Marseille. Théâtre de la Belle de Mai – « Le mage du Kremlin » dans une fascinante adaptation théâtrale signée Roland Auzet

« On disait depuis longtemps les choses les plus diverses sur son compte. Il y en avait qui affirmaient qu’il s’était retiré dans un monastère au mont Athos pour prier entre les pierres et les lézards, d’autres juraient l’avoir vu dans une villa de Sotogrande s’agiter au milieu d’une nuée de mannequins cocaïnés. D’autres encore soutenaient avoir retrouvé ses traces sur l’aéroport de Chardja, dans le quartier général des milices du Donbass ou parmi les ruines de Mogadiscio. Depuis que Vadim Baranov avait démissionné de son poste de conseiller du Tsar, les histoires sur son compte, au lieu de s’éteindre s’étaient multipliées. » Ainsi débute « Le mage du Kremlin » le roman de Giuliano da Empoli qui, grand prix de l’Académie Française en 2022 frôla le Goncourt.

 

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Hervé Pierre & Philippe Girard dans le Mage du Kremlin (Photo Thomas O’Brien)

 

Les confessions explosives d’un poète parmi les loups

Texte en forme de confession intime qui raconte le parcours de Vladimir Poutine de la fin de l’ère Eltsine aux débuts de la guerre en Ukraine, montrant comment l’actuel patron de la Russie élimina un à un tous ses adversaires politiques « Le mage du Kremlin » fait aujourd’hui l’objet d’une adaptation théâtrale signée Roland Auzet. Ayant signé également la mise en scène, ce dernier a bien entendu enlevé des passages du roman, pour faire rentrer le récit dans un format compatible avec les planches, mais il en a rajouté d’autres comme une plongée ô combien terrifiante dans les événements récents de la guerre en Ukraine. On y voit apparaître par exemple en vidéo un comédien incarnant Prigojine débattant avec Vadim Baranov. Quelques mots s’imposent concernant ce personnage d’émissaire russe. Totalement inventé par le romancier Giuliano da Empoli, qui relate dans le roman sa rencontre imaginée à Moscou, Vadim Baranov retiré des affaires au moment du récit, raconte de manière assez calme sa jeunesse, sa vie dans les années 1990 en Russie, son apport à l’ascension politique du nouveau « Tsar », à partir de 1999, et son expérience du pouvoir. Si Vadim Baranov est totalement fictif il partage de nombreux traits communs avec Vladislav Sourkov, qui, amateur de rap, metteur en scène de théâtre d’avant-garde, écrivain et homme d’affaires, fut le réel homme de l’ombre de Poutine. « Un poète parmi les loups», pourrait-on dire de lui

Une mise en scène magnifiant l’esprit de révolte

Pas ici de discussions au coin du feu comme pouvait l’être le roman. Roland Auzet, dont on ne dira jamais assez combien son intelligence est toujours au service de l’auteur qu’il met en scène, propose une approche révoltée des différents personnages que nous croisons. Et en premier lieu celle de Baranov, dont la parole complexe finit par avouer à son interlocuteur principal, (le journaliste français Pierre Barthélémy venu l’interroger) qu’il ne reconnaît plus la Russie dans celle de Poutine. « J’ai voulu faire partie de mon époque pas d’en être le spectateur», dira-

 

t-il. Aucune complaisance donc, pas d’empathie non plus pour le « Tsar » mais une grande douleur exprimée quant au destin par exemple de Boris Berezovsky, pas le pianiste, mais le concessionnaire de voitures, devenu homme de médias, qui d’abord proche de Poutine se verra écarté, et finira par se pendre avec sa cravate dans une chambre à Londres. On notera également la présence de femmes rebelles, rappeuses, et musiciennes, révolutionnaires masqués, avec un apport très poignant d’une chanson russe interprétée avec une intensité rare.

Interprètes prodigieux

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« Le mage du Kremlin  » (Photo Thomas O’Brien)

Décor unique qui représente l’intérieur de Baranov à Moscou, ou les bureaux de Poutine au Kremlin, de la guerre en Tchétchénie à la crise ukrainienne, en passant par les Jeux olympiques de Sotchi, « Le mage du Kremlin » est le récit théâtral d’une Russie contemporaine. Dévoilant les dessous de l’ère Poutine, le projet est aussi d’offrir une tragique méditation sur le pouvoir mortifère. «Le destin des Russes c’est d’être gouverné par les descendants d’Ivan le Terrible , peut-on entendre. Avec lucidité et une certaine tristesse dans le regard on fera dire au détour d’une présentation politique des faits « La Russie, c’est un mélange de prisons et de jardins d’enfants». Ne démontrant jamais rien, mais montrant les choses dans leur immense cruauté la pièce dont le début est un peu trop lent (on voit durant de longues minutes les comédiens balayer le sol sans trop qu’on comprenne pourquoi) est servie par des interprètes prodigieux.

En premier lieu Philippe Girard, acteur déjà exemplaire chez Olivier Py donne à son personnage de Baranov une intensité bouleversante. Il est absolument inoubliable et virtuose autant par le texte que par ses déplacements sur scène. A ses côtés Hervé Pierre qui joue essentiellement Berezovsky montre une fois encore qu’il est un acteur de la trempe des Michel Bouquet, Louis Jouvet ou Raimu. Lui qui fut un comédien de La Comédie-Française, une  institution qu’il vient de quitter, acteur qu’on a croisé au cinéma en médecin auscultant Maigret/Depardieu dans le film de Leconte, il apparaît et il se passe immédiatement quelque chose. De grand, de décisif, de vertigineux. On saluera également les prestations de Stanislas Roquette dans le rôle de Pierre Barthélémy, des comédiennes Karina Beuthe-Orr, Irène Ranson Terestchenko, et Claire Sermonne, dont la technique de jeu n’a d’égale que leur présence magnétique.

Andranic Manet, ancien rappeur, fils d’exilés russes, interprète le rôle de Vladimir Poutine

Destimed Andranic Manet incarne Poutine dans Le Mage du Kremlin Photo Thomas OBrien
Andranic Manet incarne Poutine dans « Le Mage du Kremlin « (Photo Thomas O’Brien)

Et puis, il y a dans le rôle de Vladimir Poutine, le comédien, Andranic Manet, ancien rappeur, dont a dit ici le plus grand bien pour sa prestation au cinéma dans « Mes provinciales » de Jean-Paul Civeyrac. Inoubliable dans des films comme « Le roman de Jim » des frères Larrieu, « Réparer les vivants » de Katell Quilevere, « Les amandiers » le long métrage de Valéria Bruni-Tedeschi, « La montagne » de Thomas Salvadore, « L’amour ouf » de Gilles Lelouche (dont on vous reparlera prochainement) ou sur les planches dans « Platonov » de Tchekhov mis en scène par Sébastien Pouderoux souvent partenaire d’Hervé Pierre à la Comédie-Française, Andranic Manet possède une âme slave et un jeu d’une inventivité de tous les instants.

Choix plus que judicieux donc de lui avoir confié le rôle de Poutine qu’il interprète avec une force inégalable. Sans doute un tournant dans sa carrière :«Incarner ce monstre relève du défi excitant pour un acteur »,  confie-t-il avant d’ajouter : « En réalité, il a des dons oratoires proches de zéro. Le texte raconte comment cet homme qui a été placé là a réussi à éliminer tous les gens autour de lui pour accéder au pouvoir»,  dit-il avant que de préciser que «lorsqu’il monte sur scène tous les soirs, il le fait à la fois pour tous les gens qui souffrent du conflit actuellement, mais aussi pour tous les acteurs russes qui aimeraient pouvoir jouer Vladimir Poutine sur scène et qui ne le peuvent pas.»

Fils d’acteurs russes exilés en France avant la chute du Mur en 1991, Andranic Manet dit que la culture russe fait partie de lui :«Cela  m’a permis de rajouter un peu de texte en russe pour incarner Poutine, pour faire entendre ce ton de voix un peu glacial» . Il souligne le paradoxe «terrible et angoissant» de ce pays, «qui a accouché de tant d’artistes et qui s’amourache de Vladimir Poutine, au point de lui confier la vie de leurs enfants pour une guerre absurde» . Ici il boxe avec les mots comme il le faisait lors de ses battles de Rap et, inquiétant à souhait, n’en faisant pas trop, mettant son personnage à distance de lui, sans aucune tentation d’empathie, ou d’admiration.

Une réflexion sur les technologies modernes

Au final, un spectacle unique où il est montré entre autres que « la plupart des hommes de pouvoir tirent leur aura de la position qu’ils occupent et qu’à partir du moment où ils la perdent, c’est comme si la prise avait été arrachée. Que l’élite russe est unie par un fond commun de misère que chacun de ses membres a traversé avant d’arriver aux villas de la Côte d’Azur et aux bouteilles de Pétrus. Que la politique a un seul but : répondre aux terreurs de l’homme. C’est pourquoi au moment où l’État n’est plus capable de protéger les citoyens de la peur, le fondement même de son existence est remis en discussion. Il n’y a rien de plus sage que de miser sur la folie des hommes. » Et en filigrane de proposer une réflexion sur les technologies modernes : « Nous avons cru longtemps que les machines étaient l’instrument de l’homme, mais il est clair aujourd’hui que ce sont les hommes qui ont été l’instrument de l’avènement de la machine. La transition se fera doucement : les machines n’imposeront pas leur domination sur l’homme, mais elles entreront dans l’homme, comme une pulsion, une aspiration intime», entend-on. « Toutes les technologies qui ont fait irruption dans nos vies ces dernières années ont une origine militaire. Les ordinateurs ont été développés pendant la Seconde Guerre mondiale pour déchiffrer les codes ennemis. Internet comme moyen de communication en cas de guerre nucléaire, le GPS pour localiser les unités de combat, et ainsi de suite. Ce sont toutes des technologies de contrôle conçues pour asservir, pas pour rendre libre.» Constat terriblement lucide que dresse da Empoli qui fait donc de ce « Mage du Kremlin » une œuvre moderne. Dont on ne dira jamais assez que la force visuelle et textuelle qu’en donne Roland Auzet sur scène (nous sommes en présence d’un vrai moment de théâtre) est aussi tellurique que le propos du roman. Inoubliable de bout en bout.

Jean-Rémi BARLAND

«Le mage du Kremlin » au Théâtre National de Nice du 27 au 29 novembre 2024 et au Théâtre Francis Palmero de Menton le 3 décembre 2024

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