Au Jeu de Paume d’Aix-en-Provence. Un « Ruy Blas » d’une inventivité infinie signé Yves Beaunesne: rencontre avec trois des comédiens de la pièce

Publié le 22 novembre 2019 à  19h05 - Dernière mise à  jour le 29 octobre 2022 à  13h26

Ruy Blas (Photo Guy Delahaye)
Ruy Blas (Photo Guy Delahaye)
En 1699, à la cour des Habsbourg d’Espagne, alors que le règne de Charles II (1661-1700) touche à sa fin, Ruy Blas, un valet déguisé par un maître malfaisant et vengeur, accède aux plus hautes responsabilités ; parvenu au sommet de la gloire, il dit leur fait aux grands, suscite l’admiration de la reine dont il est secrètement amoureux, et prend des décisions politiques. Mais le seigneur revient, rappelle à son laquais sa condition, et jure de révéler au monde son origine ignoble. Désespéré et vaincu, Ruy Blas assassine son tortionnaire, s’empoisonne avant d’avouer à la reine son identité et meurt. Écrite en 1838 ce drame romantique auquel Victor Hugo pensa un instant donner pour titre « La reine s’ennuie » (en écho à sa pièce «Le roi s’amuse»), s’impose comme un hymne à l’idéal républicain et une réflexion puissante sur le devenir des régimes politiques. C’est aussi la description, par le menu devrait-on dire, en référence au célèbre «Bon appétit, ô ministres intègres» de l’acte III (Hugo songea à commencer sa pièce par cet acte), de la chute d’un ange, autant que le récit tragique d’un «ver de terre amoureux d’une étoile». S’emparant de la pièce Yves Beaunesne, qui, depuis son aventure du «Cid» monté récemment a pris goût aux alexandrins laisse entendre un Ruy Blas intemporel, d’hier et d’aujourd’hui, dans un spectacle de toute beauté, que l’on peut voir au jeu de paume jusqu’au samedi 23 novembre. Respectant à la lettre cette pensée que Victor Hugo exprima dans «Lucrère Borgia» à savoir que «le théâtre est une tribune», c’est-à-dire une estrade surélevée, un lieu de débats, un terrain parsemé d’obstacles où la parole glisse, descend de haut en bas, le metteur en scène offre pour seul accessoire à Ruy Blas un plan incliné en bois, qui recouvre toute la scène. Avec une intelligence d’analyse et une perspicacité critique des plus fines, l’acteur Zacharie Féron, formé à Aix (voir ci-dessous), assimile ce plan incliné à la représentation visuelle d’un empire qui chute, et l’illustration de la précarité de la condition de Ruy Blas. Beaucoup de symbolique donc dans le travail du metteur en scène qui n’oublie jamais non plus que Ruy Blas renferme des moments comiques. On rit beaucoup donc, et la troupe au diapason s’y emploie. On utilise la caricature aussi, comme lors de la scène du «Bon appétit… » où Yves Beaunesne a fait revêtir des masques d’animaux aux acteurs incarnant les ministres. Il est beaucoup en effet question de bêtes sauvages dans la pièce et il faut se rappeler qu’à l’époque où elle fut créée on trouvait énormément de dessins satiriques campant les politiques en animaux, Victor Hugo n’échappant pas à la charge. On rit beaucoup et on est émus aussi, par le duo Ruy Blas-la reine incarné par deux comédiens lumineux. Noémie Gantier en Dona Maria de Neubourg, reine d’Espagne, est divinement belle, subtilement expressive, et présente en touches impressionnistes une femme brisée, victime de la brutalité des hommes. François Block, campe un Ruy Blas éloquent, superbement douloureux, et qui est un des plus intéressants que l’on puisse concevoir. Possédant l’âge du rôle, cet acteur généreux, un des chouchous de Jean Bellorini (voir ci-dessous), fait de son personnage un rêveur déterminé à faire triompher son idéalisme, et le présente simplement, sans faire trembler par sa voix les voûtes du palais de l’Escurial. Évitant le grandiloquent, (on monte souvent Ruy Blas avec un clinquant peu en rapport avec le texte), sans vulgarité non plus l’amoureux de la reine apparaît pour ce qu’il est : un enfant du peuple, un valet, quelqu’un qui aujourd’hui viendrait de la banlieue. François Deblock, nous secoue et nous convainc. Nous touche au cœur, jusque dans les regards avec les autres comédiens et les silences que le metteur en scène installe dans la troupe entre certaines répliques. C’est une constante ici : tout le monde écoute tout le monde, et l’esprit de troupe anime le travail de chacun. Pièce qui traite en filigrane des rapports entre les générations la distribution offre aux spectateurs la présence de Thierry Bosc dans le rôle de Don Salluste. Une énergie inouïe, une jeunesse de jeu confondante, un talent de vieux briscard des planches l’homme subjugue. Tout comme Jean-Christophe Quenon, Fabienne Luchetti (duègne désopilante), Marine Sylf, Guy Pion, ou Zacharie Féron, dont la prestation en laquais donne naissance des grands écarts de danseur virevoltant et une drôlerie de mimiques digne de la commedia dell’arte. Si Zacharie, comédien inoubliable est épatant, Maximin Marchand formé lui aussi à Aix et qui vit à Marseille (voir ci-dessous), est tout simplement un contre-ténor virtuose. Chantant sur scène notamment à la fin où il tire les larmes l’acteur-soliste qui bénéficie du travail de l’altiste Anne-Lise Binard et de la violoncelliste Elsa Guiet, rend à la pièce son aspect cantate pour cœurs souffrants. Responsable d’autant d’intelligence et de force formelle, Yves Beaunesne qui ne sait pas rater un spectacle et qui a modernisé les costumes, autant que le jeu des comédiens, signe un « Ruy Blas », splendidement douloureux et magiquement solaire. Un grand moment de théâtre d’où la chorégraphie n’est pas exempte.
Jean-Rémi BARLAND
Au jeu de Paume jusqu’au samedi 23 à 20h. Plus d’info et réservations : lestheatres.net/

Rencontre avec trois comédiens de Ruy Blas, dont deux formés à Aix.

François Deblock : le théâtre et le cinéma comme terres nourricières

(Photo D.R.)
(Photo D.R.)

Il est un des chouchous de l’équipe de Jean Bellorini, maître artificier de spectacles souvent en forme de comédies musicales. Ce même Jean Bellorini que François Block retrouvera sur «Orfeo» lors du Festival d’Avignon 2020. Jean Bellorini dont il a suivi les cours de théâtre alors qu’il était adolescent, et avec qui il a joué dans «La bonne âme du Setchouan », de Brecht. Révélation théâtrale masculine pour «Chère Elena» mis en scène par Didier Long, élève de Claude Mathieu, et du Conservatoire d’Art dramatique en 2010, François Deblock est un acteur qui laisse sur le spectateur des traces profondes. Né le 7 mai 1988, soit le lendemain de la réélection de François Mitterrand à la Présidence de la République, ce passionné des mots a aussi marqué les esprits de ceux qui l’ont applaudi au cinéma. Dans «C’est beau la vie quand on y pense», aux côtés de Gérard Jugnot ou «Le gendre de ma vie» avec Kad Merad. C’est avec «Le Tartuffe» que tout a commencé pour lui professionnellement à l’âge de 11 ans, et le voilà aujourd’hui campant un Ruy Blas qui fera date. «Pour moi, mon personnage incarne ces gens qui ont plus de rêves que ce que leur permet leur ambition, raconte-t-il, et qui est prêt à tout pour sortir de sa condition». Il y est exceptionnel de densité, et ce n’est guère étonnant au regard de son charisme, et de ses positions sur le théâtre. «Pour moi une bonne pièce c’est une pièce qui doit vous emporter, que je puisse m’attacher aux personnages, que je puisse être touché», déclare-t-il. Et de considérer son travail avec Yves Beaunesne et Jean Bellorini, comme fondateur et terriblement éclairant.
J.R.-B.
Maximin Marchand : une voix qui compte
(Photo D.R.)
(Photo D.R.)

A la fin de Ruy Blas on entend Maximin Marchand chanter. On est alors saisis par sa voix de contreténor. Né le 19 février 1986 à Montélimar, il suivit des études de lettres à Grenoble et Erasmus oblige à Berlin. C’est là qu’il fit de la danse, puis diplômé de l’École Régionale de Cannes, il fut formé au conservatoire de musique ancienne d’Aix-en-Provence par Monique Zanetti. Une voix donc dans ce Ruy Blas. Un choc ! « Ce spectacle», souligne-t-il, c’est un grand vaisseau, et j’ai aimé faire ce voyage qu’est cette aventure de troupe. On a vécu ensemble tout le temps. C’est une donnée qu’il faut prendre en compte. Ça m’a transformé». Baryton dans «La flûte enchantée» de Mozart dans sa version française, Maximin Marchand, a travaillé au théâtre avec nombre d’artistes (de Laurent Gutman à Marcial di Fonzo Bo), et c’est en 2014 qu’il joua au Festival d’Avignon dans «Le Prince de Hombourg», mis en scène par Giorgio Corsetti, aux côtés de Xavier Gallais et Gonzague Van Bervesseles, acteur magique dont on a dit ici tout le bien que l’on pensait au moment de la sortie du film « Mes provinciales ». Musicien lui-même collaborant régulièrement à des ensembles divers, spécialiste de polyphonie et de baroque, Maximin Marchand qui vit désormais à Marseille, aime travailler au théâtre avec Yves Beaunesne dont c’est après «le Cid» sa deuxième participation à un spectacle. Un être exigeant au charisme évident. La pièce Ruy Blas devant beaucoup à sa présence artistique et à son mérite de comédien multiforme.
J.R.-B.
Zacharie Féron : un comédien-danseur virtuose
(Photo D.R.)
(Photo D.R.)

C’est à l’âge de huit ans que l’Australien Zacharie Féron débarqua dans la ville d’Aix-en-Provence où il resta jusqu’à 18 ans. Encouragé très jeune à faire du théâtre, cet acteur assez fascinant, poussé à jouer par Christel Fabre intégrera la compagnie aixoise «Ainsi de suite», puis le conservatoire d’art dramatique de Montpellier. Zacharie travaillera aux côtés de Jean-Pierre Vincent, où il joua Marivaux, Christian Schiaretti ou Agnès Dewitte. «Une bonne pièce, c’est quand j’entends quelque chose que je n’ai pas entendu ou vu auparavant. Il faut du rythme, et que les acteurs prennent leurs rôles à bras-le-corps, qu’ils me racontent une histoire», indique-t-il avant d’ajouter: «Au théâtre j’apprécie de faire partie d’une histoire collective. S’inviter à un voyage en quelque sorte». Grand admirateur de Shakespeare qu’il peut interpréter dans sa langue originelle, (il parle parfaitement l’anglais), ce comédien fou de musique a une passion pour Feydeau, Ibsen, Tchekhov. Des metteurs en scène anglais tels que Declan Donellan, ou Peter Brook le fascinent. Et de vouer une admiration sans limite pour Jorge Rodrigues, un immense artiste. Et, sur Ruy Blas -à destination de Thierry Bosc, un de ses camarades de jeu- il avance: «Je songe en le regardant incarner son personnage à un clown, un enfant qui joue, un être hors du temps. Il est exceptionnel !» Beau compliment tandis qu’il définit Ruy Blas comme «l’histoire d’un transfuge, d’une quête d’identité à travers des classes sociales» saluant au passage la grande liberté qu’Yves Beaunesne laisse aux comédiens. Si Zacharie Féron possède une voix (il a chanté aux chorégies d’Orange et à l’opéra de Marseille), c’est aussi un danseur virtuose qui a travaillé avec Josette Baïz. La scène de grand écart après une chorégraphie inventive dans Ruy Blas atteste de son énergie, de sa disponibilité et met en avant son côté funambule. Artiste dans l’âme, Zacharie Féron illumine aussi de sa présence ce Ruy Blas inoubliable.
J.R.-B.

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