Publié le 3 octobre 2020 à 22h03 - Dernière mise à jour le 31 octobre 2022 à 12h14
Pour ouvrir sa saison et permettre aux artistes de retrouver leur public (même restreint et masqué) derrière son directeur général Maurice Xiberras, tout l’Opéra de Marseille avait décidé de monter coûte que coûte «La Dame de pique» de Tchaïkovski. Mais il fallait adapter cette production aux contraintes dictées par la lutte contre un certain virus. Et, l’idée de retravailler la partition, pour offrir l’ouvrage en version concertante pour piano et octuor (alto, violoncelle, deux bassons, un hautbois, une flûte et une clarinette et une clarinette basse) complété au 3e acte et en coulisses par une trompette et une caisse claire, a cheminé dans les esprits de Maurice Xiberras, du directeur musical Lawrence Foster et de la pianiste et cheffe, assistante à la direction musicale, Clelia Cafiero. A notre connaissance c’est en quelque sorte à une «création» que nous étions conviés ce vendredi 2 octobre au soir et quelle création ! Outre le fait qu’après six mois de silence, la maison retrouvait des voix, cette production a conquis, par sa qualité, un public subjugué qui, visiblement, ne s’attendait pas tout à fait à ça. Il est vrai que seul le spectacle vivant peut générer de tels moments. Une fois accepté le fait que nous n’entendrions pas les grands tutti instrumentaux de l’œuvre, c’est une audition beaucoup plus sensible et intimiste qui nous a été proposée ; l’occasion de redécouvrir cet opéra d’une oreille neuve et d’en apprécier les grands airs comme rarement il est proposé de le faire. A l’image de ce «Je crains de lui parler la nuit…», sublime moment d’émotion offert par Marie-Ange Todorovitch, idéale comtesse, se remémorant, à l’heure de quitter ce monde, de sa folle jeunesse lorsqu’elle fréquentait le beau monde à Paris alors qu’elle était surnommée «la Vénus de Moscou» ; jeunesse qui lui avait aussi procuré l’occasion, entre les bras du comte Saint-Germain, de découvrir le secret maudit des trois cartes : «trois, sept, as… » Le 1er mars dernier, à Nice, la mezzo nous avait subjugués en incarnant une comtesse hallucinée dans la mise en scène d’Olivier Py ; à Marseille, sans mise en scène, Marie Ange Todorovitch n’a rien perdu de son interprétation habitée, solide et puissante ; impressionnante. Donc il y en a, des airs somptueux dans cette œuvre. On les connaît, mais ici, servis par une distribution éblouissante, il eut été difficile de passer à côté de l’un d’eux sans en jouir. A commencer par ceux dévolus au Hermann de Misha Didik. Projection puissante, ligne de chant assurée, le ténor ukrainien est en terre vocale connue, incarnant avec aisance ce personnage délirant qui semble habité par une cohorte de fantômes. Aux côtés de ce duo déjà passé dans le royaume des ombres, c’est Lisa qui incarne l’amour ; promise au prince Yeletski, la petite fille de la comtesse offrira son cœur et, à terme, sa vie à Hermann. Juvénilité et sentiments exacerbés sont ici mis en valeur par la soprano Barbara Haveman, puissante sans oublier d’être délicate. Son arioso de l’acte I et son grand air de l’acte III « Ouch polnotch blizitsa… Akh! Istomilas ya gorem… » («Minuit approche… Ah, le chagrin m’a épuisée…») furent emplis d’émotion forte. Délicate et juvénile, aussi, la Pauline de Marion Lebègue a séduit par la justesse et la profondeur de sa ligne vocale ; sa romance de l’acte I «Podrougi milié » («Mes chères amies»), entre autres, fut un beau moment. Physiquement imposant, le Tomsky d’Alexander Kasyanov l’est aussi vocalement ; pensionnaire du Bolchoï, le baryton est précis, direct et solide. Il est vrai dans un répertoire qu’il apprécie particulièrement. Voix limpide et bien projetée, le Roumain Serban Vasile campe un Yeletski tour à tour amoureux et désabusé, Carl Ghazarossian et Sergey Artamonov composant un bon duo Chekalinsky/Sourine. Une distribution dont ont aussi fait partie avec rigueur et talent Caroline Géa, Marc Larcher et Jean-Marie Delpas. Des solistes auxquels il convient d’associer, au moment des bravi, le chœur de l’Opéra, des plus à l’aise dans l’expression russe, et son chef Emmanuel Trenque. Ce moment, un peu hors normes, n’aurait pas pu exister sans la présence de Lawrence Foster et de Clelia Cafiero. Leur passion et leur envie de travailler sur cette œuvre ont largement mérité le succès ponctuant trois heures de concert. Outre l’idée, et sa concrétisation, de créer un octuor, le maestro par la finesse et l’intelligence de sa lecture de la partition a largement contribué à la sublimation des voix alors que la pianiste italienne fut assurément la pièce maîtresse musicale de cette interprétation, assurant au clavier l’architecture et la solidité de l’édifice et ce pendant trois heures… Une réelle performance à laquelle il convient d’associer les musiciens de l’orchestre philharmonique de Marseille Magali Demesse (alto), Xavier Chatillon (violoncelle), Jean-Marc Boissière (flûte), Jean-Claude Latil (hautbois), Valentin Favre (clarinette), Pascal Velty (clarinette basse), Frédéric Baron et Hervé Issartel (bassons), Guillaume Fattet (trompette) et Bernard Pereira (caisse claire). Pendant le confinement, nombre d’artistes ont partagé des vidéos musicales sur Internet ; aujourd’hui, le virus pousse les uns et les autres à faire preuve d’imagination et de créativité. A l’heure ou nombre de maisons lyriques réduisent ou annulent leur saison 2020/2021, à l’image du Met à New-York, l’Opéra de Marseille a décidé de ne pas baisser les bras. Au soir de cette ouverture et au regard du succès et de la qualité artistique de cette production concertante de «La Dame de pique» on peut penser qu’il a eu raison et c’est tant mieux. Amoureux des voix et de la musique, ne laissez pas passer ce moment unique.
Michel EGEA
Pratique. Autres représentations le 4 octobre à 14h30 puis les 7 et 9 octobre à 20 heures. Réservations au 04 91 55 11 10 / 04 91 55 20 43.
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