Les Rencontres d’Averroès à Marseille abordent la question des mémoires et de la transmission des héritages culturels

Publié le 29 novembre 2013 à  23h00 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  16h40

(Photo Philippe Maillé)
(Photo Philippe Maillé)
Thierry Fabre, créateur et concepteur des Rencontres d’Averroès anime la première table-ronde de l’édition 2013. Il explique : « Lors des premières Rencontres nous avions abordé la question de l’héritage Andalou. Pour cette 20e édition il nous a semblé important d’y revenir sachant comment se manifeste les pièges de l’identité en France, en Europe, mais aussi sur la rive sud de la Méditerranée ». Pour débattre, sont présents : Ali Benmakhlouf, agrégé de philosophie, professeur à l’Université de Paris-Est Créteil; Barbara Cassin, docteur ès lettres en philosophie, directrice de recherche au CNRS ; Joseph Chetrit, chercheur en sciences humaines, professeur émérite de linguistique et de socio-pragmatique à l’Université de Haïfa ; José Antonio Gonzalez Alcantud, professeur d’anthropologie sociale à l’Université de Grenade et Alain de Libéra, professeur au Collège de France, titulaire de la Chaire d’Histoire de la philosophie médiévale.
Pour lancer le débat, Thierry Fabre cite « Aristote au Mont-Saint Michel » de Sylvain Gouguenheim. Lequel conteste aux Musulmans, à leurs savants, le moindre rôle essentiel dans la transmission des savoirs grecs à l’Occident chrétien.
Barbara Cassin réagit : « Dans cet ouvrage il y a des phrases générales avec lesquelles on ne peut être que d’accord mais qui sont au service d’un propos dangereux, faux, idéologique, selon lequel il n’y aurait avec l’Islam ni héritage de transmission ni d’invention et que donc, l’Occident ne doit pas être honteux face à un Islam orgueilleux ». Elle rappelle que l’ouvrage : « Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante » a été publié en 2009 en réponse à cette thèse.

« On nous ment »

Alain de Libéra lance: « On nous ment. On ne nous dit pas tout. Nous qui ? Nous les européens blancs. C’est là les thèses que l’on retrouve sur la blogosphère, la fachosphère ». D’expliquer la complexité des discours, les divisions internes qui existent en leur sein. « Il existe une division entre la romanité d’Occident et celle d’Orient, entre les chrétiens d’Occident et d’Orient et entre l’islam d’Occident et d’Orient. Alors, le « nous » et le « on » dont on parle est, on le voit bien, à géométrie variable. En revanche, la philosophie est la science étrangère pour les Musulmans, les Juifs et avant tout la science étrangère aux Byzantins, à la communauté chrétienne ».
Ali Benmakhlouf juge pour sa part: « Si on fait des civilisations des aires délimitées on nie l’histoire puisqu’elle est faite d’échanges ». Puis de citer Renan pour qui l’Islam n’a apporté que quelques « pâles transmissions de savoir » et que la seule chose spécifique qu’ils aient est « leur charia épouvantable ».
Après ce rappel, il en vient à Averroès « immense réorganisateur du savoir du 12e siècle », met l’accent sur le travail qu’il a accompli « pour faire tenir ensemble une loi venue d’un texte cosmologique- car 97% des versets du Coran concernent le cosmos et seulement 3% l’Homme- et la philosophie. Il a incorporé Aristote au Coran et le Coran à Aristote ».

« Les théologiens qui croient avoir compris et qui pervertissent le peuple »

Alain de Libéra ajoute : « Averroès considère qu’il y a trois façons de penser : une manière poétique, une scientifique et, entre les deux, la dialectique. Pour lui la philosophie ne s’adresse pas à la foule et cette dernière n’a pas besoin de la philosophie, il y a le discours poétique qui est aussi utile. Et puis, il y a la dialectique, inutile, c’est le propos des théologiens qui croient avoir compris et qui pervertissent le peuple ».
Averroès est une figure centrale de la culture européenne ajoute Alain de Libéra qui indique que les Jésuites, en 1600 à propos de l’enseignement indiquaient à leurs enseignants qu’ils ne devaient jamais rassembler dans un seul livre les thèses d’Averroès. Et que, s’ils trouvaient quelque chose de bon à dire chez lui il pouvait le faire mais en expliquant que cela venait d’ailleurs. Les replis sectaires ne manquent pas au cours de l’histoire, les logiques d’exclusion. Mais l’histoire ne se réduit pas à cela.

« Quand l’Inquisition va sévir, des Juifs vont fuir l’Espagne, apporter leur culture au Maroc »

Ainsi, Ali Benmakhlouf souligne les rapports entre Juifs et Arabes. « Lorsque les Arabo-Musulmans au 8e siècle, remontent vers l’Espagne, des Juifs font partie des conquérants. Ils avaient bien accueilli l’organisation des Émirs puis des Califes, ensuite des dynasties. Parce que le statut personnel et la possibilité d’avoir une loi spécifique, de se marier, de mourir, d’avoir un héritage selon son rite étaient respects.On assiste à une conjonction de deux communautés avec des Juifs qui occuperont des responsabilités dans la médecine, la haute administration… Quand l’Inquisition va sévir, des Juifs vont fuir l’Espagne, apporter leur culture au Maroc et cela jusqu’à la colonisation française, puis le départ d’une importante partie de cette communauté dans les années soixante, avec le départ des Français. Mais il reste des objets, des monuments, la cuisine, dans le quotidien, beaucoup de liens très forts ».

« Quand on perd un dialecte c’est un trésor culturel que nous perdons »

Joseph Chetrit tient à revenir sur l’héritage grec: « On ne reçoit jamais de façon complète la culture de l’Autre. Sans cela il n’y aurait pas intégration car l’Etre ne se construit que dans le dialogue avec ce qu’il reçoit. Appropriation et rejet vont donc de pair ». Puis d’aborder le judéo-arabe: « Une langue parlée depuis le 2e siècle en Arabie du Nord ». Il évoque des grandes figures qui connaissaient l’arabe classique qui, ainsi, ont ouvert le judaïsme aux savoirs arabes mais qui utilisaient l’arabo-musulman pour la poésie. Il évoque la musique andalouse « une des plus sophistiquée ». Il raconte à ce propos : « Arrivant en Israël, j’ai pu voir à quel point le mythe occidental y était présent, où des pans entiers de la culture était rejetés. J’ai lutté contre cela, j’ai obligé la société israélienne à accepter cette musique, et, avec, cette langue». Pour lui : « Un dialecte n’est pas qu’une interaction, c’est tout ce qu’il véhicule. Quand on perd un dialecte c’est un trésor culturel que nous perdons. Et, pour défendre un dialecte, le rendre plus vivace, ce n’est pas sur l’État qu’il faut compter mais sur son propre acharnement. Perdre le judéo-arabe aurait été perdre la moitié de l’âme juive ».

« Dans la traduction il y a de l’autre et de soi »

José Antonio Gonzalez Alcantud raconte une Espagne dont des pages d’histoire ont été déchirées : « l’Inquisition a voulu couper tout ce qui était relatif à l’héritage arabo-andalou ». Et, sur ce vide « existe un débat passionné, avec une arabophobie qui n’est pas réductible à la droite ou à la gauche ». Il évoque la cathédrale de Cordoue, une Mosquée, que certains voulaient détruire. « Mais Charles Quint s’y est opposé, menaçant de mort tous ceux qui tenteraient de détruire cet édifice car il venait de l’humanité ».
Ces héritages posent aussi la question de la traduction. A ce propos Barbara Cassin note : « Dans la traduction il y a de l’autre et de soi car il ne faut pas que l’étrangeté empêche de comprendre l’étranger ».
Joseph Chetrit avance : « La traduction est interprétation. Il existe, chez les Hébreux, des traductions « calque » de la Bible afin d’éviter de faire trop d’interprétations… mais il y en a toujours ». Ali Benmakhlouf cite Montaigne qui explique: « La bêtise du traducteur a arrêté mon imagination ».
Au terme de ce débat, José Antonio Gonzalez Alcantud considère : « L’Andalousie imaginaire dont il est question aujourd’hui autour de cette table c’est au fond la patrie de la nostalgie… et aussi de l’avenir ».
Michel CAIRE

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