Publié le 10 novembre 2013 à 12h58 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 16h38
Bloc hétérogène, la zone du MENA présente cependant une continuité d’importants besoins en termes d’infrastructures. Comment les satisfaire, sachant que les entreprises locales ne pourront pas tous les combler, et comment les financer ? Le Forum économique, qui s’est tenu à la Villa Méditerranée à Marseille, s’est penché jeudi sur cette problématique.
« Infrastructures : comment faire face aux besoins ? » : c’était le thème de la session plénière du Forum économique du MENA (« Middle East et North Africa », c’est-à-dire littéralement « Moyen-Orient et Afrique du Nord ») ce jeudi 7 novembre à la Villa Méditerranée à Marseille. Un sujet central car en dépit des incertitudes économiques, le Moyen-Orient et le Maghreb offrent toujours de très belles perspectives de croissance. Si la zone, forte de 420 millions d’habitants, ne peut pas être considérée comme un bloc homogène, elle présente cependant une continuité de besoins, que ce soit en infrastructures, en énergie, en technologies ou encore en services pour satisfaire une population jeune.
Or, certains pays qui ont accumulé des réserves importantes (près de 800 Mds$) ont lancé de grands projets d’infrastructures. Et ces besoins immenses, les entreprises locales ne pourront pas tous les combler. Ainsi, à l’heure de se pencher sur cet enjeu de développement, de croissance économique et de cohésion sociale, la session plénière proposait de se pencher sur les besoins d’infrastructures que les entreprises expriment, que ce soit en capital humain ou en amélioration du climat des affaires, mais aussi sur les besoins de la zone MENA, les principaux freins et les modes innovants. Il s’agit par là-même de dresser le panorama des opportunités qu’offre un sujet en constante évolution, tant en termes de financement que de gouvernance, avec notamment l’émergence de Partenariats Public Privé (PPP).
Régis Arnoux, PDG de Catering International Services (CIS), une société marseillaise de logistique et restauration en milieu extrême qui emploie 13 000 personnes pour un chiffre d’affaires de 269 M€, était le premier à s’exprimer. « Cela fait 20 ans que nous apportons notre collaboration à la construction d’infrastructures dans le monde », rappelle-t-il. Et s’il pointe « la raréfaction des investissements du fait des diminutions des cours des matières premières », l’entrepreneur présent dans 40 pays de l’Asie centrale à l’Afrique en passant par la Russie, dresse un constat sans appel : « Le secteur le plus porteur actuellement est incontestablement la zone du Golfe et de l’Arabie Saoudite : les opérations d’investissement se passent dans cette région du monde ».
Mais pour saisir ces opportunités, les entreprises européennes ont une marche à suivre bien précise. « Dans tous les domaines technologiques, techniques, de construction, de services, il faut être compétent et s’intégrer dans les pays, en admettre les coutumes », plaide Régis Arnoux. Avant de poursuivre : « Les atouts doivent être l’expertise, la maîtrise de tous ces éléments-là et la connaissance de l’environnement humain et culturel. Il faut une connaissance humaine des deux côtés, avec une estime réciproque. »
« Ce sont les contraintes démographiques qui dictent les décision d’investissement en Arabie Saoudite et dans les pays du Golfe »
Et les opportunités dans le Golfe sont considérables, notamment en Arabie Saoudite, comme en atteste Kamel Al Munajjed, président du Conseil d’affaires franco-saoudien (CAFS). « L’Arabie Saoudite est le seul pays du Moyen-Orient membre du G-20 et du conseil d’administration de la Banque mondiale, le pays qui a connu la 3e plus grande croissance entre 2008 et 2012 derrière la Chine et l’Inde, et qui dispose de la 3e réserve de change (NDLR : avoirs en devises étrangères et en or détenues par la banque centrale) au monde de plus de 700 Mds$ », pose-t-il d’emblée. Avant de revenir sur les décisions stratégiques prises par le gouvernement saoudien en 2008 afin qu’il n’y ait pas de récession en Arabie Saoudite : « Il y a eu une augmentation des dépenses publiques, la création de nouvelles autorités et la révision des méthodes d’investissement ».
La suite de son intervention portera exclusivement sur l’analyse de la hausse des dépenses publiques. « Ce sont les contraintes démographiques de pays qui dictent les décisions d’investissement en Arabie Saoudite et dans les pays du Golfe », souligne-t-il. Le gouvernement saoudien a ainsi engagé des dépenses importantes pour améliorer les infrastructures dans l’éducation, la santé et tous les départements de l’Etat. « Dans l’Education, depuis 5 ans maintenant, ce sont deux écoles qui ouvrent chaque jour en Arabie Saoudite. On possédait deux universités il y a 30 ans contre 30 aujourd’hui. La santé a bénéficié d’un programme de plus de 60 Mds$. Entre l’an dernier et cette année, 40 hôpitaux ont ouvert en Arabie Saoudite », énumère-t-il.
Kamel Al Munajjed, président de Shuaa Capital Arabie Saoudite, filiale saoudienne du fournisseur de services financiers Shuaa Capital basé à Dubaï (Emirats Arabes Unis), revient aussi sur son expérience de chef d’entreprise. « Shuaa Capital est une des sociétés les plus prééminentes d’Arabie Saoudite. Elle a chuté en 2008. Depuis, elle vit des fonds investis dans les secteurs de l’hôtellerie, l’éducation, la santé », explique-t-il. Et de souligner que « le gouvernement a pris la décision d’adopter la stratégie du public-privé dans tous les marchés ». « L’Arabie Saoudite est un pays très ouvert. Dans tous les domaines, il y a de grandes possibilités de coopération entre sociétés européennes et saoudiennes pour peu qu’elles prennent le temps de prendre l’avion », conclut Kamel Al Munajjed.
Ahmed Tibaoui, ancien ministre algérien de la Privatisation, évoque à son tour le cas de son pays. « Les infrastructures sont un élément important pour assurer le développement économique et social », insiste-t-il. Le gouvernement algérien a ainsi lancé un grand programme d’investissement public, via une première tranche de 125 Mds$ et une deuxième de 286 Mds$ pas tout à fait achevée. Des fonds qui ont permis de réaliser l’autoroute Est-Ouest de 1 200 km, des infrastructures portuaires, des hôpitaux, la tramway d’Alger ou encore des barrages. « Il s’agit de développer le pays et d’organiser la mobilité, notamment pour l’emploi. La croissance en Algérie est ainsi tirée par les investissements publics et il a encore beaucoup à faire pour améliorer le climat des affaires », estime Ahmed Tibaoui.
En Algérie, « il y a encore des efforts à faire pour dépénaliser l’acte de gestion »
Il soulève un autre problème : « il n’y a pas de transfert de connaissances ». « L’entreprise a le marché et disparaît. Il y a ainsi beaucoup à faire avec les entreprises européennes. Il faut faire jouer la carte d’acheteur », souligne-t-il. Et de citer notamment l’exemple du conglomérat américain General Electric qui, en contrepartie d’un contrat de 2 Mds$ portant sur la fourniture de turbines au groupe public algérien de l’électricité et du gaz Sonelgaz, investira 200 M$ en Algérie, ou celui d’Alstom qui s’est engagé à investir en Algérie dans le cadre du marché qu’il a décroché pour la réalisation du tramway d’Alger. « En 2014, on pourrait avoir le 1er tram produit en Algérie, sorti de nos usines. C’est peut-être le début de la construction de consortiums », se réjouit Ahmed Tibaoui.
Mais il juge qu’il reste cependant deux verrous : « la démocratie et la bureaucratie ». « Il y a encore des efforts à faire pour dépénaliser l’acte de gestion et développer de plus en plus les partenariats publics privés. Et là, il y a matière à des transferts de connaissances. Il faut aussi une vraie politique de développement de ces champions nationaux à la faveur de ces partenariats », estime l’ancien ministre de la Privatisation.
Osman Sultan, directeur exécutif de l’opérateur de télécommunications émirati Du, estime pour sa part que si « on parle de créations d’emplois via le développement des infrastructures », à ses yeux, « le tout économique ne sera pas la solution ». « Nulle part dans le monde, on a un développement tel que celui de la région MENA. Mais depuis toujours, c’est le mode de développement clanique qui prévaut. Que ce soit aujourd’hui au Liban, en Egypte, en Libye, c’est soit le clan, soit la tribu. On ne peut pas négliger ça, occulter le problème de l’Islam politique », insiste-t-il.
Osman Sultan confie également « le privilège » qu’il a « de travailler dans un pays qui a vraisemblablement l’une des meilleures infrastructures », à savoir les Emirats Arabes Unis. « C’est le premier pays entièrement couvert en 4G et la fibre est partout », souligne-t-il. Or, si le monde arabe est aujourd’hui à la pointe de l’innovation, cela n’a pas toujours été le cas au cours des siècles. « On a complétement raté la révolution à vapeur. Pendant plus de 100 ans, on a ni développé de technologie, ni eu de développement technologique », rappelle-t-il. Et de se réjouir de ce « passage à une société du savoir », notamment pour « cette jeunesse qui est dehors, qui, partout dans le monde arabe, s’est exprimée ».
Le directeur exécutif de Du estime aussi que « la mobilité est quelque chose d’acquis ». « La connexion à Internet est en train de transformer non seulement ce que les individus font, mais ce que les pays font. On a une transformation du système éducatif : on va passer de la culture de la réponse à la culture de la question. Cela va être rendu possible par les infrastructures », assure-t-il.
« Le tourisme a un rôle essentiel à jouer pour développer l’activité économique et la paix »
Osman Sultan note enfin qu’en Arabie Saoudite, aux Emirats Arabes Unis, au Maroc, en Tunisie ou en Egypte, « la créativité se fait par accident ». « On est encore loin du modèle d’innovation par exploration systématique, comme Silicon Valley. Il existe encore des freins légaux : un entrepreneur qui échoue peut se retrouver en prison. Il n’y a pas de loi des faillites », conclut-il.
Abderahmane Belgat, fondateur de BC Consulting en Tunisie, un cabinet spécialisé dans le conseil en management et les technologies de l’information, exprime quant à lui un regret au regard des discours prononcés par les personnalités présentes ce jeudi après-midi à la Villa Méditerranée. « Une seule fois, j’ai entendu le mot « tourisme ». Pourtant, ce qui peut fédérer ce bloc hétérogène, c’est le tourisme », avance-t-il.
Il appuie ses propos en citant les chiffres de l’industrie touristique dans le monde. « On a plus d’un milliard de visiteurs dans le monde, ce qui génère 1 000 Mds$. La seule région du MENA abrite 6% de la population touristique. C’est l’une des régions les plus favorables pour développer le tourisme », insiste-t-il. Et de rappeler que ce développement, « tous les pays le savent », dépend « de la volonté du numéro 1 », en citant l’exemple des Etats-Unis où Bill Clinton avait boosté le secteur au cours de ses deux mandats.
Or, à ses yeux, c’est un exemple à suivre car l’enjeu est de taille dans le monde arabe où la jeunesse représente « 100 millions » de personnes, « soit 30% de la population ». « En Algérie, on a le slogan au moins une école hôtelière par grande ville. En Arabie Saoudite, où j’ai passé 9 ans avec le groupe Accor, on a mis en place des politiques d’action », se félicite-t-il en appelant à poursuivre dans cette voie. D’autant que la population arabo-musulmane, 1,25 Md de personnes aujourd’hui, « va être au moins multipliée par 2 ». « Le pèlerinage est un business éternel. Lourdes accueille plus de 6,5 millions de visiteurs par an, ce qui a permis de créer l’aéroport international de Pau. Le tourisme est un moteur de l’économie mondiale et un facteur de paix », plaide-t-il.
Que ce soit en matière de tourisme d’affaires, de loisirs, culturel ou sportif, Abderahmane Belgat estime ainsi qu’« il faut essayer de dégager cette vision sur le monde arabe » en s’appuyant notamment ce qui a permis au groupe Accor de devenir un acteur majeur au Maroc grâce à « la relation entre Hassan II et le président François Pélissier » sous la férule de Jacques Chirac.
Et le fondateur de BC Consulting d’adresser un ultime message à la jeunesse. « Les jeunes ont raison de regarder vers le tourisme. L’hôtellerie propose 54 métiers aujourd’hui : tout un chacun peut trouver sa voie sur ce secteur d’activité », indique-t-il. Avant de conclure : « Dans cette région riche qu’est le MENA (20 pays) ou l’Euroméditerranée (27 pays), le tourisme a un rôle essentiel à jouer pour développer l’activité économique et la paix ».
« Les besoins d’infrastructures du monde et du MENA ne sont pas financés »
Enfin, c’est au banquier d’affaires franco-béninois Lionel Zinsou, qui a rejoint en 2008 le fonds d’investissement PAI Partners, « le 1er fonds de capital investi en France, actif dans beaucoup de domaines des services », que revenait le privilège de conclure cette table ronde. Et il ne se privait pas de « doucher » l’optimisme ambiant. « Les besoins d’infrastructures du monde et du MENA ne sont pas financés. Cela demande un grand effort de coopération. C’est une illusion complète de penser que le Moyen-Orient peut financer le monde ou le Nord de l’Afrique », tranche-t-il d’emblée. Il s’interroge d’ailleurs sur « où s’arrête le Nord ? ». « Le Sahara n’est pas une barrière. Les besoins de l’Afrique du Nord sont à mutualiser avec l’Afrique de l’Est et du Sud. Il est ainsi difficile de dire quelle est la frontière Sud du MENA », observe-t-il.
Lionel Zinsou note aussi qu’en matière d’infrastructures, « les investissements ont des rendements réguliers, relativement sûrs ». « C’est une classe d’actifs très attrayante pour les assureurs. Mais il y a des besoins considérables en énergie, eau, en mobilité, en transports et d’infrastructures sociales. Cela s’amortit sur le long terme, le rendement est intéressant, mais cela représente des masses considérables », souligne-t-il. Et de noter que même l’Arabie Saoudite ne s’autofinance que dans des conditions particulières. « A 32 $ le baril, il y a déficit. Il faut un certain niveau du baril pour que le budget de l’Etat soit équilibré, même en Arabie Saoudite », insiste-t-il.
Le banquier d’affaires observe également qu’on est actuellement « dans un contexte de changement démographique et de changement climatique ». « Cela impose des financements d’infrastructures encore plus importants. Penser que le Moyen-Orient serait un coffre-fort est une erreur. Cela doit financer aussi du pus court terme, des entreprises, des Etats. Les infrastructures ne sont pas le seul emploi des 700 Mds$ de l’Arabie Saoudite ou des 200 Mds$ de l’Algérie : ce n’est pas la seule classe d’actifs », analyse-t-il.
Enfin, Lionel Zinsou souligne qu’aujourd’hui, « il y a une concurrence sur l’épargne dans le monde ». « L’Europe ne finance plus le monde. La dette de l’Europe étant détenue aux deux tiers par des mains étrangères, elle doit rééquilibrer sa dette. L’Europe a donc cessé d’être une source de financement : il n’y a plus de consortium européen, plus une épargne européenne qui irradie le monde », détaille-t-il. Une situation que l’on retrouve au Japon, où il y a « moins d’épargne », ou en Chine, « où il y a de moins en moins d’excédents de paiement courants ». Si bien que désormais « l’Algérie finance les pertes françaises », alors que « la Libye finance le monde ». « On a besoin de financer les Etats-Unis et l’Europe, mais aussi le reste du monde. La crise des pays riches suscite un mouvement vers les pays du Sud. Mais il n’y a pas assez d’argent pour financer l’ensemble des besoins d’infrastructures de la zone », conclut le banquier d’affaires.
Serge PAYRAU