Publié le 23 novembre 2019 à 10h47 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h26
Comme l’a signalé lui-même Dominique Bluzet au soir de la première représentation du «Bajazet » donné au Grand Théâtre de Provence «avec cette production « Les Théâtres » aixois montrent qu’ils ont un niveau de programmation européen. Nous sommes fiers d’avoir pu le montrer au public ». On ne saurait le contredire, tant il est vrai que la prise de risques est ici totale, que c’est non seulement ambitieux, mais d’une ampleur artistique rare. Et que son créateur metteur en scène Frank Castorf n’est pas n’importe qui. Agitateur du théâtre allemand depuis quarante ans, né le 17 juillet 1951 à Berlin-Est, célèbre pour sa direction d’acteurs «au croisement du grotesque et de l’intensité fervente» remarqué pour ses adaptations vertigineuses de romans, dont ceux de Dostoïevski avec qui il partage le goût pour l’analyse sociale, utilisateur de la vidéo à des fins narratives et pas du tout décoratives, (il fut l’un des premiers à s’en servir), cet intellectuel de haut vol refuse toutes les compromissions et demeure farouchement attaché à la liberté d’agir. Son souci n’est pas qu’on l’aime mais qu’on le croit sincère. Son souhait n’est pas de divertir mais de mettre du poil à gratter sur la chaise des spectateurs afin qu’ils ne s’endorment pas dans ses certitudes. Un spectacle de Frank Castorf ça décoiffe. Et «Bajazet » plus qu’un autre. Sur scène un décor assez fascinant avec une gigantesque tête de Sultan. Dans la bouche des acteurs le texte de Racine «Bajazet et d’autres signés Antonin Artaud, Pascal et Dostoïevski. Du moins c’est ce que l’on nous explique en préambule dans la programme. On a bien du mal à les reconnaître même si les vers du dramaturge français sont donnés avec tout l’éclat nécessaire. Ce que l’on perçoit mal c’est le rapport entre toutes les œuvres citées. La trame du drame racinien est suivie mais Castorf changeant la fin la rend énigmatique…. c’est le moins que l’on puisse dire. On peut ajouter qu’on ne comprend pas grand-chose à l’histoire si l’on ne sait pas que le sultan Amurat parti faire le siège de Babylone a confié le pouvoir à Roxane une ancienne esclave devenue sa favorite. Redoutant l’influence de son frère Bajazet, Amurat ordonne qu’il soit exécuté. Une course-poursuite s’engage, et une suite de rebondissements fait entrer en scène des personnages inquiétants sur fond de jalousie, et de complots ourdis un derrière l’autre. Au spectateur de se faire une idée de l’épilogue considérablement chamboulé. Il apparaît que nous sommes plus chez Brecht que chez Racine mais le vrai problème est ailleurs.
Le syndrome du chien décrit par Peter Brook
Au niveau de la mise en scène donc de la vidéo, (on filme les acteurs en les suivant allant d’un point à l’autre et en entrant dans des pièces) des cris, du bruit, de la fureur, des larmes, et une surcharge de symboles. Peter Brook qui s’y connait autant que Castorf finalement affirmait que lorsqu’on fait traverser une scène à un chien tout le monde regarde le chien et se détourne de l’histoire. Ici on dénude Jeanne Balibar, ce qui en soi n’est pas choquant, (il y a longtemps que le théâtre en a vu d’autres !!!) mais pourquoi lui fait-on découper nue des carottes et un chou dans une cuisine ? En l’affublant d’une sorte de tuyau autour du cou ? On s’interroge on se demande où sont les motivations du metteur en scène et en quoi cette séquence culinaire est en rapport avec les vers de Racine qu’elle continue de déclamer. Du coup on perd le fil, et pire on s’agace et on se dit c’est tout de même n’importe quoi. Jean-Damien Barbin (fabuleux acteur dont on avait salué au Rond-point de Paris la performance dans la pièce de Attali «Du cristal à la fumée» où il jouait (moment terrifiant) Himmler aux côtés d’autres comédiens, se peint plus tard le torse en rouge, en fumant des cigarettes (plusieurs à la fois). Bien, d’accord, soit, mais là encore pourquoi ? Si l’on n’a pas lu le dossier d’intentions de Castorf on passe à côté d’à peu près tout. Pire on s’agace, tant finalement rien n’est fait pour que le spectateur comprenne. Se caricaturant lui-même, rajoutant du surplus à du saturé le metteur en scène nous fait décrocher. Et ça dure… quatre heures… ! Pourtant tous les comédiens de Claire Sermonne à Mounir Margoum en passant par Balibar, Barbin, Adama Diop, et le vidéaste Andreas Deinert sont au sommet de ce qu’ils peuvent donner. Performance physique et intellectuelle, le point de vue de Castorf est servi de bout en bout, dérision nuancée, même si on les sent parfois en roue libre, et fort peu dirigés «improvisation quand tu nous tiens », ils laissent entendre Racine et Artaud. Si l’on était chez Molière on serait tentés de leur dire : «Que veniez-vous faire dans cette galère ? » Si l’on devait parodier Audiard on dirait que c’est du théâtre façon puzzle. En tout cas on ressort de tout ça un peu épuisés, pas très emballés, et surtout très perplexes. Indifférents aussi au sort de chaque personnage qui du coup n’apparaissent que comme objets de discours et de théorisations théâtrales. Si Castorf est grand, qu’il est un vrai créateur et que son projet mérite tout de même respect et admiration, et même si par moment sa mise en scène nous interpelle, force est de constater que sa cuisine racinienne est assez indigeste.
Jean-Rémi BARLAND
Au GTP jusqu’au 22 novembre à 20h – Plus d’info et réservations : lestheatres.net