Publié le 25 novembre 2012 à 6h00 - Dernière mise à jour le 26 août 2023 à 15h30
« La démocratie est une vraie invention de l’Homme »
Vous avez déclaré au cours des débats que si l’on recherche une croissance maximale, la démocratie n’est pas le système le plus adapté. L’analyse est terrible à l’heure où la lutte contre la crise est devenue l’unique feuille de route dans certains pays de la zone l’euro…
Effectivement si l’objectif est d’avoir le maximum de croissance, on peut trouver d’autres fonctionnements que la démocratie avec des moyens plus autoritaires, plus économes en débats, en négociations. Un groupe peut décider du bien pour tous, ce serait une dictature des décideurs, du plan. Trois problèmes se posent alors. Tout d’abord, comment être sûr que leur décision est la plus appropriée ? Ensuite, comment être sûr qu’ils ne font pas agir pour des intérêts propres au détriment des intérêts généraux ? Enfin, que signifie manger à sa faim, consommer beaucoup plus sans pouvoir dire que c’est nous qui construisons notre avenir ?
La démocratie est une vraie invention de l’Homme, ce n’est pas quelque chose de naturel, c’est une construction pour chasser l’extériorité, le divin, le roi, la dictature de son horizon. Ce n’est pas simple d’y parvenir.
Voilà de nombreuses années que la Turquie est candidate à l’adhésion à l’Union européenne sans qu’on l’accepte en son sein. Devant cette porte close existe-t-il une tentation de se tourner vers le Sud, le Moyen-Orient avec des pays en pleine mutation et de reconstruire, d’une certaine manière, un nouvel Empire Ottoman ?
Dans certaines parties de la société turque, cette tentation existe : on les appelle les « néo-Ottomans ». C’est comme une espèce de nostalgie de l’empire français ou du Commonwealth en Grande-Bretagne. Mais il faut être réaliste : si les Turcs se positionnent comme les anciens Ottomans, les autres pays les traiteront comme des colonisateurs. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut tourner le dos à ces pays avec lesquels nous avons une tradition commune, une religion commune avec beaucoup d’entre eux. Mais si nous intervenons comme des anciens Ottomans, peut-être pas comme une ancienne puissance coloniale à l’image de la France et l’Angleterre mais comme une puissance impériale, il sera difficile d’avoir une relation d’égalité.
En revanche, nous pouvons les aider de nos connaissances. La Turquie est un modèle pour l’Union européenne et un modèle sur lequel peuvent réfléchir les peuples du Moyen-Orient : c’est un pays de tradition islamiste qui arrive à maintenir un régime démocratique, certes avec beaucoup d’insuffisances, mais où les élections sont libres. La Turquie montre au monde occidental et musulman que si l’islam ne se substitue pas aux lois et à l’État, un pays musulman peut gérer un système démocratique.
D’un point de vue religieux, l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne constituerait-il d’ailleurs, au-delà de son propre cas, un message adressé au monde arabe où l’Europe est souvent perçue comme une citadelle chrétienne ?
C’est un message que l’Union européenne peut déjà donner à ses propres citoyens car il y a en Europe une population musulmane. Il y a par exemple aujourd’hui bien plus de musulmans en France que de protestants. Donc ce serait un message envoyé aux Européens que la multiculturalité peut englober l’islam. L’Europe a pu constituer, non sans mal au cours de l’Histoire, une multiculturalité autour des espaces judéo-chrétiens mais cela n’est plus suffisant aujourd’hui.
Par ailleurs, ce serait aussi un signal très important pour les autres pays. L’Europe est une puissance douce qui est un modèle de démocratie. Elle n’a pas vocation à absorber tous les pays dans l’Union européenne, mais elle peut donner l’image d’une société qui arrive à englober les populations musulmanes. Si l’Europe arrive à les incorporer dans son fonctionnement, dans ses institutions, cela donnera une obligation aux autres pays de faire la même chose chez eux car ce problème se pose aussi au Moyen-Orient : les Arabes ne sont pas que des musulmans et les chrétiens figurent parmi les populations les plus menacées au Liban, en Irak, en Égypte ou en Iran. L’Europe peut avoir valeur d’exemple. Si elle le fait, ces pays se diront : « il faut faire pareil chez nous ».
Propos recueillis par Serge PAYRAU