Publié le 22 septembre 2020 à 19h06 - Dernière mise à jour le 4 novembre 2022 à 12h47
«Les accords de paix d’Abraham» entre les Émirats Arabes Unis, Bahreïn et Israël sont de nature à changer de manière radicale la dynamique régionale et au-delà, sans pour autant léser l’intérêt des Palestiniens. Les partenariats économiques qui vont être noués, l’ouverture de nouvelles voies de communication aériennes et maritimes pour le transport des biens et des personnes permettront le développement de nouveaux marchés au sein du Moyen-Orient mais également avec l’Europe, l’Asie et l’Afrique, promesses d’une croissance partagée et de stabilité, à l’image de ce que fut en son temps l’antique route de la soie.
Et de quatre ! Après l’Égypte en 1979 puis la Jordanie en 1994, il aura fallu attendre 26 ans pour voir s’agrandir le camp de la paix avec Israël. Mais en moins d’un mois, deux pays du Golfe, les Émirats Arabes Unis (EAU), puis Bahreïn ont annoncé leur intention de normaliser leurs relations avec l’État Hébreu. Ce double accord historique paraphé à Washington le 15 septembre, sous l’égide du Président Donald Trump, ouvre des perspectives nouvelles et prometteuses pour toute la région. En effet, si les deux premiers rapprochements avec des anciens belligérants ont donné lieux à une paix froide, ce ne sera pas le cas avec les deux monarchies pétrolières qui n’ont jamais fait partie du champ de bataille. Il n’y a aucun antagonisme réel, juste un alignement traditionnel avec la politique arabe de boycott qui semble pendre fin aujourd’hui. Confrontés aux mêmes menaces existentielles, la politique hégémonique iranienne et les djihadistes sunnites, il leur est plus facile de transcender leurs différends et de mettre en place des coopérations tant économiques que stratégiques. A cet égard, le traité entre les EAU et Israël a valeur de modèle et préfigure un Moyen-Orient plus tolérant et interconnecté.
Des coopérations prometteuses dans de nombreux domaines
Contrairement à leurs voisins dont l’économie, dépend essentiellement de l’exploitation des hydrocarbures, les Émirats Arabes Unis et Israël, pour des raisons différentes, ont fait le choix d’investir dans le «soft power», et en particulier dans la haute technologie. Pour leur développement, les Émirats ont priorisé une politique volontariste de diversification économique faisant appel aux meilleures sociétés de service du globe ; la mise en place de filières locales étant plus longues à établir. Ce faisant, les EAU sont rapidement devenus, malgré leur taille modeste, un acteur régional incontournable ouvert sur la modernité, comme en témoigne leur programme spatial d’exploration martienne, et un exemple à suivre pour leur puissant allié, l’Arabie Saoudite. Quant à Israël qui jusqu’à très récemment n’était pas un pays producteur d’énergie fossile et faisait l’objet d’un boycott sévère par les pays arabes, il n’a eu d’autre choix que de développer une économie basée sur l’innovation dans tous les domaines, l’agriculture, les sciences, la santé, ou la défense, jusqu’à accéder au statut de «Start-up Nation». Leurs atouts et leurs faiblesses respectives rendent ces deux États, non seulement compatibles, mais complémentaires dans un contexte régional très instable, où ils sont confrontés aux mêmes menaces (La République islamique d’Iran chiite et les djihadistes sunnites), et face à la concurrence internationale. Les coopérations potentielles concernent des domaines aussi variés que l’innovation, la santé, la justice, l’aviation civile, les arrangements maritimes, l’utilisation pacifiques de l’espace, les télécommunications, l’énergie, l’environnement et les ressources en eaux, les finances, le commerce et les investissements, la culture, le sport, l’éducation et bien plus encore. Aussi, sans même attendre la signature officielle de l’accord, les projets de collaborations et de contrats tous azimuts ont fleuri. Les bénéfices escomptés par ces partenariats se chiffrent en milliards.
Rapprocher les producteurs des consommateurs
A titre d’exemple, les émiratis, friands de high-tech, sont intéressés par la distribution des produits manufacturés «made in Israël» en direction du monde arabo-musulman et l’Asie, via l’aéroport international de Dubaï, l’un des plus grands «hubs aéroportuaires» de la planète, contournant ainsi habilement le boycott arabe encore en vigueur ailleurs. L’Arabie Saoudite a donné l’autorisation de survol de son territoire, ce qui revient à un accord tacite, et évite ainsi d’effectuer des détours longs et couteux. Ces échanges ancreront plus encore l’État Juif dans son environnement naturel, et inciteront à la mise en place d’une culture de la paix en familiarisant les populations avec les réalisations de leurs voisins, comme cela avait déjà été le cas avec la très populaire série télévisée israélienne « Fauda (chaos en arabe)», parmi les plus regardées au Moyen-Orient, où les protagonistes parlent autant l’hébreu que l’arabe.
Plus ambitieux encore, est le projet de nouvelles voies terrestres et maritimes pour l’acheminement du gaz et du pétrole en direction de l’Europe. En particulier en faisant transiter les hydrocarbures produits par les EAU ou Bahreïn via le pipeline israélien déjà existant qui relie le port en eau profonde d’Eilat en Mer rouge vers les ports d’Ashkelon et Haïfa en Méditerranée. C’est une alternative très attractive par rapport au canal de Suez, dont la faible profondeur est un facteur limitant qui permettrait ainsi d’utiliser des supertankers de capacité bien supérieure aux navires actuels, réduisant d’autant les coûts de transport. Cela pourrait également booster les échanges en sens inverse, de l’Europe orientale ou l’Asie centrale vers le Moyen-Orient et l’Est asiatique, par exemple.
L’ouverture des frontières, va également dynamiser le tourisme. Déjà, les hôtels et les restaurants émiratis rédigent des cartes en hébreu avec à leur menu de la nourriture casher. A l’inverse, des programmes de visite de Jérusalem et des lieux Saints, comme la mosquée d’al Aqsa, seront offerts aux visiteurs du Golfe, ainsi qu’à «tous les musulmans qui viennent en paix» et «les fidèles pacifiques de toutes les confessions». Autant d’éléments en faveur «d’une compréhension mutuelle et d’une coexistence, ainsi que du respect de la dignité humaine et de la liberté, y compris la liberté religieuse» comme s’y engagent explicitement les parties dans les «accords d’Abraham».
Il existe une autre dimension dont l’impact dépassera largement le cadre régional. Il s’agit de la mobilité des travailleurs. En effet, les projets de développement dans les domaines de la technologiques, des infrastructures, des énergies renouvelables ou des services vont nécessiter main-d’œuvre et qualifications. Ce qui signifie un cercle vertueux de créations d’emplois, de formation, de croissance et la redistribution de richesses non seulement aux pays partenaires, mais également en direction des pays d’origine des personnels. Des accords de ce type ont déjà été établis par le passé entre l’État Hébreu et plusieurs pays d’Afrique. On imagine aisément l’effet multiplicateur si d’autres pays s’engageaient sur la voie d’un rapprochement, même de manière plus informelle, dite «normalisation alternative», tels que le Tchad, le Soudan, la Mauritanie ou le Maroc, sans parler de ceux du Moyen-Orient, comme Oman, voire l’Arabie Saoudite. C’est sans doute à ces six pays que faisait allusion le Président Trump lors de son allocution.
Sécuriser les transports et organiser la dissuasion
Mais ces accords, avec leurs promesses de croissance, ne sont pas du goût de tout le monde comme en témoignent les tirs de roquettes à partir de Gaza sur les agglomérations israéliennes en réponse aux sourires des signataires à Washington. L’instabilité étant le plus grand ennemi du commerce, on peut s’attendre à ce que le «front du refus», principalement représenté par l’Iran et la Turquie, directement ou via leurs supplétifs, tels que le Hezbollah, le Hamas, les Houthis ou les djihadistes sunnites, fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour perturber les échanges et la libre circulation, afin d’amoindrir la portée du double traité et de réduire les dividendes. Aussi, les EAU, Bahreïn et Israël, mais également tous ceux qui soutiennent les accords de paix devront se coordonner pour sécuriser les voies de communication ainsi que les personnes et à terme créer une force de dissuasion partagée.
Ainsi, dans le but de sécuriser les transports maritimes de la corne de l’Afrique au Golfe arabo-persique, et d’anticiper tout acte hostile à leur encontre, Abou Dhabi et Jérusalem projettent de mettre en place des bases conjointes, en particulier sur l’île de Socotra, au Sud du Yémen, ou en Erythrée. Elles visent à collecter des renseignements sur d’éventuels mouvements de troupes ennemies, de prévenir les attaques de missiles balistiques et de croisière ou de drones, ainsi que de surveiller les pirates qui infestent cette région. Cette projection géographique hors de leurs frontières, combinée à la surveillance satellitaire israélienne, augmentera considérablement la profondeur stratégique dont ne disposent pas naturellement les nouveaux alliés, du fait leur exiguïté territoriale. De quoi donner des idées aux autres pays du Golfe confrontés aux visées expansionnistes perses ou aux riverains de la Méditerranée orientale, dont la Grèce et Chypre, tous deux membres de l’Union Européenne. Ces deniers doivent faire face à la politique néo-ottomane du Président turc Erdogan qui veux s’approprier par la force les ressources énergétiques Libyennes et les gisements offshore.
Opportunités diplomatiques
Si cette montée en charge inquiète certains, elle peut également jouer un rôle similaire à la course à l’armement, ayant opposé Washington à Moscou qui a mis fin à la guerre froide en précipitant la chute de l’URSS. En effet, même si le régime des Mollahs reste viscéralement opposé à l’État Juif et voudrait imposer la doctrine chiite à tout le monde musulman, les sanctions américaines, très dures, rendent Téhéran dépendant des Émirats pour leurs approvisionnements quotidiens car manquant de l’essentiel. Il y a là un levier diplomatique, doublé d’une menace stratégique crédible, pouvant favoriser une désescalade des tensions, voire un arrêt du programme nucléaire militaire iranien.
On apprend, dans le même temps, que le Liban et Israël auraient trouvé un accord pour l’établissement de leurs frontières maritimes. Si c’était avéré, cela ouvrirait la possibilité d’exploiter la partie de l’immense gisement gazier offshore Léviathan qui revient au Pays du Cèdre. Avec le port de Beyrouth dévasté et une économie en faillite, l’État a désespérément besoin de ressources ce qui rend la résolution de ce dossier prioritaire, y compris pour le Hezbollah sans qui rien ne peut se faire. Ce dernier, également touché par les sanctions américaines, a vu ses flux financiers en provenance de Téhéran diminuer drastiquement. La manne providentielle liée aux hydrocarbures rendrait la milice chiite moins dépendante du régime des Mollahs. Elle aurait alors intérêt à maintenir un état de non-belligérance avec «l’entité sioniste» afin que soit mené à bien l’exploitation du champ gazier.
Tous les Palestiniens ne sont pas contre la normalisation !
Contrairement aux allégations de leurs détracteurs, les textes font une référence explicite aux Palestiniens. En effet, les signataires s’engagent «à poursuivre leurs efforts pour parvenir à une solution juste, globale, réaliste et durable du conflit israélo-palestinien». Car les deux États du Golfe ont toujours fait partie des bailleurs de fonds les plus généreux des institutions palestiniennes.
Plus significatif encore, un des principaux leaders palestiniens aurait œuvré en coulisse pour favoriser l’accord entre les EAU et Israël. Il s’agit de Mohmamed Dahlan. Ancien responsable du Fatah et chef de la sécurité préventive à Gaza, il a dû quitter la bande côtière suite au coup d’État du Hamas. Âgé de 59 ans, ennemi juré de vieux Raïs palestinien, il est l’une des alternatives les plus crédibles à la succession de Mahmoud Abbas à la tête de l’Autorité Palestinienne (AP). Mis à l’index par Ramallah, il a depuis mené avec succès une carrière d’homme d’affaires respecté et au carnet d’adresses bien rempli. Résidant à Dubaï, il est devenu un conseiller influent du prince héritier émirati Mohammed ben Zayed Al Nahyane, dit « MBZ », lui-même très proche du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, mieux connu sous l’acronyme «MBS». C’est probablement pour toutes ces raisons qu’il est intervenu dans les négociations. Il peut compter sur nombre de soutiens en Cisjordanie, lassés par la corruption et des discours idéologiques d’un autre temps, même si les sondages locaux le placent loin derrière les caciques du Fatah et du Hamas. Face à tous les prétendants, ils sont légions et armés, il dispose de sérieux atouts. En particulier, sa réussite en tant que chef d’entreprise fait de lui le candidat idéal pour transformer une économie palestinienne sous perfusion permanente, reposant exclusivement sur l’aide internationale, en une économie de production avec ses perspectives de prospérité. La population palestinienne, dans sa majorité recherche en priorité, des emplois, une amélioration des conditions de vie, et tout simplement un avenir. Pour preuve, les manifestations organisées par l’AP lors du «jour de colère» pour condamner la normalisation n’ont suscité que peu d’intérêt, et en particulier auprès de la jeunesse.
La fin du conflit israélo-arabe ?
Mohmamed Dahlan ayant fréquenté dans sa jeunesse les geôles israéliennes, ce qui lui a permis d’apprendre l’hébreu et de commencer des études de gestion, connaît bien l’État juif. Et il a compris, contrairement aux leaders historiques, que l’aventure sioniste était faite pour durer, et que si les Palestiniens voulaient avoir leur pays, ils devaient désormais adopter le principe de réalité et non pas se réfugier dans une position irrédentiste en continuant à proférer une rhétorique dépassée qui ne mène qu’à l’impasse. Les deux accords, entre les EAU, Bahreïn et Israël, ne sont que les prémices d’une dynamique beaucoup plus vaste et ils ne disposent plus désormais du «droit de véto» sur la résolution du conflit israélo-arabe qui vient de facto de prendre fin. C’est sans doute dans cette perspective que l’on doit interpréter le refus de la ligue arabe d’une condamnation de la normalisation. Et Mohmamed Dahlan pourrait être celui qui signera le traité de paix tant attendu entre Israéliens et Palestiniens.
Hagay Sobol est médecin et professeur des universités. Il est également spécialiste du Moyen-Orient et militant du dialogue intercultuel dans le collectif Tous Enfants d’Abraham
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