Le traquenard indécent dans lequel le Président Trump, bruyamment épaulé par son vice-Président, a piégé le Président ukrainien dans le bureau ovale sous les yeux du monde entier a été un brutal révélateur du nouveau monde dans lequel nous entrons.
Poussant la violence et le mensonge à un niveau inouï, le Président américain a tombé le masque en tenant un langage que Poutine n’aurait pas désavoué et que le dictateur du Kremlin a chaleureusement salué. Le soutien de l’Amérique à l’Ukraine envahie est désormais plus ténu que jamais, tandis que l’alignement de Washington sur les positions de la Russie devient de plus en plus flagrant.Véritablement confronté au comportement d’un chef mafieux, Zelenski est pour sa part sorti littéralement étrillé de la Maison blanche, convaincu qu’il venait de perdre une manche capitale. Mais il a toutefois gardé une carte en main : l’accord sur les terres rares qu’il a refusé de signer, au grand dam des Américains. Ceux-ci considèrent en effet que les ressources minières du sous-sol ukrainien sont précieuses pour leurs ambitions technologiques et ne désarment pas dans leur volonté de les racketter.
Pour les Européens, ce grand moment inouï de « diplomatie » est un point de bascule. Après la volée de bois vert qu’ils avaient reçue du vice-Président américain J.D Vance à Munich le 14 février dernier, les Européens ont tous éprouvé, à l’exception du Hongrois Orban, un sentiment de sidération face au comportement du Président Trump. Dos au mur, ils n’ont d’autres choix aujourd’hui que de s’unir, de réagir et d’imposer un rapport de force.
Quatre chantiers attendent les Européens, qui permettront de mesurer jusqu’où ils seront capables de dépasser leurs seuls intérêts nationaux, de résister à la tentation du chacun pour soi en essayant de s’attirer en loucedé les faveurs de Washington, de consentir, enfin, aux sacrifices qu’impose la prise en charge de leur propre sécurité.
Vis à vis de l’Ukraine, l’urgence pour les Européens est de permettre à Kiev d’être en mesure de poursuivre sa résistance face a l’armée russe. Il ne s’agit plus de viser une hypothétique victoire de l’Ukraine, mais tout simplement d’éviter l’effondrement de l’armée ukrainienne dans le Donbass. Il faudra rapidement puiser dans les arsenaux de chacun, sortir le carnet de chèques, et décider du sort des 200 Mds d’euros d’avoirs russes gelés dans les banques européennes.
Le deuxième chantier qui s’offre aux Européens est celui de leur participation à la table des négociations. Ils sont en effet légitimes à y prendre part pour avoir, depuis trois ans, fourni une aide militaire, financière et humanitaire à hauteur de 132 Mds d’euros, supérieure à celle des États-Unis (114 Mds d’euros) selon les chiffres du Kiel Institute for the World Economy. Ils sont tout aussi légitimes à y participer que la sécurité de l’Europe se joue en Ukraine. Les Européens devront donc peser de tout leur poids afin d’être parties et acteurs d’éventuels accords de cessez-le-feu puis de paix, auxquels ils seront, de surcroît, appelés à apporter des garanties de sécurité
Au delà de l’Ukraine, le moment est venu pour les Européens de sortir du confort dans lequel ils se sont hypocritement complu en laissant aux Américains le soin d’assurer leur sécurité depuis 80 ans. Sur ce registre, et comme ses prédécesseurs, le Président Trump est en droit, et a raison, d’exiger des Européens qu’ils contribuent bien davantage qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent à leur propre sécurité. Seront-ils capables de bâtir un jour une défense européenne, c’est l’un des enjeux centraux du conseil européen extraordinaire qui se tiendra à Bruxelles le 6 mars.
Enfin, loin des considérations stratégiques et géopolitiques, le quatrième chantier qui attend les Européens est celui de la guerre tarifaire transatlantique qui se profile, telle qu’annoncée par le Président américain. Là aussi, les Européens devront s’unir, ne pas trembler et ne pas hésiter à aller au rapport de force.
Dans ce contexte géopolitique bouleversé, marqué par un renversement d’alliance des États-Unis qui force l’Europe à la croisée des chemins, quel positionnement pour la France ?
En retrait de la scène politique française depuis la dissolution, le président de la République investit aujourd’hui, avec une remarquable énergie, le champ qui est constitutionnellement le sien, celui de la défense et de la politique étrangère. Les tribulations de l’Ukraine prise à revers par Washington et soumise à la poussée incessante de l’armée russe illustre, mais peut-être est-il trop tard, le bien-fondé du plaidoyer qu’il n’a cessé de porter depuis sa première intervention à la Sorbonne (septembre 2017), puis en avril 2024, en faveur du rétablissement et de l’affirmation des souverainetés politique, économique et militaire de l’UE.
Poliment mais mollement entendu par ses partenaires européens, le Chef de l’État se déploie sans compter désormais pour maintenir le lien avec les États-Unis, pour soutenir l’Ukraine et pour amener les Européens à affronter enfin leurs responsabilités face aux nouveaux rapports de force qui se dessinent sous nos yeux et qui risquent de faire descendre l’Europe du train de l’histoire.
Si cet engagement du Président doit être soutenu, encore faut il qu’il soit crédible or, là, la France a encore beaucoup de chemin à parcourir :
- Sur l’aide à l’Ukraine, qu’elle soutient sans réserve, la France ne se situe qu’au 10e rang des pays qui fournissent une aide militaire, financière et humanitaire à l’Ukraine, loin derrière l’Allemagne , le Royaume-Uni , le Japon ou encore le Canada, sans parler évidemment des États-Unis.
- Sur le renforcement de notre outil militaire, certes la France dispose de l’une des meilleures armées d’Europe et s’est dotée, héritage inestimable du Général de Gaulle, de l’arme nucléaire. En revanche, nos forces conventionnelles ne sont pas à la hauteur, les armées françaises ayant encore trop peu de tout. Il en va de même de la réalité préoccupante des capacités toujours insuffisantes de notre industrie de défense qui contredit le discours selon lequel nous serions entrés en économie de guerre.
- Sur le plan diplomatique enfin, et bien que les lignes bougent vite à l’heure actuelle, beaucoup de travail reste à faire. Pour la mise en place d’une défense européenne ainsi que d’une base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne, laquelle devra passer par la création d’un fonds européen de défense accompagné d’un « buy european act” pour l’acquisition d’équipements militaires.
Ce sont là deux des enjeux majeurs de la mobilisation diplomatique de la France aujourd’hui. Quelques étoiles commencent heureusement à s’aligner : un partenariat de défense en forte réactivation avec le Royaume-Uni sur la base de la déclaration commune de Saint-Malo (décembre 1998) et des traités franco-britanniques de Lancaster House (novembre 2010), l’arrivée prochaine à la tête de l’Allemagne d’un nouveau chancelier beaucoup plus enclin à resserrer les liens du couple franco-allemand et beaucoup plus lucide que son pâle prédécesseur sur ce qui se joue en Ukraine, une Pologne qui est en train de devenir la première armée d’Europe et qui, compte tenu de sa géographie et de son histoire, commence à comprendre que la protection américaine n’est plus définitivement acquise et que sa sécurité passe aussi par l’émergence d’une défense européenne.
Au-delà de ces points d’appui et avec eux, la France doit porter ses efforts auprès de tous les États membres de l’UE qui ont jusqu’ici joué benoîtement les passagers clandestins de la défense européenne en prospérant douillettement depuis des années sur l’illusion d’un parapluie américain éternel.
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Ce qui s’est passé dans le bureau ovale le 28 février 2025 n’a pas été seulement l’humiliation d’un homme mais l’humiliation de tout un peuple qui résiste depuis trois ans a l’agression de la Russie. L’émotion passée, c’est aussi un signal fort qui a été adressé à l’Europe sur la fin de l’ère du confort transatlantique. Charge aux Européens désormais de réagir pour conserver la maîtrise de leur destin afin de ne pas transmettre aux générations suivantes une Europe vassalisée et devenue la proie des grands empires prédateurs du 21e siècle.