Dolorosa, mis en scène par Marcial Di Fonzo Bo, se présente comme une variation des Trois Sœurs de Tchekhov. On y retrouve les thèmes propres au dramaturge russe : la désillusion, les rêves inassouvis, l’ennui. À la seule différence que l’autrice Rebekka Kricheldorf, signataire d’une trentaine de pièces, installe ses personnages dans la société contemporaine, au cœur d’un vaudeville de l’existence, portrait caustique de notre époque.

Pour donner vie à ces êtres à fleur de peau, témoins d’une génération naviguant à vue sur les flots troubles des sentiments, le metteur en scène Marcial Di Fonzo Bo, a choisi une troupe de haut vol, au sein de laquelle trois actrices magnétiques campent les trois sœurs : Marie-Sophie Ferdane (Olga), Elsa Guedj (Macha), Camille Rutherford (Irina), trois présences incandescentes.
Les thèmes chers à Tchekhov redistribués
Le metteur en scène explique: « Les thèmes chers à Tchekhov sont présents mais redistribués : le passage du temps, les rêves inassouvis, le travail, l’immobilité, l’ennui, l’amour… Et bien sûr la figure des trois sœurs, avec Irina qui devient ici le personnage central. La grande différence réside dans l’avènement d’un lendemain nouveau, un thème omniprésent tout au long de la pièce de Tchekhov. » Après l’incendie à l’acte 3, où l’Ancien Monde brûle, le dernier acte dans le jardin devant la maison annonce le monde d’après. «Chez Kricheldorf, il n’y a pas d’issue. Le temps n’avance pas, il semble tourner en rond » précise Marcial Di Fonzo Bo, qui signe une mise en scène puissante, inventive, explosive où musique, danse et théâtre se confondent. « C’est pourquoi, ajoute-t-il, j’ai trouvé pertinent d’ajouter au spectacle quelques passages du texte original, dans la puissante traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan, afin que l’on puisse percevoir davantage le geste d’écriture et nous affranchir des frontières du temps présent».
Le théâtre comme espace de l’art

Quant à savoir ce qui a poussé le metteur en scène à travailler sur ce texte, il répond avec beaucoup d’enthousiasme : « Ce qui m’a particulièrement touché c’est que Rebekka Kricheldorf affirme le théâtre comme l’espace de l’art vivant par excellence. Dans “Villa Dolorosa” tout comme chez Tchekhov les personnages philosophent, rêvent d’un monde meilleur et luttent contre l’inertie, ce qui dans un tel contexte, devient finalement un symptôme d’espoir. Kricheldorf fait dire à Georg : ” Je me demande comment ça sera dans deux cents ans, enfin bon, je ne serai plus là pour voir, ce qui est con dans le fait d’être mort, c’est que – entre autres – la curiosité n’est pas assouvie – la curiosité de savoir, je veux dire – comment la société va évoluer.” C’est exactement ce que Touzenbach et Verchinine disaient déjà chez Tchekhov il y a plus de cent ans. Dolorosa est, en quelque sorte, la réponse de Kricheldorf à Tchekhov : ” Voilà où nous en sommes aujourd’hui”. Irina fête ses 28 ans, puis ses 29, puis ses 30 ans. Le temps s’écoule mais Irina n’avance pas. Anniversaire après anniversaire, elle cherche un sens à sa vie. Elle s’intéresse d’abord à la philosophie, puis abandonne pour la sociologie, qu’elle délaisse à son tour avant de se tourner vers la biologie. À travers ses études, elle tente de changer de paradigme pour trouver une porte d’entrée dans son environnement. »
Une villa en ruines

La villa héritée par les sœurs qui nous est présentée ici est en ruines, à l’image du modèle de société décadent dans lequel elles ont été élevées. Aveux de faiblesse, accusations, querelles vives et coups bas. « On voit dans la pièce, ajoute Marcial Di Fonzo Bo, une génération qui navigue à vue, entre amours malades, rancœurs et ambitions éteintes. L’autrice a déclaré qu’elle a écrit cette pièce il y a dix ans en réaction au milieu intellectuel petit-bourgeois qu’elle côtoyait. Elle se disait consternée par ce cercle qui philosophait sur l’état du monde sans jamais passer à l’action. Ça m’a interpellé. Les tentatives de progrès pour l’avenir sont désormais identifiées mais peu de gens semblent vouloir les entreprendre. Nous sommes en attente d’un bouleversement majeur. Kricheldorf propose des personnages en contrepoint au théâtre “humaniste” de Tchekhov. Elle répond à sa manière, avec beaucoup d’humour et des passages très drôles, ce qui élève le propos et sauve la pièce de tout cynisme. Son écriture est éminemment théâtrale, conçue pour être jouée, avec des personnages grinçants d’une grande complexité. Sa langue est musclée, caustique et drôle à la fois. Elle sait que le présent de la scène est un puissant outil de pensée et elle s’en remet pleinement à la force des acteurs et actrices.»
Le résultat est sidérant d’intelligence, d’intensité et le metteur en scène grand spécialiste de Copi et de peinture, éclaire le texte sans surligner, et à la tête d’une troupe homogène et soucieuse de jouer ensemble, montrant sans démontrer, fait de cette « Dolorosa » un hymne au théâtre et à ceux qui le font exister.
Jean-Rémi BARLAND
« Dolorosa » au Théâtre du Rond-Point- 2bis- avenue Franklin D. Roosevelt -75 008 Paris, jusqu’au 15 mars à 20h30. Plus d’info sur theatredurondpoint.fr