Site mémorial du Camp des Milles : le 8 mars a été placé sous le signe de la commémoration du génocide Tutsi

Publié le 11 mars 2014 à  23h31 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  17h19

A l’occasion de la journée internationale de la femme le Camp des Milles a organisé son deuxième forum annuel « Femmes debout, femmes en résistances ». Une manifestation placée sous le signe de la commémoration du génocide Tutsi (800 000 morts) au Rwanda, à l’occasion du 20e anniversaire de ce dernier. Un moment, fort, intense, qui s’ouvre avec la projection de « Shooting dogs », quand l’Occident a abandonné à la mort les Tutsis. Présente dans la salle, Jeanne Uwimbabazi, rescapée de ce camp, racontera ce qu’elle a vécu avant que Dafroza Gauthier ne parle de sa traque des génocidaires du Rwanda. Ce forum s’est terminé par la lecture « d’Actes Justes » par Guila Clara Kessous, artiste de l’Unesco pour la Paix, rappelant que des hommes et des femmes qui nous ressemblent ont su réagir efficacement, chacun à sa manière face à la politique génocidaire contre les Tutsis, comme durant tous les génocides. Une note finale d’espoir et de lumière en parallèle du « Mur des actes justes » qui clôture le parcours de visite du Site-mémorial

Dafroza Gauthier qui traque les génocidaires du Rwanda et Jeanne Uwimbabazi, rescapée du génocide (Photo D.R.)
Dafroza Gauthier qui traque les génocidaires du Rwanda et Jeanne Uwimbabazi, rescapée du génocide (Photo D.R.)
« Shooting dogs », le film de Michael Caton-Jones retrace le chaos de premières heures du génocide après l’assassinat du Président Habyarimana à partir de l’histoire d’une école où s’étaient réfugiées 5 000 personnes. Le film, de façon romancée, raconte les événements survenus au printemps 1994. Des centaines de Tutsis, pour échapper au massacre perpétré par des Hutus, se réfugient dans une école de Kigali servant de base à des troupes de l’ONU. Ils verront l’Armée française venir chercher les occidentaux présents là, avant que les forces de l’Onu ne se retirent, laissant derrière eux les Tutsis aux mains des tueurs. Terribles images, terrible drame commis sous les yeux des médias internationaux.
Le film prend fin, les lumières s’allument. D’une voix blanche, Alain Chouraqui, le président du site mémorial prend le micro pour inviter à un moment de silence, de recueillement en mémoire de toutes les victimes : «Tant la parole est indécente après un tel film».
Puis d’inviter à la réflexion, d’indiquer que Les Milles pratique une double approche de la mémoire : «une révérence – d’hommage aux victimes, pour ne pas oublier- et une référence – pour le présent, pour aider à le construire-. Car il ne suffit pas de dire : Plus jamais ça. Il faut comprendre comment cela a pu se produire, quels sont les mécanismes qui conduisent au pire».
Alain Chouraqui met en garde : «Attention, ces mécanismes sont à nouveau à l’œuvre. On peut y résister à condition qu’on le fasse, et vite, car la situation peut empirer très rapidement. Dans ce cadre, cette journée est l’occasion d’apprendre, de réfléchir, à ce qui se dit sur l’humain et nos responsabilités».

« En 1931, la Belgique fige la population rwandaise »

Dafroza Gauthier rappelle dans quel contexte ce génocide a pu se produire, pour cela elle revient sur l’histoire : « Le Burundi et le Rwanda étaient des colonies allemandes. A la fin de la première guerre mondiale, le Rwanda passe sous domination Belge. Et, en 1931, la Belgique fige la population rwandaise en inscrivant sur les cartes d’identité « Hutu » ou « Tutsi ». Et le colonisateur privilégie les Tutsis. Dans les années cinquante, le Rwanda est un royaume. Le roi est progressiste et il est favorable à l’indépendance du pays. La Belgique s’y oppose et, pour cela, elle décide de s’appuyer sur les Hutus. Et les Tutsis deviennent des bouc-émissaires ». Après ce bref rappel historique elle se souvient avoir été à Kigali quelques jours avant le génocide : «On marquait les maisons qui conduisaient à l’aéroport en disant qu’on allait agrandir la route. En fait, on signifiait où habitaient les Tutsis».

« Les Hutus d’un côté, les Tutsis de l’autre »

Jeanne Uwimbabazi, d’une voix tremblante, va revivre sa tragédie. Lorsque la souffrance sera trop grande, les mots trop durs à prononcer, la main de Dafroza Gauthier sera là, protectrice : «C’est dur de revoir ces images, de se remémorer, mais c’est important, il faut raconter ce qui s’est passé. Pendant le génocide, j’avais 16 ans. Il faut avant toute chose dire que les faits ne sont pas arrivés comme cela. La haine des Tutsis ne cessaient de monter depuis des années. Ainsi, c’est à l’âge de 7 ans que j’ai appris qu’il y avait des différences entre nous. L’instituteur, en début d’année nous a fait remplir une fiche avant de dire : les Hutus d’un côté, les Tutsis de l’autre. Et nous avons été quelques élèves à ne pas savoir où aller. L’instituteur nous a dit que nous devions demander à nos parents. Le soir, j’ai posé la question à ma mère, et là j’ai compris qu’il fallait que je me méfie, que je ne devais pas dire qui j’étais. En effet, après ma question, ma mère est restée sans dire un mot… Avant de me dire : si on te le redemande, tu diras que tu ne sais pas».

«Montre nous où ton père cache les armes et tu auras des bonbons»

Cinq années passent, la tension monte. «Une attaque est simulée sur Kigali, la capitale. C’est l’occasion de s’en prendre aux Tutsis. Un matin l’Armée arrive chez nous, je me souviens, mon père était en pyjama. Un soldat m’attrape par le bras, me dit: « montre nous où ton père cache les armes et tu auras des bonbons ». Nous n’en n’avions pas, d’autant plus que mes parents n’étaient pas politisés. Mon père a été pris, il a passé une semaine en prison. Il n’a jamais parlé de ce qui s’était passé pendant ces quelques jours».
Elle tient à préciser: «Attention, avec mes quatre frères et sœurs nous étions heureux avec mes parents lorsque nous étions en famille. Nous avions tous des rêves d’avenir même si, parce que Tutsis, nous ne pouvions aller à l’école publique».
Arrive les vacances de Pâques 1994. « Je devais rejoindre ma sœur aînée dans un autre quartier de Kigali car elle préparait le baptême de sa fille de 11 mois. Mais je n’ai pas voulu y aller ce jour là, préférant faire des courses avec mon oncle. Comme un pressentiment car, depuis ce jour-là, ma soeur, son mari, sa fille, ne sont plus là…».

« Alors tout bascule »

Au matin, « on vient dire à mon père que l’avion du Président a été abattu, que les Tutsis sont menacés, que des listes de ces derniers ont été dressées. Alors tout bascule, à 5 heures les enfants que nous sommes sont réveillés. On nous envoie nous cacher dans une cabane, à proximité de notre demeure. Alors que mon père reste pour protéger ce qui peut l’être. Vers, 14 heures des militaires arrivent. Ils intiment l’ordre à mon père de venir avec sa famille. Il essaie de gagner du temps. Il reçoit une balle dans la tête. La peur, l’horreur, nous saisissent dans la cabane. C’est la fuite, en courant, nous croisons des groupes avec des machettes. Je me souviens, il y a des maisons, des femmes devant, j’essaie d’entrer dans une maison. La femme me refuse l’entrée, elle ne veut pas d’une Tutsie chez elle. Une autre, elle aussi Hutue, me fait entrer car elle connaît ma mère. Des miliciens viennent me chercher. La femme dit que je ne suis pas là mais, elle me demandera quelques heures plus tard de partir car c’est trop dangereux pour sa famille comme pour moi de rester. C’est là que je vais à l’école où je serais fouillée par les casques bleus pour voir si je suis armée. Il en ira de même pour tous, ce qui fait que lorsqu’ils partiront, ils laisseront derrière eux des hommes, des femmes et des enfants désarmés».

« Avec une seul jeep nous ouvrant le chemin, ils nous auraient tous sauvés »

Elle en vient au terrible, le 11 avril: « Les soldats français arrivent. Un soulagement pour nous tant leur poids était énorme. Avec une seul jeep nous ouvrant le chemin ils nous auraient tous sauvés. Mais non, ils n’étaient là que pour les occidentaux. Ils partent. Les casques bleus nous demandent de rentrer dans les classes, soit disant pour nous donner à manger. En fait, ils préparent leurs affaires pour partir. Les mères demandent que les enfants soient pris, refus. Elles implorent que les plus jeunes, au moins, partent avec les casques bleus. Nouveau refus. Des gens se couchent devant les camions. Les soldats les traînent sans ménagement, tirent en l’air, s’en vont, laissant la voie libre aux miliciens. Ils nous emmènent à quelques kilomètres de l’école. De loin, des casques bleus nous voient, poursuivent leur chemin. Mon oncle demande aux miliciens de nous tuer par balles et non à la machette. Les miliciens s’éloignent un peu et commencent à tirer, envoyer des grenades avant de « finir le travail » selon leur expression, à la machette. Je ne suis pas blessée mais couverte de sang, je tombe, des corps me recouvrent. Ce jour là, j’ai perdu toute ma famille à l’exception d’un frère. C’est la nuit, les miliciens s’en vont. Nous sommes quelques rescapés, nous allons dans la forêt proche. Pas assez loin. Le lendemain les miliciens nous retrouvent, lancent : « Il y a encore des cafards ». Ils jouent avec nous au chat et à la souris. Ils blessent un certain nombre d’entre nous, tranchent des mains, avant de repartir, annonçant qu’ils reviendront ».

« Les mots me manquent toujours pour qualifier les décisions prises par des politiques, notamment français, au Rwanda »

Le lendemain, «c’est avec terreur que nous entendons du bruit… En fait ce sont des opposants, armés, aux miliciens. Ils nous emmènent dans un camp sécurisé où se trouvent des organisations humanitaires. Elles prennent les enfants mineurs pour les soigner en France sachant que ce pays avait un accord avec le Rwanda: une fois soigné les enfants devaient rentrer chez eux. Heureusement mon dernier frère a autorisé ma famille d’accueil à me garder».
Les années ont passé, des blessures sont toujours là, et puis, lancinante, l’incompréhension: «Il y avait des militaires de l’ONU, là soit disant pour le maintien de la Paix. Et ils ont passé leur temps à dire qu’ils ne pouvaient rien faire, qu’ils allaient partir, ce qu’ils ont fait. Comment après cela parler des droits de l’Homme?… Les mots me manquent toujours pour qualifier les décisions prises par des politiques, notamment français, au Rwanda». La salle écoute avec émotion ce drame raconté avec autant de simplicité, de pureté, sans aucun effet, avec pour seule ambition d’aller au terme de son récit, malgré les images, les souffrances ravivées. Tout cela pour témoigner, pour lutter contre l’oublie.
Dafroza Gauthier avoue: «Je connais le témoignage de Jeanne mais je suis toujours bouleversée par son courage, sa dignité. Elle parle de cette école, de l’abandon par les Casques bleus. Et il est toujours invraisemblable pour moi de voir que l’armée à évacué des personnes qui n’étaient pas en danger: les occidentaux et d’abandonner ceux qui l’étaient. Si les casques bleus étaient restés, sans tirer, ce massacre aurait été évité. Les soldats ont obéi, mais leur hiérarchie doit se poser des questions». Alain Chouraqui indique à ce propos: «Il existe aujourd’hui des Lois qui imposent aux militaires, aux policiers, de désobéir à des ordres injustes».
Un débat riche avec le public, a été l’occasion de réaffirmer à la fois les mécanismes communs au génocide des juifs et à celui des Tutsis au Rwanda notamment la déshumanisation, le rabaissement, les milices, la soumission aveugle à l’autorité, la propagande, les rumeurs, l’inversion du discours (les bourreaux se prétendant menacés par leurs futures victimes). Mais il fut aussi l’occasion de souligner l’action d’hommes et de femmes qui ont apporté soutien et réconfort dans des moments où la violence et la haine étaient omniprésentes.
Michel CAIRE
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