Rencontres d’Averroès : Quand Daesh se nourrit de l’histoire réelle et fantasmée

Publié le 16 novembre 2015 à  19h40 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  20h44

Les rencontres d’Averroès ont été interrompues par les organisateurs et la Criée, le samedi 14 novembre, à la suite des attentats meurtriers perpétrés à Paris. Une seule table-ronde a donc été au programme de cette édition. Pour les organisateurs il était question de réfléchir à la signification du discours de Daesh lorsqu’il affirme que les accords Sykes-Picot (*) ne sont pas son histoire, qu’il veut revenir à un espace antérieur à l’empire ottoman. Un débat qui permet d’éclairer sur les enjeux de la situation actuelle. Et, combien résonne les propos de Bernard Jacquier, le président de l’Espaceculture : «L’ignorance mène à la haine et la haine à la violence».

(Photo Philippe Maillé)
(Photo Philippe Maillé)

Emmanuel Laurentin, France Culture, concepteur de cette 22e édition, lance le débat, il évoque l’accord Sykes-Picot : «L’État Islamique a décrété l’abolition de la frontière entre l’Irak et la Syrie, que cela signifie-t-il ?» Pierre-Jean Luizard, historien au CNRS évoque pour sa part: «La trahison des promesses faites aux arabes à la fin de l’empire ottoman»; se demande si le découpage de la région entre la France et l’Angleterre n’est pas cause «de l’effondrement de l’Irak, du délitement de la Syrie, de la faiblesse du Liban».Trois pays, poursuit-il: «Trois créations coloniales en violation des promesses faites aux Arabes à la suite de la première guerre mondiale. Arabes auxquels on avait dit de se révolter contre l’Empire Ottoman». Pire, l’historien met en avant un Occident qui joue sur les nationalismes : «On a fait des promesses aussi aux Kurdes, aux Arméniens, aux Assyro-Chaldéens, parfois sur les mêmes territoires et cela, tout en promettant un royaume arabe unifié avec le titre de calife pour celui qui sera à sa tête. Et aucune promesse n’a été tenue».

«Il existe aujourd’hui un néo-ottomanisme»

Pour l’historien Vincent Lemire : «Il existe aujourd’hui un néo-ottomanisme. Le fantasme ottoman est nourri sur le terrain Proche-Oriental ainsi qu’à Ankara où Erdogan rend à nouveau obligatoire, à partir de la rentrée prochaine, l’enseignement de la langue ottomane». Julien Loiseau, directeur du Centre de recherche français à Jérusalem, s’interroge sur ce que recouvre la notion de Califat : «Deux réponses sont possibles. Première réponse, il s’agit de rétablir, pour certains, le Califat qui serait la seule forme légitime de pouvoir selon la loi islamique; la deuxième réponse réside dans une tentative de réécriture des origines, de l’empire, une forme de gouvernement qui se joue des frontières nationales, qui vise à une domination de la loi islamique là où elle a autrefois régné».«L’histoire du Califat, ajoute-t-il, est plutôt l’histoire d’une longue désactivation puisque, dès le XIe siècle, le Calife est privé de la réalité de son pouvoir. Au XVIe siècle, il n’y a plus de Calife mais la notion ne disparaît pas pour autant. Et ce n’est qu’à la mi-XIXe siècle que le sultan ottoman, détenteur du pouvoir politique réel, revendique à nouveau ce titre comme élément de légitimité religieuse, jusqu’à la première guerre mondiale». L’historienne Malika Rahal tient à souligner: «La problématique est différente au Maghreb. La question de la promesse trahie se pose différemment pour l’Algérie, la Tunisie et encore plus pour le Maroc qui n’appartenait pas à l’entité ottomane. L’Algérie et la Tunisie était en voie d’autonomisation vis-à-vis de l’empire colonial et la colonisation française n’a pas modifié fondamentalement les frontières».

«Le Maghreb est relativement homogène alors que le Moyen-Orient est une mosaïque confessionnelle »

Pierre-Jean Luizard reprend : «Le Maghreb est relativement homogène alors que le Moyen-Orient est une mosaïque confessionnelle. Et les puissances mandataires se sont reposées sur des minorités pour asseoir leur pouvoir; les Anglais se sont appuyés sur les Sunnites en Irak; les Français sur les Chrétiens au Liban.». Notant à ce propos: «L’empire ottoman reconnaissait les musulmans, bien sûr, mais aussi les catholiques et les juifs, contrairement aux chiites, yézidis, druzes… ». «Mais les puissances occidentales, poursuit Julien Loiseau , n’ont fait que poursuivre un mode de gouvernance plus ancien où, le pouvoir est exercé par un groupe minoritaire, comme ce fut le cas au départ avec les arabes musulmans minoritaires». Avant d’évoquer l’Égypte: «Les minorités, au XIXe, se fondent dans une Égypte moderne, plus homogène que les autres pays, ce qui explique aussi sa capacité de résistance aux effets de fragmentation à l’œuvre dans le reste de la région»
Pour Vincent Lemire : «La fragmentation de l’horizon national, c’est une question française, européenne. Nous sommes nous aussi confrontés à la question de l’épuisement du consensus national». Puis de s’interroger : «Daesh annonce le retour de l’empire islamique, mais est-ce si brusque ? Le fantasme transnational a toujours été présent, il faut se rappeler que, jusqu’en 1970, la capitale de la Syrie était le Caire. Et, comment ignorer le fait qu’il y ait une langue arabe, même s’il peut exister des différences, un monde arabe, un monde qui se comprend . Enfin, les frontières issues de l’accord Sykes-Picot ne sont pas seulement artificielles, elles sont un contresens géographique total». Il prévient : «Ce n’est un transnationalisme qui est à l’œuvre, mais deux. L’attentat que vient de connaître Beyrouth en est la traduction, il montre l’affrontement entre deux visions, celle de Daesh et celle du Hezbollah»

«En Algérie c’est l’État qui s’est imposé»

Malika Rahal revient sur le conflit actuel : «Une situation que l’Algérie a connu à la fin des années 80 et au début des années 90 et c’est l’État qui s’est imposé. Un État qui n’est pas remis en cause, qui tient d’autant mieux que cette expérience l’a renforcé et que la grande terreur de la population est celle d’un retour aux années 90». Et de constater : «Il y a tentative de disqualification des États indépendants depuis 60 ans. Mais c’est faire peu de cas du coût que représenterait leur disparition. Il ne serait pas juste de sauter à pieds joints sur l’histoire des États». Elle poursuit en affirmant: «L’intervention étrangère est décisive pour comprendre ce qui se produit en Irak, une intervention qui n’a pas eu lieu en Algérie». Pierre-Jean Luizard ajoute : «La décision de créer des États a fini par constituer des identités libanaises, irakiennes, syriennes. Et même les politiques qui utilisaient le pan arabisme l’ont fait pour garder le pouvoir dans leur pays mais pas en réclamant la disparition des États. La question qui se pose aujourd’hui c’est que, faute d’avoir su offrir une citoyenneté partagée ces États s’effondrent. Pour moi l’État irakien est mort et il ne renaîtra pas, il est divisé en trois». Il en revient à l’histoire : «L’État irakien a été quasiment en permanence en guerre avec son peuple». Cela a pour résultat, «l’Armée n’a pas le droit d’entrer en zone kurde et, les chiites sont persuadés que Daesh est une création américaine. Et, à Mossoul, une ville de 2 millions d’habitants, Daesh est entré sans un coup de feu. Il représente, pour la majorité des habitants, un état de droit, lorsque du temps de l’Irak, la ville était sous coupe réglée, la corruption régnait ainsi que les exécutions et, les salaires qui n’étaient pas toujours intégralement versés. Tel n’est plus le cas aujourd’hui».
Michel CAIRE

(*) Accord Sykes-Picot
L’encyclopédie Larousse permet de se remémorer l’accord Sykes-Picot
Accord secret franco-britannique relatif au démembrement de l’Empire ottoman et, plus spécialement, au partage de ses provinces arabes entre la France et la Grande-Bretagne. Les territoires situés en Iraq (Mésopotamie), en Syrie, en Palestine et en Transjordanie sont ainsi redistribués et remodelés. Négocié pendant de longs mois par le Britannique sir Mark Sykes et le Français François Georges-Picot, cet Accord fixe les limites entre les zones d’administration et d’influence respectives des deux futures puissances mandataires au Proche-Orient. À l’issue d’un échange de lettres entre le ministre des Affaires étrangères Edward Grey et l’ambassadeur Paul Cambon (dont les plus importantes sont celles des 9 et 16 mai 1916), il est décidé que la France se réserve la souveraineté sur un territoire comprenant le Liban et la côte syrienne et se prolongeant jusqu’à l’Anatolie en incluant la Cilicie; à la Grande-Bretagne reviennent la basse Mésopotamie (Iraq, de Bagdad au Koweït) et les ports d’Acre et de Haïfa en Palestine, cette dernière devant être placée sous l’autorité d’une administration internationale. Les deux puissances sont également disposées à reconnaître et à soutenir un État arabe indépendant (ou une confédération d’États arabes) dans les deux zones entre celles placées sous leur contrôle direct : l’une au Nord (couvrant le reste de la Syrie dont Damas et Alep et incluant la région de Mossoul) sous protection française, l’autre au Sud (d’Aqaba à Kirkuk, comprenant notamment la Transjordanie et la moyenne Mésopotamie) sous influence britannique. Après l’armistice de Moudros (octobre 1918), l’accord Sykes-Picot est modifié, en grand secret, par Lloyd George et Clemenceau : ce dernier cède à la Grande-Bretagne le vilayet de Mossoul et la Palestine, en échange d’un contrôle direct sur l’ensemble de la Syrie et d’un accès à une part de la Turkish Petroleum…

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