Tribune littéraire d’Eric Delbecque : Les idoles «progressistes» de Bérénice Levet : le crépuscule de Tartuffe

Publié le 17 mars 2017 à  8h50 - Dernière mise à  jour le 28 octobre 2022 à  15h56

Ces derniers temps, il ne manque pas d’ouvrages dénonçant le nihilisme des élites branchées et de l’intelligentsia dite «avancée». L’ouvrage de Bérénice Levet (Le crépuscule des idoles progressistes, chez Stock) se signale par sa fluidité et sa capacité à démontrer que le discours censément moderne des gardiens du politiquement correct parisianiste constitue en réalité une trahison intégrale des idéaux de 1789, en particulier de l’individualisme.

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Bérénice Levet © REPORTERS
Bérénice Levet © REPORTERS

Le centre de gravité du raisonnement de Bérénice Levet se situe dans la dénonciation de l’obsession de la table rase chère aux idéologues du nouveau siècle. Impatients de pourfendre toutes les oppressions et toutes les discriminations, ainsi que d’abattre toutes les filiations et les héritages (occidentaux tout au moins), ils s’attaquent violemment au concept même de transmission, confortant ce que Zygmunt Bauman appelle la «vie liquide». Qu’est-ce qu’une société «moderne liquide» : celle où «les conditions dans lesquelles ses membres agissent changent en moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action pour se figer en habitudes et en routines».

C’est ainsi la possibilité même de voir apparaître des individus autonomes et solidement structurés qui s’éteint peu à peu, ne laissant derrière elle que des consommateurs passifs, archétypes des «derniers hommes» dont Tocqueville et Nietzsche firent le portrait, chacun à leur manière.

Bérénice Levet s’inscrit clairement dans les pas d’Hannah Arendt en questionnant l’aptitude de notre époque à construire un monde neuf à travers nos enfants. Car c’est tout le paradoxe de l’attaque en règle que subit aujourd’hui la transmission. A force de délégitimer le passé et de cesser de l’enseigner convenablement aux plus jeunes, on les prive de la possibilité de faire du neuf. Jamais l’intelligentsia «branchée» ne fut aussi proche de Tartuffe…
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Pour se démarquer, imaginer, créer, il convient de maîtriser ce qui fut pensé et réalisé avant soi, avant son propre surgissement dans l’univers. C’est une dynamique élémentaire qui semble largement échapper aux adeptes de la «modernitude» de 2017. De surcroît, la nouveauté n’est pas une bonne chose en soi : c’est notre capacité à inscrire le mouvement dans l’Histoire -en conservant ce qui mérite de l’être et en modifiant ce qui peut se révéler toxique-, qui permet de lui attribuer une valeur positive.

Il est indiscutable que la question n’est pas de savoir par exemple si l’Histoire nous enseigne que les Gaulois sont bien nos pères lointains. Ce qui importe, c’est la charge symbolique, et la manifestation d’une continuité. Nos ancêtres forment une chaîne d’une grande variété qui ne se résume pas à l’univers des peuples celtes. Notre mémoire historique ne peut être sélective et il paraît évident que nous portons en nous, comme nation, l’intégralité des épisodes qui nous précédèrent. Nous apprécions certaines périodes, et d’autres beaucoup moins. Chacun porte un regard spécifique sur ce passé, et l’évalue comme il l’entend. Bérénice Levet démontre précisément que le roman national contribue toutefois à alimenter notre identité, d’une manière ou d’une autre. Cela ne signifie pas qu’il la domine, l’envahit ou la paralyse, mais qu’il lui apporte des occasions de réflexion, des références, des symboles, des idées et des idéaux, et aussi des contre-modèles et des rejets.

Précisons que l’identité, individuelle et collective, ne s’épuise pas dans la convocation d’un passé. Ce que nous avons vécu, à titre personnel ou dans un cadre social, forge la personnalité et permet de l’approfondir, de la développer, de prendre conscience de ses déterminismes et de ses espaces d’indépendance, bref d’apprendre à mieux se connaître soi-même et les autres. Cependant, le passé nous projette en permanence vers l’avenir et configure en grande partie le présent. D’une certaine manière, les trois temps coexistent à chaque instant. Cela conduit à affirmer qu’une personne et une nation vivent l’interpénétration constante de leur quotidien avec leurs projets et le poids de leurs souvenirs agréables, structurants, enthousiasmants et traumatisants. Enfermer l’identité dans le révolu relèverait par conséquent de la plus parfaite absurdité. L’identification de notre essence ou de notre nature à notre mémoire s’impose comme un non sens absolu qu’il est inutile de commenter davantage.

A contrario, il faut concevoir l’identité comme une dynamique, un mouvement d’enrichissement perpétuel qui ne doit jamais tourner en assignation identitaire. Toutefois, la haine de soi n’apporte rigoureusement rien à la conscience et à la structuration de son être. Le cœur de l’interrogation sur l’identité nationale devrait être là, pas ailleurs. Un examen critique du passé ne conduit pas mécaniquement à l’obsession de la repentance. La prise en compte de l’obscurité, du sadisme, de la lâcheté et de la médiocrité qui habitent le cœur et l’esprit des hommes ne contraint pas à vouloir punir le passé (démarche purement infantile) en traquant vainement d’hypothétiques symboles de telle ou telle injustice du passé, ou en alimentant un intense ressentiment à l’égard des descendants des oppresseurs de ses pères. On ne fait alors que planter les graines des conflits futurs. Bérénice Levet le fait sentir avec force et déploie -dans des pages extrêmement riches- la signification philosophico-politique fondamentale des termes d’insertion, d’intégration et d’assimilation.

En réalité, l’identité se définit comme un processus permanent de transformation, une métamorphose qui laisse persister quelque chose d’assez mystérieux tout en produisant du changement… Au sens le plus fort, l’identité est une évolution, la combinaison de la continuité et de la rupture… D’où vient donc aujourd’hui le problème? Du fait que l’on veuille figer ladite identité dans l’une ou dans l’autre de ces deux dimensions. La rupture incessante est un suicide ; la continuité ramenée à l’immobilisme est un déclin. L’Hexagone subit dorénavant les conséquences de l’affrontement des partisans de ces deux exclusivismes conceptuels et culturels, tous deux ennemis de la substance même de l’Histoire, qui est accumulation et transfiguration infinies.

L’ouvrage de Bérénice Levet est une vaste et passionnante méditation sur le droit des peuples à «la continuité historique». A lire d’urgence.

Eric DELBECQUE, Président de l’ACSE et membre du Comité Orwell. Il vient de publier : Le Bluff sécuritaire (Éditions du Cerf) p3_copie_3.jpg

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