L’idée de donner les deux opéras de Gluck « Iphigénie en Aulide » et « Iphigénie en Tauride » en une seule soirée, le metteur en scène Dmitri Tcherniakov l’a eue il y a quelques années. Et c’est en 2024 qu’il peut la réaliser au festival d’Aix-en-Provence qui lui a même proposé de faire l’ouverture de la manifestation. C’était mercredi soir au Grand Théâtre de Provence.
L’idée était séduisante car même si les deux œuvres ont été composées à cinq ans d’intervalle, vingt années d’histoire se sont écoulées entre elles. Le temps pour l’héroïne Iphigénie de passer du statut de sacrifiée à sacrificatrice, et de sa position de jeune femme à celle de femme mûre, le temps de la guerre de Troie et le temps de la destruction de la famille des Atrides. Il y avait de quoi faire pour Tcherniakov qui affectionne travailler sur la psychologie de ses personnages. Mais ici son travail ressemble au verre demi vide ou demi plein, c’est selon. Car son « Iphigénie en Aulide » est bien mièvre, dans la lignée d’une Carmen qui fit débat en 2017 et d’un Cosi fan tutte indigeste en 2023.
Après une pause d’une heure et demi, place à « Iphigénie en Tauride » qui livre un plateau où le palais embourgeoisé des Atrides n’est plus qu’un squelette métallique. La folie, guerrière et familiale, est passée par là et Iphigénie à vieilli trop vite, hantée par le souvenir de son frère Oreste. Ici la densité du travail de Tcherniakov, même si les clichés, notamment vestimentaires, sont toujours là, est un peu plus palpable. La direction d’acteurs existe et on est assez éloignés du Gloubi boulga initial en Aulide. Le metteur en scène ne fait pas dans le génie mais va à l’essentiel : donner du sens aux personnages et soigner la dimension dramatique des retrouvailles entre Iphigénie et Oreste. Propos servi par une distribution différente de la première, à l’exception de l’héroïne et de deux comprimari Soula Parassidis, excellente Diane, voix ronde et bien placée et Tomasz Kumiega.
Il va sans dire que la performance majuscule de cette soirée est celle de Corinne Winters qui traverse les deux œuvres avec une présence chargée de sens et d’émotion et dont la voix sait parfaitement s’adapter à des registres différents. C’est Florian Sempey qui campe Oreste avec puissance et folie, hanté qu’il est par son matricide vengeur de Clytemnestre qui, elle même, avait supprimé son époux Agamemnon. A ses côtés, le Pylade de Stanislas de Barbeyrac impose son amitié virile et une certaine sensibilité, alors qu’Alexandre Duhamel, habité, impressionne, vocalement et scéniquement, dans le rôle royal de Thoas. Un trio « made in France » qui impose ses qualités aux côtés de la soprano américaine.
Pour « Iphigénie en Aulide », Russell Braun fut un Agamemnon en demi-teinte, Véronique Gens une Clytemnestre évaporée et tragique, Alasdair Kent un Achille bouillonnant dont la voix ne nous a pas séduits et Nicolas Cavalier un honnête Calchas, Soula Parassidis (Diane), Lukas Zeman et Tomasz Kumiega complétant le casting. Si, sur le plateau, Corinne Winters s’est taillée la part du lion, dans la fosse, Emmanuelle Haïm, qui dirigeait pour la première fois en concert ces deux œuvres de Gluck a illuminé ces partitions à la tête de l’orchestre et du chœur Le Concert d’Astrée. Beaucoup de sensibilité et d’intelligence dans une direction totalement adaptée à un théâtre pas vraiment conçu pour la musique baroque. De la belle ouvrage.
L’accueil réservé à cette production fut chaleureux, une partie de la salle n’hésitant pas à se lever pour acclamer les interprètes. Tcherniakov, lui, n’a pas été sifflé et Emmanuelle Haïm arborait un large sourire. En ce qui nous concerne, nous sommes passés d’une déception en Aulide à une relative satisfaction en Tauride… C’est ainsi que s’est ouverte l’édition 2024 du festival d’Aix-en-Provence.
Michel EGEA
Pratique: « Iphigénie en Aulide » et « Iphigénie en Tauride » de Christoph Willibald Gluck au Festival d’Aix-en-Provence (Grand Théâtre de Provence). Autres représentations les 8, 11 et 16 juillet. Plus d’info et réservations festival-aix.com