Publié le 14 octobre 2019 à 8h52 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h23
Pour son premier concert de la saison 2019-2020, l’Orchestre Philharmonique de Marseille recevait samedi deux musiciens au parcours éloquent. La baguette était confiée à Eun Sun Kim, première cheffe invitée à l’orchestre de Cincinnati et engagée dans de nombreuses places lyriques mondiales. Quant au soliste, c’est la première fois qu’on entendait dans cette salle le pianiste Boris Giltburg, premier prix du concours Reine Élisabeth de Belgique 2013, qui mène lui aussi une carrière internationale importante étayée par des enregistrements salués par les mélomanes. On a eu ainsi le plaisir de retrouver sous ses doigts le fameux concerto de Grieg, qu’il a délibérément abordé avec une volonté poétique déclarée, en enroulant ses phrasés dans une souple liberté de discours, sans posture de projection d’estrade à tout prix. Le premier mouvement a certes montré une différence de conception entre lui et la cheffe, plus marmoréenne et moins encline au dosage dans son dialogue, mais dès l’adagio une entrée en matière onctueuse rapprochait les points de vue, et l’œuvre s’achevait ainsi dans la cohérence d’une lecture équilibrée et vivante, grâce à la grande sûreté digitale et à la clarté du pianiste, tout en rondeur sonore. Ces piliers de l’art séduisant de Boris Giltburg se retrouvèrent dans les deux bis qu’il offrit au public, l’arabesque de Schumann en confidence intimiste, puis comme un défoulement la «Suggestion diabolique» de Prokofiev lancée tel un défi technique. Le concerto norvégien était encadré par deux œuvres du répertoire russe, à commencer par la symphonie classique de Prokofiev. Cette pièce d’apparence simple nécessite en réalité une mise en place irréprochable doublé d’un humour sous-jacent. S’affirmant progressivement, la détermination rythmique de la cheffe a su libérer la virtuosité de l’ensemble dans un final très cadré et volubile. La seconde partie de la soirée était dévolue à la 5e symphonie de Tchaïkovsky, monument du répertoire orchestral marqué par la relation du compositeur à une destinée inéluctable. Ici, l’interprétation radicale de Eun Sun Kim a imposé la sensation d’un destin absolument implacable, sans trop d’épanchement possible. Cette marche à l’abîme impitoyable a été soulignée par la gestique de la cheffe, projetant à la verticale de ses bras symétriques chaque pulsation avec une même amplitude large. On imagine que les musiciens doivent être mis en confort devant une telle constance métrique, surtout face à des exigences de préparation rapide. Avec le risque corollaire de serrer parfois un son qui ne demande qu’à s’épanouir, notamment lorsque des passages lyriques exigent une balance fine ainsi qu’une respiration et un rubato très ouvert, également caractéristiques du romantisme russe. Ces fléchissements ont été suggérés, mais l’approche de la symphonie a majoritairement été celle d’un bloc rigoureux, ce qui est une option. Pour l’anecdote, en rupture avec le passé il semble de plus en plus naturel d’applaudir à la fin de chaque mouvement, ce qui est peut-être plus détendu mais sans doute au détriment de l’unité globale des œuvres souhaitée par les compositeurs. Or cela devient indiscutablement une gêne quand une acclamation vient bombarder le silence prolongeant un grand tutti orchestral … en plein milieu d’un deuxième mouvement ! Restons attentifs à cette chose ineffable qui doit venir habiter le silence… et la musique.
Philippe GUEIT