Marseille -Théâtre de La Criée. « Edène » d’Alice Zeniter : un spectacle de haut niveau culturel, politique et artistique

« Edène » d’Alice Zeniter, librement inspiré de « Martin Eden » est une poignante plongée dans la dureté du monde du travail manuel autant qu’une réflexion sur la création littéraire.

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Edène, une vision féministe de « Martin Eden » de London, signée Alice Zeniter. Photo Simon Gosselin

Un monde de violence sociale et d’écriture

Est-il possible de produire du beau lorsqu’on vend sa force de travail dans des conditions épuisantes ? Telle est, pour Alice Zeniter, l’une des questions que pose le roman « Martin Eden » écrit en 1909 par Jack London. Ce texte puissant, l’autrice n’a cessé de le lire depuis l’enfance et nous en propose aujourd’hui une adaptation théâtrale des plus percutantes donnée en ce moment-même dans le théâtre marseillais de La Criée. La Bretagne a remplacé la Californie où se déploie le roman, et Martin, le prolétaire devient Edène, une jeune femme noire. C’est donc un regard très féministe qu’Alice Zeniter pose sur la matrice du roman de London. Pas étonnant quand on sait combien ses propres textes qui dénoncent en filigrane le patriarcat et la domination masculine sont parfois aussi des réflexions sur le racisme et sort des minorités. Dans « Frapper l’épopée », par exemple, son nouveau roman qui paraît chez Flammarion, où l’on voit Tess, professeure revenue à Nouméa après des études à l’Université d’Aix-Marseille, se préoccuper du sort des Canaques par le biais d’une plongée dans l’histoire de ses ancêtres. C’est toute la Nouvelle-Calédonie qui surgit sous sa plume comme l’était la Californie dans l’écriture du « Martin Eden » de Jack London.

Cinq actrices puissantes

Traitant de la violence des classes, évoquant aussi des amours (féminines) contrariées « Edène » déploie sa scénographie dans le monde sans âme et très violent d’une blanchisserie industrielle en place dans un abattoir où les cadences infernales et la dureté des gestes répétés abîment les mains et broient corps. Avec la manière dont on souligne l’inhumanité de ces gestes répétitifs dans des scènes rappelant certains moments clefs du film de Chaplin « Les temps modernes » Alice Zeniter secoue les lignes, bouscule les esprits pour offrir une ode aux femmes et à l’écriture qui fait écho à « Je suis une fille sans histoire » son précédent spectacle joué à La Criée en 2023.

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Edène, une vision féministe de « Martin Eden » de London, signée Alice Zeniter. Photo Simon Gosselin

D’une force visuelle rare où le rouge sur le blanc des linges frappe l’œil pour atteindre les consciences des spectateurs, cette pièce de théâtre brosse principalement le portrait d’Edène, jeune femme précaire qui veut écrire un chef d’œuvre car la littérature l’enivre. Tandis qu’elle est hébergée chez son amie Gigi et sa compagne Hory, elle fait la rencontre fortuite d’Ariane, et surtout de Rose, deux femmes issues de cette bourgeoisie culturelle à laquelle elle n’appartient pas. Parce qu’elle veut conquérir le coeur de cette dernière, mais aussi pour satisfaire son ardent désir de produire un grand texte, Édène ne ménage pas sa peine et, écrit, écrit sans cesse sous le regard sceptique de son entourage qui ne pense pas qu’elle réussira à se faire publier. Pourtant passant ses nuits à peaufiner son œuvre, enchaînant dans des cadences infernales moments de création et d’asservissement social Edène y parviendra.

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Camille Léon Fucien incarne Edène Photo Simon Gosselin

Editée avec des textes érotiques très alimentaires, saluée pour un autre décrivant de manière réaliste l’entreprise où elle travaille et les femmes qui l’entourent la jeune femme est de toute évidence une créatrice littéraire. Pour l’incarner Alice Zeniter a choisi de confier le rôle d’Edène à Camille Léon-Fucien, et on ne peut qu’applaudir. Diplômée depuis 2022 du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, dans lequel elle a reçu les enseignements de Xavier Gallais, Nada Strancar, Ariane Ascaride, Robin Renucci et Ariane Mnouchkine, cette comédienne possède force et subtilité et donne à « l’épopée frappante » de son personnage des accents de tragédie antique, avec on le verra l’intrusion du poids du fatum. Les quatre actrices qui l’entourent à savoir Anna Blagojevic, Leslie Bouchet, Chloé Chevalier et Mélodie Richard, (inoubliable chez Abdellatif Kechiche, Arnaud Desplechin, Christophe Honoré, ou Philippe Ramos) sont au diapason et éclairent de leur interprétation nuancée cette pièce choral où l’on constate que Alice Zeniter est non seulement une autrice importante mais une metteuse en scène inventive. Un spectacle de haut niveau culturel, politique et artistique co-produit par La Criée.

Jean-Rémi BARLAND

A La Criée. 30 Quai de Rive Neuve – 13007 Marseille jusqu’au 1er décembre. Le Vendredi 29 et samedi 30 à 20h. Le dimanche 1er décembre à 16h. Renseignements et réservations au 04 91 54 70 54 du mardi au samedi de 12h à 18h (sauf jours fériés) – Plus d’info et réservations : theatre-lacriee.com

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