Publié le 22 février 2021 à 7h30 - Dernière mise à jour le 30 novembre 2022 à 15h26
Préconisé par le gouvernement depuis le début de la crise sanitaire, le télétravail n’est pas toujours mis en place dans les entreprises. Face au refus de certains employeurs de faciliter cette mesure, quels sont les recours possibles pour les salariés ? Pour bien comprendre ce qui est applicable et ce qui ne l’est pas, quoi de mieux que les éclaircissements d’un expert. Maitre Thibault Pinatel, avocat associé en droit social au sein du Cabinet Bollet & Associés, décrypte une situation pas toujours très claire. Entretien.
Destimed: Maître, que doit faire un employé qui se voit refuser le télétravail par son employeur ?
MeThibault Pinatel : Votre question part du postulat que le télétravail serait la norme, imposée à toutes les entreprises, depuis le début de la crise sanitaire. Dans cette hypothèse, le salarié auquel on le refuserait serait en position de force pour faire valoir ses droits. La ministre du Travail, Élisabeth Borne, avait d’ailleurs indiqué que le télétravail serait obligatoire. En réalité, ces intentions n’ont, jamais été retranscrites légalement.
Voulez-vous dire que l’obligation de télétravail n’a pas été clairement inscrite dans la loi ?
En effet, un protocole sanitaire duquel découlent des préconisations, parmi lesquels le télétravail, a été mis en place. Un accord national et interprofessionnel a ensuite été négocié entre l’ensemble des organisations patronales et les organisations syndicales. Au terme du protocole et de l’accord, le télétravail est présenté comme la norme sous une réserve essentielle : que le télétravail soit compatible avec les fonctions du salarié. Chaque situation peut donc laisser place à l’interprétation.
Comment être certain qu’un emploi peut être effectué en télétravail ?
Pour certains métiers, l’impossibilité du télétravail est évidente, notamment dès lors que le poste suggère l’accomplissement de tâches manuelles ou techniques. Pour d’autres types d’emploi, la frontière est beaucoup plus poreuse. L’employeur et le salarié n’auront pas nécessairement la même vision. Or, le contrôle par l’administration ne peut être possible qu’a posteriori, une fois que l’employeur considère que la présence du salarié sur son lieu de travail est indispensable. Lorsque rien n’est mis en place, l’inspection du travail se déplace pour vérifier si l’employeur a légitimement maintenu le salarié sur site. Mais là aussi, la situation est cocasse puisque pour apprécier, il faut se déplacer physiquement. Donc pas en télétravail…
L’absence de législation impérative pose problème
Quels sont alors les recours possibles ?
Individuellement, il faut avouer que c’est assez compliqué. Le salarié confronté au refus ferme et définitif de son employeur va devoir s’armer de patience. Le dispositif a surtout été pensé comme une négociation entre l’employeur et les salariés. En France, le Gouvernement a la volonté de mettre en place une forme de cogestion à l’Allemande, où on veut faire du consensus une règle d’or. L’accord national interprofessionnel qui vient d’être signé met ce point au centre des préoccupations. Les partenaires sociaux, au sein des entreprises, sont incités à trouver la meilleure organisation possible du travail et la négociation doit le permettre. Dans les grandes sociétés, dotées de représentants du personnel, le télétravail est d’ailleurs organisé assez efficacement.
Que se passe-t-il concrètement face à un chef d’entreprise qui refuse catégoriquement la mise en place du télétravail ?
C’est exactement dans ce cas précis que l’absence de législation impérative pose problème. A partir du moment où l’on considère que chaque poste est différent et qu’il existe une part d’appréciation, chaque employeur est en mesure d’estimer la faisabilité ou non du télétravail. Juridiquement, nous sommes dans le cadre du pouvoir de direction de l’employeur.
Quels sont les difficultés que pourrait rencontrer un employeur en cas de refus ?
Le vraie difficulté surgira lorsqu’un salarié soutiendra qu’il aura été infecté sur son lieu de travail en raison, notamment, du fait que l’employeur n’aurait pas mis en place le télétravail. Selon le Conseil d’État, nous nous situons, dans le cadre d’un contrôle a posteriori. Se posera alors évidemment la question de savoir s’il y aura eu violation de l’obligation de sécurité qui incombe à l’employeur : est-ce que l’employeur a été confronté à une réelle nécessité de laisser le salarié sur site ? La question est là ! Si un employeur avait la possibilité de placer un salarié en télétravail et qu’il ne l’a pas fait, il sera susceptible d’être considéré comme ayant commis une faute. En revanche, imaginez à quel point il sera compliqué de définir si oui ou non une personne aura contracté la Covid sur son lieu de travail… Sans parler du préjudice d’anxiété à venir travailler quotidiennement dans des conditions susceptibles de vous exposer au virus… Cela promet de nombreux contentieux.
Tenter de favoriser le dialogue entre employeur et employé
C’est-à-dire ?
On peut considérer que l’obligation de sécurité ne s’applique pas uniquement au cas où quelqu’un a été contaminé. Des salariés pourraient également considérés qu’ils ont subi un préjudice d’anxiété en venant travailler dans des conditions susceptibles de les exposer ce qui aura généré un stress important chez eux. Il va certainement y avoir de la jurisprudence sur ce point, cela me paraît évident. Les employeurs se défendront alors en mettant en avant l’impossibilité de mettre le télétravail en place pour certains postes. Tout cela sera complexe et très factuel.
Au niveau des procédures, que faut-il faire en cas de désaccord ?
Le salarié qui est confronté à un employeur qui refuse de mettre en place le télétravail, ou dans des proportions insuffisantes, peut tout d’abord lui écrire pour lui faire part de son mécontentement ou de son incompréhension, voire faire planer la menace d’une procédure judiciaire. Si l’employeur persiste dans son refus, il faut alors alerter l’inspection du travail. La règle, dans cette période si atypique, où tous les acteurs du monde du travail sont confrontés à des situations nouvelles c’est d’écrire. Les salariés ne doivent pas hésiter à faire part de leur situation à leur employeur et tenter de favoriser le dialogue. Si ces tentatives se révèlent infructueuses, il ne faut alors pas hésiter à prendre conseil auprès d’un avocat. L’employeur peut également être confronté à des difficultés lorsqu’un salarié souhaite être placé en télétravail mais que ce n’est matériellement pas possible. Il faut alors garder à l’esprit que l’employeur est titulaire du pouvoir de direction et que le salarié est susceptible de se mettre en faute en ne respectant pas les directives.
Peut-il également saisir la juridiction prud’homale ?
Si le salarié attend de la juridiction prud’homale qu’elle enjoigne l’employeur à mettre en place le télétravail, cela me paraît difficile en l’état des textes en vigueur. Il est évidemment toujours possible de saisir le Conseil de prud’hommes pour régler un conflit entre un employeur et un salarié mais encore faut-il qu’il y ait matière pour le salarié à contester le refus de placement en télétravail. Les parties risquent de s’enfermer dans un débat difficile et long, d’autant plus que, comme expliqué, le télétravail n’est en réalité pas impératif. Le Conseil d’État a été très clair à ce sujet : le protocole sanitaire est une recommandation. Si l’employeur n’applique pas les préconisations, il s’expose principalement au risque de devoir indemniser les salariés en raison des préjudices que son attitude pourrait leur avoir causés
Très peu de contrôles concernant le recours au télétravail
Les actions de l’inspection du travail sur le terrain sont-elles monnaie courante ?
Les Inspecteurs du travail ont beaucoup de travail. Les contrôles sur le recours à l’activité partielle accaparent déjà beaucoup les services de la Dreets (ex-Direccte). Pour le moment, je constate très peu de contrôles concernant le recours au télétravail.
Selon vous, cette situation exceptionnelle est-elle amenée à révolutionner le droit du travail français ? A partir de quand serons-nous en mesure d’apprécier des évolutions inscrites dans le marbre ?
Au sujet du télétravail, la situation est vraiment complexe. Le recours généralisé est tout à fait exceptionnel et dicté par un impératif de santé publique. Il est certain que cette crise aura des répercussions au-delà de la crise sanitaire. Je suis persuadé que beaucoup d’entreprises auront recours au télétravail dans des proportions plus importantes que par le passé, sans pour autant écarter les salariés de l’entreprise. D’ailleurs, les salariés ne le souhaitent pas : l’immense majorité des salariés souhaitent pouvoir exercer leurs fonctions sur le lieu de travail au moins quelques jours par semaines. Mais il est clair que ces mutations entraîneront une adaptation du droit à moyen ou long terme qu’il faudra décrypter et pour laquelle il faudra accompagner, conseiller dirigeants et salariés.
La crise sanitaire a permis de mettre les pratiques à jour
Pensez-vous que nous assistons à une révolution sur la question du télétravail ?
Je considère que la crise sanitaire a permis de mettre les pratiques à jour. A tel point que nous sommes peut-être en train de tomber dans un extrême inverse. Il y a des salariés qui n’ont plus mis les pieds dans leur bureau depuis presque un an. D’ailleurs, les partenaires sociaux déplorent cette situation. Aux termes de l’accord national et interprofessionnel concernant le télétravail, il est clairement prévu qu’un salarié qui serait en 100% télétravail a la possibilité, s’il le souhaite, de revenir au siège de son entreprise une journée par semaine. On se rend bien compte, en ce moment, que le « tout » télétravail a également ses limites et ses contraintes. Avant, nous étions dans une situation où le télétravail était rarissime.. Or, nous constatons que le tout télétravail peut être également problématique.
Selon vous, quel est le point central de tout cela ?
Je suis intimement convaincu qu’il n’y a que la négociation qui permettra de moderniser nos modes de réflexion autour de l’organisation du travail. Sur ce point, la démarche du gouvernement est la bonne. Il est impossible de voir tout cela comme une confrontation employeur-salarié. Il faut que l’employeur exprime clairement, en termes de présentiel, ce dont il a besoin, mais aussi ce dont il n’a pas besoin. Côté salarié il faut de la responsabilité et prendre en considération les impératifs de son entreprise. Tout cela nous ouvre des perspectives intéressantes.
Propos recueillis par Mathieu Seller