Tribune de Madeline Carlin : A propos de l’Économie de la fonctionnalité et de la coopération (EFC)

Publié le 19 juillet 2019 à  13h52 - Dernière mise à  jour le 4 novembre 2022 à  12h47

Il faut se rendre à l’évidence : notre société est en pleine transformation. Après l’essor de l’économie sociale et solidaire (ESS), axée sur l’intégration de la dimension sociale dans le modèle économique; puis celui de l’économie circulaire, impliquant un cercle de production écologiquement vertueux, dans lequel le recyclage et le faible recours aux ressources naturelles constituent une priorité ; voici venue un nouveau concept : l’Économie de la fonctionnalité et de la coopération, EFC pour les intimes… L’objectif n’est plus de juste ajouter des critères de durabilité aux modèles économiques des entreprises mais bel et bien de changer l’offre, l’organisation du travail ainsi que les relations extérieures à l’entreprise. Une démarche complexe mais permettant un réel changement vers plus de durabilité dans notre économie.

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Le vendredi 7 juin, une journée lui était dédiée, au cœur de la Camargue : la première édition du printemps de l’EFC. La manade Albert Chapelle, à Saint-Martin-de-Crau, accueillait cet événement organisé par Terre d’EFC Avignon, l’un des 8 -bientôt 9- clubs EFC existants en France. Il s’agit aujourd’hui de près de 300 entreprises qui sont engagés dans cette démarche, par leur adhésion à ces clubs. Celui d’Avignon -qui fête tout juste sa première année d’existence- nous invitait à des rencontres professionnelles autour d’un programme rythmé et constructif. Après une intervention de l’un des experts du laboratoire de recherche Artemis, Sandro De Gasparo, les participants étaient conviés à se répartir en ateliers thématiques: «Culture et patrimoine», «Bien-être au travail et, «Bien-vivre alimentaire». A l’issue nous avons pu déguster le repas du manadier, 100% camarguais, et enfin visiter la manade et assister à la ferrade.

Mais alors l’EFC, kezaco ?

Tandis que le modèle industriel est basé sur une production, indispensable à son processus de production de valeur, l’EFC propose une approche «servicielle» et intégrée. Dans le précédent modèle, on peut citer les souvenirs d’ouvriers d’usine de fabrication de moteurs, très fiers de produire des moteurs réputés robustes et indestructibles…qui ont vu la qualité des productions issus de leurs usines s’éroder, puisque dans un modèle basé sur la mise sur le marché d’une production, lorsque tout le monde est équipé, il faut envisager le renouvellement…la robustesse et le caractère «indestructible» du produit ne fait donc pas bon ménage avec la croissance exigée par le modèle. Ce processus de production engendre des tensions à différents niveaux du schéma : tensions entre clients et fournisseurs, tensions entre salariés et entreprise, tensions au sein des équipes et bien sûr tensions sur les ressources naturelles… Il s’agit d’ailleurs d’un modèle où la question de la santé au travail était systématiquement abordée sous un angle «maladie professionnelle» et «arrêts maladie» donc comme un coût, jamais avec la vision de favoriser le bien-être et la bonne santé au travail, donc la santé comme ressource pour l’entreprise…

En résumé, le modèle industriel impliquait :
-une transaction uniquement avec le bénéficiaire direct
-une indexation des revenus sur les volumes «Vendre plus (ou plus souvent) pour gagner plus»
-des tensions dans la relation entre l’entreprise et le client (et au sein de l’entreprise)
-une externalisation des effets indésirables (les effets indirects, positifs ou négatifs ne sont pas pris en compte, ils sont hors du périmètre de l’entreprise).
Dans un contexte mondial où l’épuisement des ressources matérielles nous pend au nez, il est temps de revoir ce cercle vicieux de surproduction, sources de déséquilibre, de tensions et d’abstraction des externalités d’une économie dont la croissance matérielle devient illusoire.

A d’autres horizons, se situe l’approche fonctionnelle de l’économie, s’appuyant sur le développement des ressources immatérielles, avec une meilleure prise en charge des externalités. Elle offre de bien plus larges perspectives et demande de changer d’angle de vue : axée sur une moindre utilisation des ressources matérielles et une optimisation de la performance de l’usage, par augmentation de la «valeur servicielle». Le modèle propose l’intégration des registres de la performance, que sont habituellement qualité, rentabilité et productivité, en y ajoutant deux nouveaux registres: réflexivité (effets sur les ressources internes) et externalités (effet sur les ressources externes).

Un modèle économique basé sur le développement des ressources immatérielles…?

Les ressources immatérielles sont nombreuses et variées, on peut citer :
– la compétence, dont les connaissances, les savoir-faire, la pensée (capacité à interpréter les signaux de l’environnement);
– la confiance entre acteurs (et par là, la fiabilité des systèmes techniques, des produits, des processus, des décisions…);
– la pertinence des organisations et des services au regard des attentes des bénéficiaires;
– la santé comme ressource (disponibilité et capacité) et comme résultat (effet de l’engagement subjectif). etc.

Un exemple ?

Dans le carde de l’atelier «Culture et patrimoine», le manadier Florent Lupi, de la manade Albert Chapelle, nous a exposé le projet de préservation du Patrimoine Culturel Immatériel Camarguais par l’Unesco. L’impact économique global de la culture camarguaise est estimé à 50M€ : une grande diversité d’activités et d’acteurs économiques sont liés à ce territoire. Au-delà de cette estimation économique que génèrerait la culture camarguaise sur son terroir, il existe de nombreuses externalités qui ne sont pas chiffrées, inestimables «financièrement parlant» : il s’agit d’une langue, d’une gastronomie et d’une grande diversité de savoir-faire dans de nombreux corps de métiers, comme la sellerie, l’équitation (pratique spécifique du gardian), la valorisation des roseaux en isolation, les activités traditionnelles du maréchal-ferrant,… La manade a également un grand rôle environnemental pour préserver le niveau de la nappe phréatique ou une aire de repos pour les oiseaux migrateurs. C’est tout un art de vivre autour du taureau qui s’est transmis de générations en générations et qui peut être valorisé bien au-delà de ses retombés économiques : il s’agit d’un patrimoine culturel et naturel à préserver, aussi pour toutes ses externalités positives, comme l’entretien des haies et des espaces humides, la sauvegarde et l’entretien du paysage, la préservation de la qualité des milieux, et de la biodiversité qu’ils abritent… L’approche globale de l’EFC peut répondre à ce challenge : on parle alors d’écosystème coopératif à élaborer sur le territoire. Afin de construire de façon collective un projet qui réponde aux besoins et enjeux des uns et des autres, en considérant les externalités que générera le projet. Reste un défi de taille : ces externalités n’étant pas «chiffrables», comment convaincre de potentiels financeurs, qui ne fonctionnent, jusqu’à présent, que sur des données financières… ?


Madeline Carlin, ingénieur agronome est membre du réseau des animateurs en agroécologie (AAE) -formés par Terre & Humanisme afin de transmettre l’agroécologie, ses pratiques et son éthique en suivant la voie que Pierre Rabhi a initié pour la souveraineté alimentaire, le respect de tous et du vivant…

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