Il y a dans la vallée du Var, à mi-chemin entre Digne et Nice, au cœur des Alpes-de-Haute-Provence (le Var est en effet le seul fleuve français qui ne coule pas dans son département) le magnifique village d’Entrevaux fortifié par Vauban. C’est là, au cœur de sa cathédrale, que Robin Renucci, accompagné par Benoît Dumon à la tête de l’ensemble « L’Albizzia », a proposé une lecture musicale de textes religieux. Un moment de grâce, de recueillement, et de perfection artistique tant au niveau de l’interprétation de Robin Renucci que des chœurs, de leur direction et de la présence envoûtante des musiciens.
Précisons tout d’abord la philosophie du projet. À Paris, au XVIIe siècle, pendant la période du Carême, les fidèles se pressaient dans les églises pour écouter les grands prédicateurs du temps. Entre les différentes parties du sermon, l’orateur ménageait des pauses durant lesquelles pouvaient prendre place de petites pièces musicales. Telle fut probablement la destination des « Méditations pour le carême» de Marc-Antoine Charpentier qui ont structuré le concert. Concert qui s’inscrivait dans le cadre de la 3e édition du Festival des «Variations d’Entrevaux».
La passion du Christ
Benoît Dumon, dirigeant l’ensemble L’Albizzia présent au centre de la cathédrale, précise: «Nous avons choisi de nous inspirer de cette pratique ancienne en ponctuant les pièces de Charpentier par des lectures de poèmes mystiques de la même époque effectuées par le comédien Robin Renucci.» Ainsi a-t-on pu entendre d’une voix sobre et profonde «Ô royauté tragique !», poème de Jean de La Ceppède, « Pourquoi gémis-tu sans cesse», d’Alphonse de Lamartine, tiré d’Harmonies poétiques et religieuses, « Les Larmes de Saint Pierre», de François Malherbes, le « 12e poème du chemin de croix » , de Paul Claudel, « Elle était là debout, la mère douloureuse » des « Contemplations » de Victor Hugo et la « Prière contemplative » extraite de « Sagesse » de Paul Verlaine. Autant de poèmes évoquant tous la passion du Christ, illustrant avec soin les dix méditations de Charpentier que l’on a pu entendre à savoir :
- I Desolatione desolata est terra
- II Sicut pullus hirundinis
- III Tristis est anima mea
- IV Ecce Judas
- V Cum cenasset Jesus
- VI Quaerebat Pilatus dimittere Jesum
- VII Tenebrae factae sunt
- VIII Stabat mater dolorosa
- IX Sola vivebat in antris
- X Tentavit Deus Abraham
« Les thèmes de ces dix méditations épousent la progression chronologique de la passion : Désolation du monde, Prière du pécheur, Jésus annonçant sa mort prochaine à ses disciples, Trahison de Judas, Reniement de Pierre, Jésus présenté à Pilate, Mort de Jésus, Lamentation de la Vierge, Lamentation de Madeleine, Sacrifice d’Isaac», explique Benoît Dumon qui ajoute: « De prime abord, ces méditations ont un aspect sobre et dépouillé, parfaitement adapté au caractère austère et introspectif du temps de carême. Mais on se rend très vite compte que ces œuvres dissimulent avec une grande habileté un langage d’une infinie sophistication. Mélismes et contrepoints côtoient affects puissants, symboles forts, ruptures rythmiques, rhétorique quasi théâtrale. Charpentier réussit à la perfection l’alliance impossible de la sobriété imposée par le carême à un style baroque fourmillant d’inventivité, l’alliance de l’héritage de la Renaissance à la folie créatrice de son temps, de la fougue italienne à l’élégance française. » Dans l’écrin de la cathédrale d’Entrevaux le résultat fut saisissant. Intense moment où Robin Renucci et l’ensemble des participants chœurs, solistes, musiciens, chef, ont servi avec humilité et grandeur les textes, et cette musique, hymne au sacré et à l’élévation de l’esprit.
John Fante à « La Criée »
Changement de décor mais pas d’état d’esprit, avec ce spectacle « Père et fils », que Robin Renucci a construit en compagnie de Evelyn Loew, et qu’il a, dans le cadre du festival « Oh les beaux jours ! », interprété en tant que récitant à La Criée de Marseille, aux côtés du musicien Raphaël Imbert et de la dessinatrice de presse Coco. Celle-ci, scénariste et autrice de bandes dessinées, qui est un des crayons majeurs de Charlie Hebdo, et Libération, enrichissait les lectures de Robin Renucci non de simples illustrations mais de magnifiques voyages graphiques projetés sur l’écran de la Criée. Musicien autodidacte Raphaël Imbert, aujourd’hui directeur de l’INSEAMM (Institut national supérieur d’enseignement artistique Marseille-Méditerranée) fait envoler quant à lui les notes de son saxophone magique avec là aussi une véritable spiritualité dans son jazz inventif.
Extrait de la nouvelle « 1993 was a bad year » texte que l’on trouve à l’intérieur de « L’orgie » -publiée à titre posthume en 1985 par John Fante paru chez Bourgois/10-18), dans une traduction de Brice Mathieussent- ce spectacle serre la gorge, fait rire et s’impose comme un hymne à la littérature. A la fois drôle et triste, la nouvelle est une histoire de classe et de lutte individuelle pendant les temps difficiles en Amérique. Offrant un aperçu de l’expérience italo-américaine de l’enfance jusqu’à l’age adulte d’un narrateur, sorte de double de John Fante, la nouvelle pose un certain nombre de questions essentielles : « Comment un jeune homme de la troisième génération d’immigrés peut à la fois adorer et rejeter ses parents : une mère obsédée par la religion et un père maçon ? Comment, malgré le violent conflit qui les oppose, le lien d’amour et d’affection peut renaître, non plus imposé mais choisi ? Comment les injustices sociales sont humiliantes et inhibantes, mais aussi un puissant moteur de révolte, d’énergie et de réussite? Comment échapper au déterminisme d’une vie programmée quand on veut devenir un champion de base ball ? » Avec au centre l’ idée que «à dix-sept ans on peut se tromper complètement sur sa vocation et ce n’est pas grave ! À dix-sept ans on peut être en proie à des émotions exacerbées». « Père et fils » secoue les lignes en offrant un tableau social des plus terribles. L’amitié du narrateur avec Kenny, issu d’une famille socialement aisée, la pauvreté du père, et cette histoire de bétonnière que le fils lui a dérobée pour tenter (en vain) de la revendre, la restitution poignante de l’objet « emprunté » la notion de pardon et de résilience, autant de moments fondateurs du récit. Robin Renucci sans effets, fidèle en cela à sa volonté toujours affichée de ne pas servir un quelconque ego mais un auteur qu’il admire, fait ici encore des prouesses, et nous donne à entendre un des grands textes en partie autobiographique d’un John Fante virtuose des lettres et scrutateur des âmes.
Jean Giono en novembre à Rousset
Robin Renucci que l’on retrouvera sur scène notamment à la Salle Émilien Ventre de Rousset où le 5 novembre prochain il proposera une lecture de textes extraits de « Que ma joie demeure » de Jean Giono dans une adaptation signée là encore Evelyne Loew. Et ce accompagné au violon par Bertrand Cervera avec qui il avait enchanté le public du Théâtre du Chêne noir d’Avignon dans une lecture du « Premier homme » de Camus. On le voit, à l’image du facteur du roman de James M. Cain, mais avec des intentions certes plus pacifiques, le talent de Robin Renucci sonne toujours non pas une.. mais plusieurs fois.
Jean-Rémi BARLAND