Publié le 11 novembre 2013 à 19h30 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 16h38
« Comment lire les évolutions et recompositions de la zone Mena (Moyen-Orient et Afrique du Nord ) » telle a été la thématique abordée lors d’une plénière du vendredi 9 novembre dans le cadre de la Semaine économique de la Méditerranée. Les pays de la zone Mena en transition sont tous traversés par des incertitudes et des débats qui soit, incitent à la culture du dialogue et du compromis (avec le cas tunisien), soit vont vers une radicalisation des bipolarisations (cas égyptien). Le reste du monde arabe est dans l’expectative.
Mansouria Mokhefi, chercheur responsable du programme Moyen-Orient/ Maghreb à l’Institut français des relations internationales (IFRI) a souhaité tout d’abord dressé un tableau du contexte actuel en Afrique du Nord. Un tableau qu’elle a souhaité sans concession « parce que la situation est assez inquiétante, voire troublante ». Elle indique : « On sait tous que le monde arabe représente un poids lourd dans l’économie mondiale aujourd’hui; on sait qu’il constitue un marché extraordinaire; on sait que le Maghreb avec ses demandes, sa jeunesse, son besoin de développement est donc un moteur très important pour l’économie mondiale, européenne. » Néanmoins, ajoute-t-elle : « On ne peut parler de développement, d’éducation, de tourisme et de toutes ses potentialités dans un contexte qui est plus ou moins stable et plus ou moins sécurisé. »
Elle évoque alors « un fléau » qu’elle qualifie de « terrible » : « la corruption ». « Bien sûr, elle n’est pas au même niveau en Algérie qu’en Tunisie, qu’en Lybie, mais elle est partout. » Il est donc, important, selon Mansouria Mokhefi, quand on parle de l’économie de ces pays « de mentionner le rôle, l’importance, la relation à la corruption ». Un autre des axes fondamentaux de ces pays et qui est très peu cité c’est « l’économie informelle ». « Elle a fait vivre des millions de gens. Elle constitue une économie parallèle qui est de plus en plus lourde. Elle a un rôle aussi de stabilisateur, d’amortisseur social parce que finalement les gens arrivent à se débrouiller. » De par le taux élevé du chômage, le taux élevé d’inactivité de ses populations, « en étant dans une économie parallèle, ils ont le sentiment de survivre et de pouvoir continuer à manger et même parfois à un certain niveau de l’économie informelle de vraiment prospérer. Si on rentre dans le domaine de l’import-export en Algérie, ce sont des fortunes qui sont brassées. En Algérie on estime à 50, 60% ce que représente cette économie. Mais il s’agit d’un cache-misère, une bombe à retardement ».
« L’incertitude est une nouvelle page du conflit »
Les investisseurs ont la perception d’une certaine instabilité et « l’incertitude est une nouvelle page du conflit », poursuit-elle.
Elle justifie son propos : « L’Algérie a résisté au printemps arabe mais jusqu’à quand ? Il y a un soulèvement en Kabylie et au Sud de l’Algérie. En Tunisie, la grande surprise c’est le développement d’une mouvance radicale, le développement du terrorisme, notamment avec l’assassinat de deux leaders politiques. En Algérie malgré la concorde civile, des ilots résiduels du terrorisme subsistent. L’attaque du site gazier, en janvier dernier, a révélé les dangers de la frontière du sud, la porosité des frontières.» Elle parle alors du caractère « international du djihadisme ». « La nouvelle coopération algéro-tunisienne en matière de sécurité étant une tentative de réponse à ce phénomène. »
En plus de ces troubles, des questions s’imposent dans cette Région : « Les jeunes sont à l’origine de la révolution. Trois ans après, les jeunes ne sont pas présents. En Tunisie, par exemple, on fait appel à des gens de plus de 80 ans. Outre l’absence des jeunes, on peut également constater celle des femmes qui ont été laissées sur le bord de la route. » In fine, la seule dynamique « c’est la coopération sécuritaire mais on peut déplorer l’absence de coopération dans le commerce, les échanges, la politique, la culture… »
« La question de la sécurisation est en jeu car il n’y aura pas de développement s’il n’y a pas de sécurité, de stabilité »
Malika Berak, ambassadrice pour la Méditerranée revient sur la relance du processus de coopération 5+5. Une enceinte peu connue qui a précédé le processus de Barcelone et celui de l’Union pour la Méditerranée. « En raison des événements cette plateforme de coopération relance le dialogue ».
Le dialogue 5+5 est le plus ancien cadre de rencontre entre pays du bassin méditerranéen. Il regroupe les pays de la Méditerranée occidentale, et a été instauré en 1990 à l’issue d’une réunion des ministres des Affaires Étrangères tenue à Rome, avec l’objectif d’engager un processus de coopération régionale entre les dix pays suivants : l’Italie, la France, l’Espagne, le Portugal, ainsi que Malte pour la rive Nord, et les cinq pays de l’Union du Maghreb arabe pour la rive Sud. L’objectif est double explique l’ambassadrice : « Favoriser la relation inter-Maghreb et un rapprochement avec l’Union Européenne ». Le sommet des 5+5 à Malte en 2012 « a été organisé pour trouver des solutions aux crises qu’ils connaissent.» Une plateforme de discussion a été mise en place pour trouver « des solutions dans 3 grands domaines : politique, économique et sécuritaire. Il s’agit également d’intensifier la concertation. Les ministres des Affaires étrangères devant se rencontrer au moins une fois par an. »
Malika Berak d’annoncer que le dialogue 5+5 va devenir 5+5+ 5. En effet, s’ajoute aux 10 pays déjà en coopération les 5 pays du Sahel. « La question de la sécurisation est en jeu car il n’y aura pas de développement s’il n’y a pas de sécurité, de stabilité.» En ligne de mire, entre autres, les 4 000 kilomètres de frontière libyenne. « Comment apporter de l’aide à ce pays en pleine transition pour qu’il ne soit pas le « ventre vide » de cette région et le lieu de tous les trafics ? »
« Le cœur du problème se situe dans la prédation économique et au niveau de l’anatomie politique de domination.
Pour l’économiste Abdelmalek Alaoui, président exécutif de l’AMIE (Association marocaine de l’intelligence économique) ce qui est très extrêmement important « c’est que l’on puisse avoir un langage de vérité.»
Il estime que « c’est une lutte pour le pouvoir qui est en train de se dérouler aujourd’hui sur la rive Sud de la Méditerranée. On peut y une ajouter une composante islamiste, laïque ou d’autres qui veulent défendre les libertés mais en réalité, le cœur du problème se situe dans la prédation économique et au niveau de l’anatomie politique de domination. » Selon l’économiste : « Il y a très peu de gens qui tiennent un discours de cohérence vis-à-vis de ces pays en transition. Cette prolifération de FBI (Fausses bonnes idées) est née d’une autre idée qui est en train d’arriver, c’est la théorie du « libre Troc ». On va voir tous ces pays d’Afrique parce cela commence à devenir un marché intéressant et en plus ils font de la croissance à deux chiffres. C’est là où il faut aller récupérer de l’argent ; c’est là que l’on va faire de la croissance quand on est une grande entreprise multinationale. »
Pour en revenir à la mise en place de la démocratie, il rappelle : « Les sociétés occidentales ont construit la démocratie sur 200 ans, et nous peuple du sud de la Méditerranée vous voudriez qu’en 3 ans, on installe une démocratie. »
Il souligne les difficultés rencontrées notamment par le fait que les élites francophones « sont en surreprésentation au niveau de l’appareil économique mais qu’avec la montée des nouvelles élites arabophones et islamistes on est dans un antagonisme extrêmement important. L’élite arabophone et islamiste regarde l’élite francophone et elle leur dit : « Vous êtes illégitimes ». Et qu’est-ce que répondent les élites francophones ? : « Vous êtes incompétents » ».
Abdelmalek Alaoui juge que « c’est de l’organisation de la conversation entre ces deux élites que le futur de ces pays dépend. La capacité à pouvoir entretenir une discussion sur les intérêts partagés, et à pouvoir faire émerger un nouveau modèle qui permettra de créer la croissance. » En réalité, conclut-il : « Le Sud de la Méditerranée avec ses élites, avec parfois son caractère ombrageux, a besoin non pas de recevoir des leçons mais d’être accompagné par des partenaires qui utilisent un langage de vérité. Il faut que nous allions au-delà des discours de colocalisation qui, organisés sont des discours de désir de captation des capitaux du peuple, de coût de main d’œuvre et de rapatriement des dividendes. »
L’émir Usamah M. Al Kurdi , Arabie saoudite, regrette le fait que les peuples disent « ce que l’on pourrait faire et pas ce que l’on a fait. Nous, en Arabie saoudite nous avons fait des choses. » La question est de savoir « Comment les autres pays peuvent aider ces pays à se développer ? ». Il évoque alors le transfert des expertises. « Ce n’est pas être un ingérant, cela appartient au passé mais, une non-ingérence apporte des choses négatives ». Et tient à rappeler que « les Pays du golfe aident à l’amélioration des relations entre les pays d’Afrique du Nord pour la croissance économique. »
Puis, il insiste sur les réformes réalisées en Arabie Saoudite. « Elle touche nombre de secteurs : économie, justice, éducation mais également la pensée idéologique. » Enfin, il interroge : « Est-ce que le Royaume peut continuer à injecter beaucoup d’argent ? Il a de nombreux moyens de développement économique dans la région, mais comme je dis, « le diable est dans les détails ». Il faut un plan clair pour améliorer la situation économique et une croissance durable parce que nous sommes entrés dans une nouvelle ère politique .»
« Cette zone est vulnérable parce qu’elle se situe sur un axe de crise, du Pakistan jusqu’à la Méditerranée »
Michel Bounajem, journaliste, directeur du bureau de Paris du journal Asharq Al-Awsat, avoue ne pas connaître les détails de l’action du Conseil de coopération des Pays du Golfe (CCPG). Mais, avance-t-il : « Je vais essayer d’explorer quelques pistes. » Cette zone du CCPG est une zone stratégique mais c’est aussi « une zone vulnérable ce qui nous emmène à brosser les défis auxquels elle doit faire face ». Elle est stratégique pas seulement pour l’économie mondiale mais de par sa situation géographique. « C’est un carrefour entre l’Europe et l’Asie, C’est une aire de contact dans le monde musulman, la ligne de fracture entre un mode shiite et un monde sunnite. Et puis on ne peut pas oublier cette zone en matière d’hydrocarbure. »
L’aspect stratégique de cette zone pour le monde entier est le voisinage Afghan, Pakistanais ; des forces qui la borde comme la Turquie, l’Iran, de ce fait on peut voir que « cette zone est vulnérable parce qu’elle se situe sur un axe de crise, du Pakistan jusqu’à la Méditerranée. »
Selon le journaliste cette zone a aussi un problème de la démographie. « Le souci n’est pas seulement l’équilibre démographique mais c’est également comment garder nos modes de vie, notre langue arabe, il y a des conséquences qui sont induites par cette baisse de la démographie ». L’autre caractéristique évoquée est la vulnérabilité donc l’axe sécuritaire. « On a essayé d’établir des accords politico-sécuritaires avec de nombreux pays étrangers pour se prémunir d’un danger qui n’est pas irréel ». Le défi sécuritaire pour ces pays est par exemple: « Comment contenir la puissance iranienne ? l’Iran est perçu comme une menace. Comment faire pour nous préserver de cette menace-là ? Il existe quelques soucis d’incompréhension entre le royaume d’Arabie Saoudite et les Etats-Unis mais ceci est en fonction de la perception de l’Iran. Est-ce que l’ouverture américaine sur l’Iran signifie parallèlement « l’abandon » des anciens amis ? Comment préserver l’alliance solide avec les États-Unis et comment se préserver de la menace terroriste ? »
Il précise : « Au Nord, il y a l’Irak et tous les jours il y a entre 100 et 150 morts dus par des voitures piégées, des attaques ; ensuite il l’implantation d’Al-Qaïda au Yémen, la Syrie et au-delà. »
Au côté de ce défi sécuritaire, il y a le défi économique. « Comment cette région, avec toutes ses richesses, peut continuer à compter sur la scène internationale avant qu’il y ait des bouleversements? Le monde se tourne vers l’Asie, on oublie un peu l’Europe; les Américains eux se tournent vers le Pacifique. Pour cette zone, comment peut-on garder notre place en ayant en tête cet aspect. L’autre problème, c’est un défi économique tourné vers l’intérieur. Bien sûr, les pays du golfe sont très riches, les chiffres sont parlant mais il y a le chômage et les problèmes sociaux. Est-ce que ces pays vont pouvoir continuer à » acheter la paix sociale »? ».
« Il faut mettre l’accent sur le développement de la productivité plutôt que sur celui de l’accumulation de capital ».
L’économiste Jean-Louis Reiffers, ne cache pas son inquiétude face à la situation des pays arabes, mais il met aussi en lumière les potentialités qui existent.
Président du conseil scientifique du Femise et vice-président de l’Ocemo, il travaille depuis de nombreuses années sur les questions relatives à l’Euroméditerranée. « Je dois dire que je suis inquiet, je ne vois pas comment les choses peuvent évoluer sur un plan politique en Égypte, en Tunisie. Les Libanais partent dans les pays du Golfe où le pétrole est peu cher pour produire à bas prix. L’Algérie croule sous l’argent… On ne peut que constater des contradictions flagrantes entre les pays arabes ». Dans ce contexte, deux thèses existeraient : « La première vise à dire que les choses vont s’arranger avec le temps. Les pays du Golfe vont payer, les gouvernements vont se stabiliser et des solutions économiques seront trouver. Mais j’ai des doutes lorsque l’on sait que ces pays ont le taux de chômage des jeunes le plus élevé au monde et le taux d’insertion de la jeunesse le plus faible au monde. » Il propose alors une deuxième thèse « qui se fonde sur l’idée que les révolutions arabes ouvrent une formidable opportunité pour peu que l’on veuille bien considérer que notre modèle de développement n’est pas adapté aux situations. Et qu’il faut mettre l’accent sur le développement de la productivité plutôt que sur celui de l’accumulation de capital. » Il prend pour exemple l’Algérie. « Le taux de croissance de l’investissement est de 10% tandis que celui de la productivité n’est que de 5%. C’est ce qui arrive lorsqu’il y a trop d’argent. Il faut donc mettre en avant la productivité et cela en lien avec le contrat social. Ce dernier doit concerner en premier chef la jeunesse : il convient de lui ouvrir toutes les portes, de l’éducation, la culture, de l’entrepreneuriat et c’est ainsi que le monde arabe retrouvera la puissance qui fut la sienne du temps de la maison de la sagesse de Bagdad ».
Patricia MAILLE-CAIRE