Publié le 10 novembre 2013 à 19h58 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 16h38
« Le potentiel de l’économie de la culture en Méditerranée » : c’était le thème de l’un des débats majeurs des 9e Rendez-vous économiques de la Méditerranée qui se sont tenus ce samedi à la Villa Méditerranée à Marseille. L’occasion de s’immerger dans l’économie de la culture et de se projeter dans l’après Marseille-Provence 2013.
Au sein de la session intitulée « Le potentiel des innovations créatives », la table ronde sur « Le potentiel de l’économie de la culture en Méditerranée » était l’un des morceaux de choix des 9e Rendez-vous économiques de la Méditerranée qui se sont déroulés ce samedi 9 novembre à la Villa Méditerranée à Marseille. Pour introduire le débat, Henry Roux Alezais, président de l’Institut de la Méditerranée, a dressé trois constats. « La culture est créatrice de valeur. Selon un chiffre qui vient de paraître, le chiffre d’affaires des industries culturelles s’élève à 2 700 Mds$, soit 6,7% du PIB mondial. En France, cela représente 650 000 emplois, soit deux fois plus que dans le secteur de l’automobile », souligne-t-il en tout premier lieu.
Henry Roux Alezais estime également que « la culture est un tremplin de développement ». Et de citer l’exemple d’Apple qui « a mélangé production industrielle, créativité, design ». « La première capitalisation mondiale vient d’un homme qui a su agréger le design. On a imaginé un produit en fonction de la demande pas de la capacité des ingénieurs à inventer le produit », insiste-t-il. Enfin, le président de l’Institut de la Méditerranée observe que « les générations nouvelles sont très créatives ». « Les 15-25 ans quand ils sont devant un ordinateur sont à 60% créateurs de contenus, que ce soit des images ou des vidéos. D’où cette question : comment sensibiliser encore davantage ces jeunes et valoriser cette création de manière entrepreneuriale ? », s’interroge-t-il.
Bruno Lanvin, directeur exécutif de l’Institut d’études culturelles et internationales (IECI) et de l’INSEAD (anciennement appelé Institut européen d’administration des affaires), une école privée de management avec trois campus principaux à Fontainebleau, Singapour et Abou Dabi, a ensuite dressé un état des lieux en évoquant le « Global Innovation Index », ce gros volume classant 142 pays publié par l’IECI. « Le classement n’est que la partie immergée de l’iceberg. L’index a pour vocation d’être un outil pour l’action, l’innovation », précise-t-il d’emblée. Il souligne aussi que c’est « un tort de réduire l’innovation à l’innovation technologique ».
Au final, c’est la Suisse qui se hisse sur la plus haute marche du podium de ce classement de l’innovation, devant Singapour et la Suède. « On peut en tirer une leçon : être un petit pays n’est pas forcément un désavantage », relève-t-il. La France figure quant à elle dans les vingt premiers. « C’est un bon classement qui reflète bien sa place dans le revenu par tête », observe Bruno Lanvin. Et de noter que le classement de la France est « nettement meilleur quand on s’intéresse à la performance d’innovation des entreprises ». On est alors « moins dans le raisonnement purement économique de retour sur investissement ».
Au sein de ce panorama de l’innovation, Bruno Lanvin souligne que « la culture a une valeur » et que « les décisions culturelles ont un impact économique ». Pour le mesurer, « il faut peut-être mettre en place un nouvel indice : le classement mondial des talents », plaide-t-il. Et de relever que « pour attirer des innovations, un créateur, l’aspect financier est secondaire ». « Ce qui l’attire, c’est la présence d’autres créateurs. Cela suggère la création de hubs. Ce sont des démarches moins purement économique », analyse-t-il. Le directeur exécutif de l’IECI estime également qu’« il importe que les artistes, les créateurs aient acquis le b.a.-ba de l’économie pour savoir dans quelle voie s’orienter ».
« La France manque d’une culture de l’échec »
Enfin, Bruno Lanvin pointe ce qui constitue à ses yeux une tare de l’Hexagone en matière d’innovation : « la France manque d’une culture de l’échec ». « Si je crée une entreprise, la première chose que je dois faire, c’est ouvrir un compte bancaire. Et pour cela, il faut que j’atteste que je n’ai pas mis précédemment une entreprise en banqueroute. Donc à partir de la 2e entreprise, je dois utiliser un prête-nom. En revanche dans la culture de la Silicon Valley, on peut chuter 2-3-4 fois à condition de chuter en avant, c’est-à-dire de tirer profit de ses erreurs », relève-t-il. Et de conclure en citant Woody Allen : « Si vous ne vous cassez pas la figure de temps en temps, il est probable que vous n’êtes pas dans un domaine innovant ».
Dans ce contexte, la volonté de professionnaliser la culture émerge ces dernières années comme en témoigne Robert Fouchet, professeur à l’université d’Aix-Marseille. « On voit fleurir de nouvelles formations depuis 5-6 ans notamment dans le marketing culturel », souligne-t-il. Mais si « l’économie de la culture existe » et qu’« une forme de dialogue » peut s’établir « entre l’artiste et le pays accompagnant la formation », il estime que « l’entrée » dans la culture « ne doit pas être que publique », même s’« il faut un moteur ».
Robert Fouchet insiste également sur l’émergence de « nouveaux lieux » culturels : l’univers carcéral, les hôpitaux ou les institutions sociales. « La consommation culturelle dispose d’une nomenclature pas adaptée alors qu’il existe bien une nomenclature de la culture », observe-t-il.
Il estime aussi que l’on peut tout aussi bien parler de « l’économie de la culture » que de « la culture de l’économie ». « Ça fonctionne dans les deux sens. Quand on mesure l’impact d’une festivité, c’est une mesure de l’attractivité du territoire et pas seulement le nombre de nuitées mais aussi des constructions sociales, de l’animation de certains territoires. Et là, la culture prend une autre valeur », relève-t-il. Enfin, Robert Fouchet regrette la culture ait été « absente du rapport de Michel Vauzelle » sur la Méditerranée. « Il y a surement d’autres urgences, mais elle ne doit pourtant pas être absente car la culture a une valeur », tranche-t-il.
Stéphane Salord, président du Crédit Coopératif Paca et de l’Ecole privée supérieure de Design, d’Arts Appliqués, de Communication et des Métiers de l’Internet (ESDAC) d’Aix-en Provence, une école du groupe IPSAA (Institut Professionnel Supérieur d’Art et d’Administration, tient pour sa part à attirer l’attention sur « une dimension de l’économie de la culture aujourd’hui prégnante sur à peu près tout : le design ». « Il s’agit du transfert d’une idée à un concept, un objet ou un espace architectural. C’est l’application d’un domaine de recherche à un produit nouveau », résume-t-il. Et de pointer l’œuvre architecturale de la Villa Méditerranée : « Tout l’espace où l’on se trouve ne relève que de design et de designers ».
« On forme bien, on a des talents, beaucoup d’idées, mais on ne crée pas de valeur ajoutée »
Et de noter qu’en la matière, les pays de la Méditerranée, « Nord et Sud », « on est plutôt pas bons ». « On forme bien, on a des talents, beaucoup d’idées, mais on ne crée pas de valeur ajoutée », déplore-t-il. Or, Stéphane Salord juge que « dans une économie post-tertiaire comme la nôtre, la technologie n’est plus que peu de chose ». D’où le rôle central que sont appelés à jouer, selon lui, les designers. « Le design, qui est l’accaparement visuel d’une situation, est essentiel. Un ordinateur ne vaut rien sans application pratique. Pareil pour une application portable si on ne se l’accapare pas rapidement. Et la pub n’est rien si on ne la comprend pas rapidement. Le design, c’est l’accaparement de tout ça », plaide-t-il.
Un domaine où évolue le designer, « quelqu’un de dérangeant, qui sait travailler avec les autres et qui sait travailler seul, et qui associe la technologie de son époque à un projet nouveau ». « C’est le chaînon manquant dont nous avons besoin », juge-t-il. Avant de poursuivre : « Réduction des déchets, économies d’énergie… : le designer devrait savoir tout cela. Or, la formation des designers est le maillon faible des économies du Sud de l’Europe et du Sud de la Méditerranée. »
Celui qui est également enseignant à Sciences Po Aix juge pourtant que « ce n’est pas la peine de courir après un développement économique déjà fini ». « Il faut savoir inventer. Et je considère aujourd’hui qu’on ne peut pas imaginer les modèles économiques de demain en raisonnant sur ceux d’hier », tranche Stéphane Salord. Il remet aussi en cause la hiérarchie actuelle entre les économies. « Les nouveaux cycles économiques sont en construction et toutes les économies sont à égalité aujourd’hui. Ne pensons pas que les économies de la Méditerranée sont en retard par rapport à cela », analyse-t-il.
Il estime enfin que sur le plan culturel, il faut passer de « la production de talents de masse » à « des domaines de spécialisation ». « C’est là-dedans que le design doit appeler à la recherche et à l’innovation », conclut-il.
Une teneur du débat qui gêne Michel Pezet (PS), vice-président du conseil général chargé de la Culture. « Ce qui me dérange, c’est que dans la culture, on met tout. Or, c’est d’abord la création, l’imagination. Au cours des siècles, on n’a pas pensé tout de suite aux retombées économiques. Certes, il y a des conséquences économiques de la création, mais il faut distinguer ce qu’est l’économie et ce que représente l’acte de création », plaide-t-il d’emblée. Pour étayer ses propos, l’élu rappelle d’ailleurs que « quand une collectivité est en difficulté, le premier budget qu’on coupe, c’est la culture, car on ne voit pas de conséquences économiques ». « C’est quand il y a eu la grève des intermittents du spectacle qu’on s’est enfin aperçus des retombées économiques », se souvient-il.
Michel Pezet ne nie pas pour autant la place qu’occupe désormais l’économie dans la sphère culturelle. « Pour Marseille-Provence 2013, heureusement qu’il y avait des retombées économiques pour voir des sourires sur le visage des maires et voter des subventions », relève-t-il. Ce qui ne l’empêche pas d’être gêné par le phénomène qui consiste à réduire l’activité culturelle à « combien ça va rapporter ». « C’est un peu cliquant de créer artificiellement une activité pour qu’il y ait des retombées : ce n’est pas le but premier de la culture. L’activité culturelle n’a pas pour but premier de créer de la richesse, si ce n’est de la richesse culturelle. Pour la richesse économique, je mets un bémol », argue-t-il.
« La culture est à poser différemment : elle n’est pas là pour répondre à des questions »
Il est également prudent sur l’idée selon laquelle la culture rapprocherait les peuples. « Je ne sais pas. A travers 2013, on a eu des échanges entre les forces créatives qui ont pu nouer un dialogue. Maintenant est-ce que la culture est un facteur de paix ? Dans les camps de concentration, on jouait Mozart, Joubert, et cela n’empêchait pas les atrocités. La culture est à poser différemment : elle n’est pas là pour répondre à des questions », juge Michel Pezet.
Des propos auxquels réagissait Henry Roux Alezais. « Quand on parle d’économie de la culture, on parle de créativité, d’innovation. On est rentré dans l’ère culturelle, fondée sur le capital humain. C’est l’ouverture sur une activité », réaffirme-t-il. Et Michel Pezet de préciser à nouveau : « J’ai bien conscience qu’une façade d’un hôtel, on n’a pas besoin d’une designer pour que ce soit une magnifique façade. J’ai bien conscience aussi que les nuits d’hôtel, c’est une véritable activité. Mais il faut se garder de globaliser tout ça. »
A la lueur de ces échanges, Bruno Lanvin mettait en lumière différentes distinctions. « On a déjà fait une bonne distinction entre l’innovation et la technologie. Mais il faut aussi faire la différence entre activité culturelle et activité de la culture. Enfin, il ne faut pas confondre valeur économique et valeur marchande. Or, cette dimension économique de la culture est essentielle pour l’innovation », souligne le directeur exécutif de l’IECI.
Jean-François Bence, membre du Comité économique et social européen (NDLR : une instance de l’Union européenne), insiste pour sa part sur le rôle que sera amenée à jouer la société civile. « Nous discutons actuellement de nouveaux modèles de développement, de diffusion de l’innovation. Or, cela ne peut pas se faire sans une culture du dialogue. Il faut que l’innovation soit partagée, discutée et appropriée par les organisations représentatives de la société », estime-t-il.
Il observe qu’en la matière, « on voit de plus en plus de modes de consultation « on-line » ». « Mais on a besoin aussi de modes de consultation structurés car cela joue sur le mode de représentation des institutions », relève-t-il cependant. Tant en Europe qu’au Sud de la Méditerranée, il plaide aussi pour le dialogue social. « Comment imaginer les effets de la transition économique, la diffusion des nouvelles technologies, sans que les partenaires sociaux en discutent ? Il faut une vision partagée. Cela débute notamment en Egypte. C’est difficile mais essentiel », insiste Jean-François Bence.
Au-delà du dialogue social, il juge qu’il faut également « un dialogue civil » dans l’optique d’un développement durable. « Il faut ce dialogue au niveau de chaque Etat et au niveau régional. L’une des priorités de l’union européenne doit être de favoriser la mise en place et la consolidation de ces espaces de dialogue. C’est une nécessité pour l’appropriation des populations », argumente-t-il.
Jean-François Bence estime enfin que le dialogue sur la culture « doit irriguer les partenaires sociaux, la société civile et la population de la façon la plus large possible ».
« Il y a un intérêt à recréer une logique d’espace territorial que les divisions administratives ont occultée »
C’est à Jean-François Chougnet, directeur général de Marseille-Provence 2013, que revenait la lourde tâche de conclure ces échanges en s’interrogeant sur les perspectives de l’après année Capitale. « Alors que bien des événements sont encore devant elle, on se pose la question : « et après ? ». Mais c’est bien naturel et bien normal », relève-t-il d’emblée. Or, cet héritage de MP 2013 recouvre à ses yeux quatre dimensions. Il s’intéresse tout d’abord à « l’événement culturel comme élément d’attractivité d’un territoire ». « Il y a eu des retombées économiques et en termes d’image. Ce n’est pas la dimension la plus intéressante de ce qui pourrait se passer car il existe d’autres moyens plus adaptés que la culture pour renforcer l’attractivité d’un territoire », juge-t-il. Il pointe aussi de danger de raisonner de manière « trop simpliste » en réduisant « l’événement culturel à des chambres d’hôtel et des retombées touristiques ».
Il s’intéresse en revanche à ce qui a constitué « une des grosses difficultés de MP 2013 : la coopération des territoires ». « Le département des Bouches-du-Rhône a travaillé durant six ans pour produire un événement atypique pendant un an. Je pense qu’il y a un intérêt à poursuivre cette coopération. Il y a la fameuse question de la construction de la métropole. Mais au-delà du territoire de la métropole, il y a matière à construire avec Arles, Nîmes, avec qui on a travaillé, ou le département du Var. Il y a un intérêt à recréer une logique d’espace territorial que les divisions administratives ont occultée. C’est une question complexe et intéressante », plaide Jean-François Chougnet.
Le directeur général de Marseille-Provence 2013 revient aussi sur le caractère innovant de l’année Capitale. « C’est un événement atypique qui a offert la possibilité d’accompagner des disciplines moins prisées par les politiques publiques ou de nouveaux champs », observe-t-il, en citant notamment le sentier randonnée ou l’initiative « Yes, we camp » dans le cadre du « off ». Et d’estimer qu’« il est important de maintenir cet aspect particulier, maltraité par les politiques publiques en cette période de crise ».
Jean-François Chougnet pointe un autre élément qu’à ses yeux « les politiques classiques ne sont pas forcément capables d’assumer : la logique d’échanges entre espaces méditerranéens ». « Marseille-Provence 2013 a offert la liberté de travailler directement avec les créateurs, notamment au sein des Ateliers de l’Euroméditerranée, alors que les politiques publiques ont plus de mal. Ce sont des choses qui ne sont pas allés au bout de leur potentialité », souligne-t-il.
Le directeur général de MP 2013 rappelle enfin qu’au cours de l’événement Capitale, « on a essayé de travailler de manière novatrice sur l’espace public ». « On sait faire de l’animation, du rassemblement, mais là, on a découvert la possibilité de travailler sur un potentiel de création sur l’espace public. Cela fait aussi partie d’un héritage », explique Jean-François Chougnet. Il ne manque pas d’ailleurs de noter que c’est aux collectivités et au milieu économique, qui a représenté « 20% du financement, une première pour une Capitale européenne de la Culture », qu’il appartient en tout premier lieu de faire vivre cet héritage.
Et de conclure en relevant que « les créateurs ne savent plus ce qu’est une logique disciplinaire ». « Les danseurs font de la musique, les écrivains font des performances. C’est aussi un outil qu’une Capitale européenne de la Culture doit faire émerger », estime Jean-François Chougnet.
Serge PAYRAU