Marseille – On a vu à La Criée « La fin de l’homme rouge » qui secoue les consciences

Publié le 15 octobre 2019 à  21h34 - Dernière mise à  jour le 29 octobre 2022 à  13h23

Xavier Gallais impressionnant dans la pièce tirée du livre de Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de Littérature 2015. (Photo Nicolas Martinez)
Xavier Gallais impressionnant dans la pièce tirée du livre de Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de Littérature 2015. (Photo Nicolas Martinez)

Un choc. Une réussite théâtrale sans théâtralité cependant, puisque les comédiens, tous excellents ne jouent pas ensemble, ne se déplacent pas et interprètent au micro chacun un unique monologue. Avec force, et une intentionnalité à la fois pédagogique, littéraire, et artistique. Donné à La Criée de Marseille jusqu’au 19 octobre avant d’être repris au Jeu de Paume d’Aix-en-Provence du 5 au 7 novembre «La fin de l’homme rouge» secoue les consciences. Adapté du livre éponyme de Svetlana Alexievitch (Babel Actes Sud traduction de Sophie Benech) -qui ne comprend que quelque 700 pages-, ce spectacle bénéficie du travail d’adaptation très émouvant signé Emmanuel Meirieu. Découpage en choix forts, une heure quarante-cinq d’une intensité rare, où se mêlent musiques de scènes, vidéos, travail sur la lumière, et jeux sur les couleurs, ainsi donné tout pousse à la réflexion, et à l’empathie. Rédigées ainsi les notes d’intention sont très explicites : «Pendant quarante ans, Svetlana Alexievitch a parcouru ce pays qu’on appelait l’URSS et enregistré des centaines de témoignages pour écrire ce qu’elle appelle des « romans de voix », œuvres polyphoniques, chorales, symphoniques, faites de ces confessions, tout ce dont la grande histoire ne tient jamais compte, l’histoire laissée de côté.» «Ce qui m’intéresse, écrit-elle, c’est le petit homme, le grand petit homme car la souffrance le grandit. Dans mes livres, il raconte lui-même sa petite histoire, et en même temps, il raconte la grande histoire.» D’une personne à l’autre, de voix en voix, elle a écrit cinq livres qui n’en font qu’un seul, «un livre sur l’histoire d’une utopie, le socialisme.» La Fin de l’Homme rouge fait résonner les voix des témoins brisés de l’époque soviétique, voix suppliciées des Goulags, voix des survivants et des bourreaux, voix magnifiques de ceux qui ont cru qu’un jour «ceux qui ne sont rien deviendraient tout», et sont aujourd’hui orphelins d’utopie. «J’ai cherché ceux qui ont totalement adhéré à l’idéal. Ils n’ont pas été capables de lui dire adieu. Se perdre dans une existence privée, vivre, tout simplement, sans utopie sublime. Renoncer à une histoire grandiose pour vivre une vie banale. J’ai été choquée et horrifiée par l’être humain, j’avais envie d’oublier ce que j’avais entendu. Et plus d’une fois aussi, j’ai eu envie de pleurer de joie devant la beauté de l’être humain. Ce qui m’attirait, c’était ce petit espace, l’être humain. Juste l’être humain. En réalité, c’est là que tout se passe. (…) Je suis entourée de ces voix, ces centaines de voix, elles sont toujours avec moi. J’aime les voix humaines solitaires, c’est ce que j’aime le plus, c’est ma passion».

«On peut faire du théâtre de milles façons»

Depuis dix ans, Emmanuel Meirieu porte des romans à la scène, et toujours sous la forme de témoignages. Face au public, au micro et seuls en scène, des êtres viennent se raconter, brisés, viscéralement humains. Dans De Beaux Lendemains (2010) quatre témoins pleuraient les enfants d’un car scolaire accidenté. Avec les mots de Sorj Chalandon, le traître et son trahi se succédaient au micro (donné au Bois de l’Aune) pour nous dire la difficulté de pardonner et de se pardonner. Dans Des hommes en devenir, six hommes en deuil venaient nous dire leur manque. Et le metteur en scène de raconter : «Au théâtre, je crois d’abord aux mots et aux histoires pour dire ce que nous vivons, ce que nous ressentons, au plus profond de nous-mêmes. J’ai été bouleversé par les groupes de parole auxquels j’ai pu participer dans ma vie. Les alcooliques anonymes disent de leurs réunions qu’elles sont des partages : autour d’une grande table, chacun vient se raconter et tous écoutent les faits vécus (…) Je suis convaincu qu’on peut faire du théâtre de milles façons, après quinze ans de travail, j’ai trouvé la mienne : un personnage vient se raconter à vous, tout simplement. Quand je fais du théâtre, je veux que les spectateurs oublient que c’est du théâtre. Je veux que, dès les premiers mots prononcés, ils croient que celui qui leur raconte son histoire est celui qui l’a vraiment vécu, comme dans un groupe de parole. Qu’ils croient que les acteurs prononcent ces mots-là pour la première fois de leur vie, et qu’ils le font pour eux. Il n’y a qu’au théâtre que le personnage d’une histoire est physiquement présent comme cela devant nous, vivant, dans le même endroit du monde et au même moment, respirant le même air, séparé simplement de quelques mètres de nous. Il n’y a qu’au théâtre qu’il peut s’adresser directement à nous, vous pouvez presque le toucher. Ces personnages de roman devenus des hommes de chair et d’os, des êtres vivants, humains, crèvent le quatrième mur pour se confier à nous, partager leurs émotions. C’est nous qu’il regarde, c’est à nous qu’ils parlent. Ce ne sont plus des monologues de théâtre, ce sont des témoignages, des faits vécus par la personne qui nous les raconte.» De La fin de l’homme rouge, Emmanuel adaptera huit témoignages, huit personnages, de toutes les générations, dans un écrin de lumière et de musique, à sa façon.

Balmino et Gallais au-dessus du lot

Ils sont donc six acteurs particulièrement en osmose avec le texte. Incarnant Anna, rescapée des goulags, ou cette femme évoquant le drame de Tchernobyl, dont chaque mot compte. Ainsi se succèdent Evelyne Didi, Maud Wyler, Anouk Grinberg, Jérôme Kircher, et surtout mention spéciale à Stéphane Balmino, chanteur auteur d’un superbe «J’écris», déjà impressionnant sans «Mon traître», il joue ici de la guitare en fin de monologue, et à Xavier Gallais, inoubliable autostoppeur dans «Trois jours à tuer» de Jean Becker. Un des acteurs de théâtre français les plus fascinants dont on avait loué ici la performance dans le cadre du Off d’Avignon lors de la pièce « Providence » de Neil LaBute. Spécialiste des œuvres russes qu’il lit d’ailleurs dans des enregistrements audio, investi dans de nombreuses pièces traitant du rapport au pouvoir, notamment «Le prince de Hombourg», ou dans «Du cristal à la fumée» de Jacques Attali mis en scène par Daniel Mesguich -où il interprétait Goebbels-, Xavier Gallais possède une voix rare et un pouvoir de suggestion manifeste.. On se souvient de sa prestation dans «Baby Doll » au théâtre du Gymnase de Marseille, autant que de sa participation dans «Splendid’s » de Jean Genet présenté à La Criée où il jouait « Le Policier » parmi les sept gangsters. Autre perle, la voix de Catherine Hiegel, et la présence enregistrée (corps et voix) d’André Wilms. Grand acteur ce dernier nous conte le destin d’un homme qui offrit par héritage tout son patrimoine au Parti Communiste. Un grand moment à vivre donc soit à La criée jusqu’au 19 octobre à 21h. Le Mercredi à 19h. Soit au Jeu de Paume du 5 au 7 novembre.
Jean-Rémi BARLAND
«La fin de l’homme rouge» à La Criée de Marseille jusqu’au 19 octobre à 21h. Le Mercredi à 19h. Au Jeu de Paume d’Aix du 5 au 7 novembre à 20h. Le mercredi 6 à 19h.

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