Rencontre avec le comédien Madi Belem dont le premier roman « La langue maudite » paru chez Plon mélange humour et gravité

Publié le 8 juin 2020 à  9h38 - Dernière mise à  jour le 31 octobre 2022 à  11h37

Madi Belem, comédien et romancier doué d’empathie pour le sort de ses semblables. (Photo Red Time)
Madi Belem, comédien et romancier doué d’empathie pour le sort de ses semblables. (Photo Red Time)

Il faut prendre très au sérieux les prestations des comédiens et des comédiennes embarqués dans des séries télé françaises. C’est en général l’occasion pour eux d’imposer leurs savoir-faire, leurs talents, leurs présences physiques. Même et surtout devrait-on dire quand ils n’ont pas le rôle principal. Ainsi Madi Belem tout à fait convaincant dans l’épisode 6 de la saison 16 d’Alice Nevers. Intitulé «Livraison mortelle» il met en scène le meurtre d’un certain Corentin Morales qui travaille dans une chaîne de distribution de plats à domicile. Aux côtés de Morgan-Llyod Sicard qui incarne la victime, Madi Belem campe en peu de scènes un être complexe assez bouleversant, avec une justesse et une densité dramatique dont on se souvient longtemps une fois la vérité de l’énigme policière dévoilée. Il faut dire que ce comédien possède ce don presque inné de se rendre inoubliable devant une caméra. On dira de lui qu’il a «une gueule», un pouvoir d’attraction, qu’il prolonge par un travail précis sur la voix, le corps, et la gestuelle. Ses prestations dans les séries «Baron Noir» -il a joué dans la saison 1-, «Section de recherches» -il est Mehdi Saoudi dans l’épisode 8 de la saison 11-, sont elles aussi plus que convaincantes. Idem au cinéma où Madi Belem s’est fait un nom sur «Quinze jours ailleurs» film réalisé par Didier Bivel, avec Didier Bourdon, «Le convoi» de Frédéric Schoendoerffer avec Benoît Magimel, et Reem Kherici, sans oublier «Tazzeka» de Jean-Philippe Gaud qui lui valut le Prix du public et le prix d’interprétation au Festival d’Agadir. Il y incarne Elias, qui, élevé par sa grand-mère qui lui transmet le goût et les secrets de la cuisine traditionnelle, grandit au cœur d’un village marocain, Tazzeka. Quelques années plus tard, la rencontre avec un grand chef cuisinier parisien et l’irruption de la belle Salma dans son quotidien vont bouleverser sa vie et le décider à partir pour la France… À Paris, Elias fait l’expérience de la pauvreté et du travail précaire des immigrés clandestins. Il découvre aussi les saveurs de l’amitié grâce à Souleymane, qui saura raviver sa passion pour la cuisine. «Un grand film, dit-il, c’est d’abord une histoire qui nous happe. J’aime quand le tragique se mélange au comique », et d’ajouter avoir été marqué par des longs métrages comme «The champ» de Franco Zeffirelli avec John Voight, -le premier qui l’a vraiment marqué-, «Rocky», «Titanic», «Il était une fois en Amérique», et «La vie est belle» de Roberto Benigni. Né le 11 août 1990 à Rabat au Maroc, formé à l’Université de Toulon, entré au Cours Florent de Paris en tant que candidat libre, Madi Belem s’est nourri de grands auteurs, Hugo, Dumas, et Céline -celui du «Voyage au bout de la nuit»- pour le style qui a débloqué des choses en lui, et l’a fait prendre conscience qu’on pouvait mélanger langue écrite et parlée. Ajoutons Jean Genet, Wajdi Mouawad, Romain Gary, on voit que Madi Belem affectionne les écrivains décrivant les rapports humains dans le fracas du monde.

Un livre en hommage à son père

La littérature ayant tenu une grande place dans sa vie, c’est presque naturellement qu’il s’est mis à écrire. Et de publier aujourd’hui chez Plon «La langue morte» un bouleversant premier roman où il rend d’abord hommage à son père Driss Belemlih, professeur de linguistique arabe, romancier et éditeur qui lui a donné le goût de l’art, du cinéma et des mots. Décédé le 3 mars 2013 en laissant une œuvre pas assez connue, cet homme de paix et de culture n’a pas de l’aveu même de son fils la notoriété qu’il mérite. «Je me suis aperçu que les livres de mon père étaient morts avec lui, qu’on ne les lisait plus comme ceux de la plupart des écrivains marocains publiés dans leur langue», confie-t-il. Et quand il demanda : «Pourquoi t’as jamais pensé à traduire tes livres, papa ?, il l’entendit répondre, l’arabe, on ne le traduit pas, fils. C’est la langue maudite du siècle. On muselle nos livres. Il n’y a pas un seul romancier marocain traduit. Les seuls qui ont passé la frontière, ce sont les écrivains marocains qui écrivent en Français, comme Tahar Ben jelloun.» C’est donc un livre témoignage, un texte de combat que nous propose Madi Belem. Et, puisque selon Gilles Deleuze l’écriture est une résistance, il prolonge ici cette idée selon deux axes : sur le plan politique au sens large du terme, -rêver d’un monde de fraternité où les langues ne sont plus des obstacles entre les peuples mais l’occasion d’échanger des cultures dans une sorte de Babel culturel, et sur le plan personnel avec l’éducation sentimentale et citoyenne d’un jeune homme d’aujourd’hui, prénommé Adam (le double de Madi), sensible à ce que son père appelait « la musique des mots« , et qui nous raconte au final un parcours à la fois intime, et professionnel où l’on s’élève par l’entraide, la volonté, la disponibilité à l’autre. Sauver une mémoire collective et privée s’exprimant dans les ouvrages de son père écrits en langue arabe, et exister aussi par soi-même voilà les deux enseignements fondamentaux qui animent Adam-Madi.

Drôle et dramatique à la fois

Avec toujours ce mélange de drôlerie et de gravité qu’aime tant Madi Belem dans ses films de prédilection et qu’il restitue avec un soin particulier apporté à la construction de scènes parfois cocasses, -comme celles évoquant la découverte des plaisirs de la chair dans les bras d’une prostituée au grand cœur-, ou touchantes -comme lorsque le narrateur redit son amour à ce père qui à ses yeux fait partie de « la race des génies »-. Graves également avec ces pages abordant les questions de l’éducation au Maghreb, des femmes voilées, du terrorisme, et de l’intégration. C’est comme si Camus avait revêtu les habits de la légèreté formelle des Hussards de la littérature tels que Blondin, Nimier, Déon, Vailland, Marceau, Jacques Laurent. Loin du récit, de l’autofiction et de l’essai à thèse «La langue maudite» où Madi Belem montre et ne démontre jamais est un authentique roman-sonate bâti avec ingéniosité par un authentique écrivain, qui mélange faits réels et souvenirs inventés dans un vaste mouvement narratif qui s’apparente au « mentir-vrai » cher à Louis Aragon. C’est dire à quel niveau d’exigence éthique et esthétique on se situe.
Jean-Rémi BARLAND
«La langue maudite» par Madi Belem paru chez Plon, 201 pages, 18 €

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