On a vu à La Criée de Marseille: Jérôme Deschamps adapte le « Bouvard et Pécuchet » de Flaubert en une irrésistible farce théâtrale

Publié le 16 mai 2018 à  11h00 - Dernière mise à  jour le 28 octobre 2022 à  18h48

Micha Lescot & Jérôme Deschamps dans Bouvard et Pecuchet (Photo Pascal Victo)
Micha Lescot & Jérôme Deschamps dans Bouvard et Pecuchet (Photo Pascal Victo)
C’est en 1874 que Gustave Flaubert commence la rédaction de «Bouvard et Pécuchet» qui fait suite à son «Dictionnaire des idées reçues», datant de 1850 et dans lequel il étrille la morale bourgeoise. Bougon génial, écrivain cuisinant chaque mot servi brut de décoffrage lors de séances orales menées dans son gueuloir, l’auteur de «Madame Bovary» avait une aversion presque endémique à l’encontre de ses contemporains. A ce titre les deux protagonistes de «Bouvard et Pécuchet », qu’il appelle «mes deux idiots», incarnent une certaine forme de prétention au savoir encyclopédique dénoncé par Flaubert, qui, positiviste, pense néanmoins que la science est une alliée au progrès humain, mais voit en ses héros des êtres glissant vers la bêtise. Inachevée l’œuvre paraîtra en l’état en 1875 et, curieusement contient peu de dialogues. Flaubert adepte du discours indirect (parfois libre comme dans Madame Bovary où on peut lire: «Le domestique revint. Madame allait recevoir monsieur.») utilise une narration finalement distanciée faite de ses propres avis mêlés à ceux de ses personnages. Défi donc pour Jérôme Deschamps que d’en tirer une version théâtrale où les propos de Flaubert sortent de la bouche même de Bouvard et Pécuchet. Défi relevé avec panache, éclat et une grande intelligence, le metteur en scène, se détournant d’une mise en espace ou d’une lecture améliorée, propose un vrai spectacle où prenant de son aveu même Flaubert «au pied de la lettre» signe une farce où s’enchaînent situations folles et inventions visuelles. C’est ce « Bouvard et Pécuchet » là qu’il nous est donné d’applaudir en ce moment à La Criée de Marseille jusqu’au 19 mai et qui sera repris ensuite au Jeu de Paume d’Aix-en-Provence du 22 au 26 mai prochain. Un moment de théâtre rempli de trouvailles qui a nécessité un travail de relecture de Jérôme Deschamps qui, fasciné par «Bouvard et Pécuchet » depuis plus de quarante ans (du temps où il travaillait avec Antoine Vitez à Ivry), éprouve pour ces idiots magnifiques une sorte de tendresse et d’empathie les montrant «déterminés à vouloir le bonheur, maladroits et pathétiques, perdus, et démunis par rapport à leurs hautes ambitions encyclopédiques.» Prolongeant sa réflexion en l’étendant au monde d’aujourd’hui Jérôme Deschamps se permet des incursions dans l’actualité (on y parle des cheminots) qui sont comme autant de clins d’œil positivistes sur l’avenir du monde. Relevant toutes les situations les plus «cocasses, tragiques, drôles, pitoyables» du livre et choisissant de raconter «Bouvard et Pécuchet» dans un ordre chronologique, sans bien sûr «traduire l’intégralité du roman de Flaubert», Jérôme Deschamps privilégie en quelque sorte une mise en écho.

Micha Lescot et Jérôme Deschamps acteurs magnifiques

Jérôme Deschamps qui s’est attribué le rôle de Pécuchet a confié celui de Bouvard à Micha Lescot. On sait depuis «Musée haut musée bas» de Ribes au théâtre et au cinéma d’ailleurs qu’il est un acteur dont les prestations souvent farfelues enrichissent la psychologie de chaque personnage incarné. Ceux qui l’ont vu au Théâtre du Gymnase de Marseille dans «La seconde surprise de l’amour » de Marivaux mis en scène par Luc Bondy, où il partageait la scène avec sa compagne Marie Vialle, et Pascal Bongard, connaissent aussi sa rigueur à servir un texte dans ses circonvolutions, ellipses, silences. Exceptionnel Bouvard, servi par une scénographie tirant sur le bleu, une scénographie délurée et fantasque, où les costumes sombres ou rouges de Macha Makeïeff , (la patronne de la Criée), lui permettent une incursion dans le «Tartuffe de Molière» évoqué en pointillés. Micha Lescot est un poète du théâtre. Le rejoignant sur ce terrain Jérôme Deschamps turbulent Pécuchet souligne la différence de situations sociales des deux compères (Bouvard qui a hérité est devenu riche pas lui). Porté en cela par le sublime travail sur les objets et les habits entrepris par Macha Makeïeff, prompte à décrire ici «le sale, le laid, le méchant, l’aspect petit fonctionnaire, l’intrusion dans la campagne avec des rappels jaunes, le grisâtre des vies rejoignant le gris social, Jérôme Deschamps invente, ne surjoue, pas, se permettant de cracher par terre, et fidèle en cela à la pensée d’Audiard qui déclarait:  » les cons ça ose tout et c’est même à ça qu’on les reconnait » », innove, crée du fantastique dans la banalité des vies et, ne s’octroie aucune limite. Son personnage d’ailleurs est plus bête que c… d’ailleurs, et ce qu’il entreprend avec Micha Lescot relève de la partition musicale, du duo clown blanc et de l’Auguste. Un miracle d’équilibre renforcé par la présence des personnages de Mélie (Pauline Tricot), et Lucas (Lucas Hérault), pauvres hères, quidams égarés à la ferme, à la ville, sur les bancs des squares, étranglés de solitude et contrepoints parfaits du duo Bouvard-Pécuchet. Un grand spectacle au final, rempli d’humanité, à hauteur de finitude qui propose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Flaubert applaudirait. Donc nous aussi !
Jean-Rémi BARLAND
A la Criée jusqu’au 19 mai à 20h. Le mercredi 16 mai à 19h. Au jeu de Paume d’Aix, du 22 au 26 mai à 20h30 sauf le mercredi 23 mai à 19h. Plus d’info: theatre-lacriee.com/

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