Leur ouvrage « Tueurs à gages, enquête sur le nouveau phénomène des shooters » paru chez Flammarion est glaçant. L’ultra violence sourd à chaque page. Les « shooters » ce sont ces jeunes adolescents qui, pour 15 ou 20 000 €, abattent froidement la cible désignée par un commanditaire. Pas de contact. Tout se fait sur messagerie cryptée. C’est l’ubérisation du crime. Ces ados connaissent à peine le maniement des armes. Ils tuent parfois les yeux fermés et postent leur crime sur les réseaux sociaux. Rencontre avec l’un des auteurs du livre, Jean-Michel Decugis.
Destimed: Vous êtes trois journalistes d’investigation du Parisien à avoir participer à cette enquête. Quelle est sa genèse ?
Jean-Michel Decugis : On a voulu comprendre la mutation qui s’opérait dans la criminalité organisée. On a eu en 2023 près d’un « narchomicide » chaque semaine à Marseille. 49 tués sans compter les blessés graves à l’arme lourde. Avant on avait des caïds qui s’entretuaient. C’est le cas pour la « Brise de mer en Corse». Des tueurs à gages professionnels tuaient les hommes forts du clan rival, là on passe à autre chose. On terrorise les points de deals en rafalant avec des kalachnikovs. On emploie des petites mains sans expérience pour commettre des assassinats avec comme conséquences des dommages collatéraux.
Quand s’est opérée cette mutation ?
Elle remonte au Covid. La paralysie du pays a entraîné une crispation du trafic de drogue. Il était plus difficile de se fournir et d’importer. Certains ont trouvé des combines et en ont profité pour prendre des points de deal comme le clan Yoda. A la sortie du Covid les anciens clans ont voulu réagir. Des alliances de circonstances ont vu la création de la DZ Mafia. Ce sont ces deux groupes qui vont s’entretuer et aboutir à la cinquantaine d’assassinats l’an passé.
Qui sont ces petites mains, ces baby-shooters, comme vous les appelez, qui commettent les crimes ?
Ce sont d’anciens guetteurs ou des revendeurs. Ils ont entre 15 et 20 ans. Ils n’ont souvent pas de casiers judiciaires ou pour de petits trafics de stups. Ce sont majoritairement des gamins déstructurés, en rupture sociale et familiale. Ils sont en quête de valorisation. Appartenir à un groupe criminel leur apporte une gloire éphémère. Ils se fantasment en guerrier comme dans la série « Les Narcos », ces gangs cartellisés à la mexicaine. Ils se transforment en « sicarios », en jeunes tueurs à gage, prêts à tout. Ils reçoivent une photo et les coordonnées GPS de la cible sur messagerie cryptée et se mettent en marche. Ils vivent dans un monde virtuel. Ces jeunes sont des zombies, des montres. Ils sont morts dans leur tête alors la vie n’a aucune valeur.
C’est en quelque sorte une ubérisation de la criminalité organisée ?
Oui et la police comme la justice n’ont rien vu arriver. Nous non plus d’ailleurs. Il a fallu du temps pour saisir ce nouveau mode opérationnel. On a affaire à une main d’œuvre kleenex dont se servent les commanditaires souvent réfugiés à l’Étranger ou en prison. Cela obéit au même ressort que le djihadisme. Les assassinats perpétrés en France sont souvent téléguidés depuis la Syrie ou un autre pays via des boucles numériques. Ces clans ont la même forme criminelle mais sans la dimension religieuse.
On a affaire à de l’ultra violence?
Quand vous êtes « chouf « (guetteur) à 9 ou 10 ans, que vous êtes « charbonneur» (vendeur de stupéfiants) sur les points de deal à 12-13 ans, que vous entrez précocement dans la violence eh bien vous basculez rapidement dans l’ultra violence. C’est la loi du plus fort, Il faut faire régner la terreur à coup de « guitare » (kalachnikov) sur les points de deal, dans les quartiers ou au niveau d’un clan. Peu importe qui se trouve là. Résultat les dommages collatéraux se multiplient -Socayna, 24 ans, décédée dans son appartement cité Saint-Thys dans le 10e arrondissement de Marseille, Fayed, 10 ans, tué dans la voiture de son oncle à Nîmes, un garçonnet de 5 ans entre la vie et la mort après avoir pris une balle dans la tête sur fond de trafic de drogue à Rennes-. Les codes ont changé, c’est du sans foi, ni loi.
On peut parler d’une cartellisation des groupes criminels en France ?
Absolument. Si on prend le clan de la DZ Mafia, elle gagne du terrain par l’ultra violence avec ses règles, ses tarifs, son image. Le chef opérationnel se fait appeler Jalisco (nom d’un des plus importants cartels mexicains) et Nemesio (nom du chef de ce cartel). On a une vraie imitation de ces gangs. La DZ mafia possède ses fédérations criminelles, ses franchises avec une marque et un savoir-faire sur le plan logistique et humain. Elle fonctionne comme une pieuvre, possède une centaine de réseaux en France et un millier d’hommes environ. La DZ Mafia est presque devenue un mythe. Récemment, elle a fait « une conférence de presse» avec des hommes encagoulés. Une vidéo, postée sur les réseaux sociaux, pour réfuter les accusations de narchomicides après le meurtre d’un adolescent de 15 ans et un chauffeur de VTC. On tue mais pas comme ça… Pourtant ils le font.
Et l’épicentre, le laboratoire de la DZ Mafia est bien sûr Marseille
Oui et j’avoue que ça été notre grande surprise. Dans notre enquête quand on tire les ficelles on revient toujours à Marseille. Que le crime ait été commis dans la cité phocéenne, à Paris, Nîmes, Avignon, Valence, Dijon ou Montpellier voire à l’Étranger. C’est de Marseille que tout part. La main d’œuvre ou les armes. Marseille est une sorte de pieuvre qui étend ses tentacules bien au-delà de la ville quand la police donne des coups de boutoirs dans les quartiers nord.
L’un de ces gangs se nomme la DZ Mafia. Peut-on parler d’une mafia de la drogue à Marseille ?
Le trafic de drogue brasse tellement d’argent (3 à 6 milliards d’euros selon les estimations du ministère) que les moyens de corruption sont infinis. Élus, gardiens de prison, policiers voire monde judiciaire sont « tamponnés », approchés par les trafiquants à Marseille. Si ça mord, banco, sinon les moyens de pression peuvent exister. Visiblement tout s’achète sinon comment expliquer que des caïds, à l’isolement, arrivent à gérer des points de deal ou à commanditer des assassinats. Le jeune de 14 ans qui a abattu un chauffeur de VTC était guidé depuis sa cellule d’Aix-Luynes par un gros bras ! Le téléphone n’a pu rentrer que grâce à un surveillant. Avant la prison stoppait les activités des têtes de réseaux, là c’est l’inverse ils font fructifier leurs affaires voire grimpent dans la hiérarchie. La prison est devenue une plateforme de télétravail, une agence de consultants du crime. C’est ça l’ubérisation du meurtre. Et cela va au-delà, la mafia aurait tenté de placer ses hommes à elle dans les concours de policiers et gardiens de la paix !
Votre enquête est glaçante tant l’ultra violence sourd dans toutes les pages alors a-t-on perdu la guerre ?
La police et la justice travaillent du mieux qu’elles peuvent à Marseille. 189 suspects ont été mis en examen mais elles sont submergées. Il faudrait mettre de gros moyens comme on l’a fait pour lutter contre le terrorisme et le djihadisme. Il y a une asymétrie entre les moyens police-justice et ceux des narcotrafiquants. Aujourd’hui tout le monde semble mesurer les risques que comporte le narcotrafic. C’est assez récent. Avant on disait : « Tant qu’ils se tuent eux… ». Ce n’est plus le cas actuellement, les Socayna et Fayed démontrent que tout le monde peut-être une victime des « shooters ». Un temps on a perdu pied. Il fallait appréhender cette mutation complexe dans le trafic et les meurtres. Aujourd’hui on comprend ce qui se passe mais les gangs ont toujours un coup d’avance. Il manque un parquet national antiterroriste. S’il avait existé peut-être que la dangerosité de Mohamed Amra aurait été prise en compte lors de son transfert et on aurait évité la mort de deux surveillants pénitentiaires. L’autre inquiétude est que la police judiciaire peine à recruter. Le métier est peu valorisant avec la somme de procédures à rédiger.
On mise beaucoup sur la répression actuellement, c’est suffisant ?
C’est nécessaire et efficace mais c’est du court terme. On montre l’action (avec les opérations place nette XXL voulue par le Président) mais cela ne suffira pas. Il faut faire de la prévention. Prendre le mal à la racine. On a laissé le trafic de stups se développer dans les quartiers. Les enfants sont déscolarisés et happés par le trafic dès l’âge de 9 ans. Si on ne les sort pas de là pour les mettre dans des structures performantes on va à l’échec. L’ASE (Aide sociale à l’enfance) n’est pas toujours adaptée. L’ado de 14 ans qui a tué le chauffeur de VTC avait été placé à l’ASE à l’âge de 9 ans. Si on ne s’attaque pas à cela on risque de voir une déliquescence de l’État de droit et de nous diriger vers un narco État comme le relevait la commission parlementaire qui a entendu de nombreux protagonistes police-justice à Marseille.
Quelle évolution risque-t-on d’avoir dans le narcotrafic ?
On l’a vu, l’ensemble de la France est aujourd’hui touché. Des villes moyennes sont gangrénées, nos ports sont encore trop des passoires et les trafics de Rotterdam ou d’Anvers ont tendance à migrer chez nous car ils ont pris plus de mesures. La fabrication d’armes avec une imprimante 3D va s’amplifier (l’une d’elles a déjà fait une victime à Marseille), donc plus de numéro de série sur l’engin. Des drones tueurs pourraient aussi se développer pour commettre des assassinats. L’ubérisation du crime devrait se poursuivre tant les candidats, souvent des ados, sont nombreux. Les commanditaires, eux, sont loin de tout cela. Ils pilotent l’ensemble par messageries cryptées et continuent d’étendre leurs réseaux bien au-delà de Marseille qui demeure encore une place forte.
Après la parution du livre « Tueurs à gage, enquête sur le nouveau phénomène des shooters », le parquet a ouvert une enquête pour violation et recel à la suite de plaintes. L’enquête a été confiée à l’IGPN.
Propos recueillis par Joël BARCY