Lundi 14 août 2017. 20h10. Commune de Sept-Sorts. Au volant de sa BMW grise un homme que l’on appelle ici P. fonce sur la terrasse d’une pizzeria. Angela 13 ans meurt sur le coup. On va secourir des dizaines de blessés.
Justin Morin qui fera partie des journalistes couvrant le procès y rencontrera Betty, la mère d’Angela, Sacha, le père de la victime grièvement blessé ainsi que Nikola et Dimitri, quatre ans qui passera plusieurs mois à l’hôpital. Tentant de comprendre ce qui a pu pousser ce garçon sans histoires à devenir un tueur Justin Morin observe, écoute tous les témoignages et se trouve intrigué par celui de la sœur de P. qui, interrogée sur le fait de savoir si ce drame était un accident répond « oui » et ce à la stupeur générale alors qu’elle avait eu connaissance de toutes les preuves contraires.
Après le verdict énoncé par le président condamnant P. à la prison à perpétuité pour assassinat, verdict prononcé à l’unanimité des juges et des jurés, Justin Morin a voulu rencontrer la sœur du prévenu qui n’a cessé de prendre des notes durant les débats. Ne souhaitant pas donner suite à sa requête arguant que c’était trop tôt, la sœur de P. qui n’avait pas envie d’être là, qui a coupé les ponts avec sa famille, disparaît de la vie du romancier non sans l’avoir bouleversé par l’idée que finalement « on n’abandonne pas un frère, fût-il un monstre. »
Digne de Truman Capote
Remarquablement écrit, sans effets de prétoire, sans pathos, mais avec une vérité journalistique imposante d’honnêteté, construit en trois parties, « On n’est plus des gens normaux » est un grand choc pour le lecteur non seulement pour son contenu que dans sa forme. Dans un premier temps on suit cette famille, au moment de l’accident et ce qui viendra juste après. On nous informera peu à peu notamment sur les nombreux soins et opérations que devront subir Dimitri et Sacha, sur la mort d’Angela, son enterrement, l’émotion que cela suscite, les marches blanches, sur le conducteur, P, non blessé et qui fut été immédiatement arrêté, sur les liens familiaux très forts qui se resserrent après le drame.
Dans la seconde partie consacrée au procès, l’auteur né à Rouen en 1990 et qui anime des ateliers radio en milieu scolaire nous explique sa démarche, comment il en est arrivé à rencontrer la famille d’Angela, et pourquoi il a alors ressenti le besoin d’en faire un livre. La dernière partie enfin, purement fictionnelle interroge le réel en puisant dans l’imaginaire. Justin Morin de prendre la parole pour essayer de comprendre et précisant que la sœur pourrait s’appeler Lisa fait de celle-ci un personnage de fiction dont l’interrogation principale pourrait renvoyer à la question biblique : «Suis-je le gardien de mon frère ? » Il creuse des tunnels narratifs il invente, il imagine, il foudroie, il bouleverse. Il se raconte aussi en tant que jeune papa dont le regard sur cette affaire change par rapport à ce qu’il avait vécu avant la naissance de son enfant. Nous ne sommes pas loin de la démarche et du talent de Truman Capote dans son livre « De sang froid », Justin Morin possédant un œil qui entend et une oreille qui voit. Ou l’inverse…. En effet les confessions des uns et des autres trouvant écho en lui, son travail de romancier débouche sur un mentir-vrai romanesque des plus exemplaires. Il lui fallait trouver la bonne distance par rapport à cette histoire qui n’était pas la sienne, mais dont il transporterait dit-il toute sa vie « quelque chose qui appartient à la famille d’Angela ». Il y est parvenu avec humilité et une éclatante maîtrise de conteur. Un grand livre coup de poing qui pourrait illustrer la première phrase d’Anna Karénine : « Les familles heureuses se ressemblent toutes. Les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon.»
Jean-Rémi BARLAND
« On n’est plus des gens normaux » par Justin Morin. Éditions La Manufacture des Livres – 251 pages – 16,90 €