crimes de masse. C’est le but assigné à notre Indice AARD « indice d’Analyse et d’Alerte Républicaine et Démocratique ». Un indice qui montre que la société française reste dans une étape dangereuse. Le risque d’un basculement anti-démocratique, fondé sur une tendance lourde mais résistible, est toujours présent même s’il a un peu baissé depuis 2015 grâce à la résilience de nos concitoyens. Il faut bien être conscients que les sociétés occidentales sont actuellement positionnées au cœur de la dynamique qui va du racisme ordinaire au crime de masse. La société française a su éviter les pièges des élections, nous avons donc gagné un peu de temps pour agir, mais le danger est toujours là, et rien ne garantit que la tenaille des extrémismes ne se refermera pas sur nos libertés.

Après toutes ces évolutions, quels sont les axes que vous entendez maintenant développer ?
En interne, il nous faut enfin nous stabiliser, sortir de la surchauffe de ces cinq années particulières pour réengager un travail de fond en pédagogie comme en recherche, notamment sur la pensée extrême. Dans le prolongement, en externe, le moment est venu de diffuser, notamment à l’international, notre approche d’une mémoire référence construire pour éclairer le présent par l’expérience du passé.

Ce mois de septembre a une importance toute particulière pour vous, pourquoi?
Nous commémorerons en effet le 75e anniversaire des déportations et des résistances au camp des Milles. Une occasion de rappeler que, en août et septembre 1942, le régime de Vichy a accepté de livrer 10 000 Juifs de la zone dite « libre » à l’Allemagne nazie. Au début du mois de juillet 1942, Laval propose même d’inclure les enfants de moins de seize ans dans les déportations. En même temps des hommes et des femmes ont eu la conscience et le courage d’aider les internés et déportés. Le recul que permet ce 75e anniversaire nous impose de réfléchir à l’avenir de cette mémoire, à un moment où s’effacent les uns après les autres les survivants anonymes ou éminents comme Elie Wiesel ou Simone Veil. A un moment où le camp des Milles, seul camp français encore intact, devient ainsi un lieu témoin qui prend le relais des témoins..Nous essaierons de rester fidèles à leur vœu de transmission de leur histoire tragique pour en éviter le retour toujours menaçant.
Propos recueillis par Michel CAIRE

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