Publié le 24 février 2021 à 15h00 - Dernière mise à jour le 31 octobre 2022 à 14h57
«Certains héritent d’une somme d’argent, d’une maison, que sais-je encore ? A moi, mon père a légué des ombres, des silhouettes anonymes dont il savait seul l’histoire. Les anecdotes lui échappaient au hasard de rêveries, quand une odeur, un mot, un objet, une vieille publicité dans un couloir du métro, le renvoyait là-bas, dans les bois où, finalement, une grande part de lui-même était restée». Ainsi s’exprimait Patrice Ordas en présentant son projet de «L’école buissonnière» mis en lumière, dessins et couleurs, par Alain Mounier pour offrir au final une poignante bande dessinée publiée chez Grand Angle/Bamboo éditions.
« Ce récit est une boîte où j’ai rassemblé les souvenirs de mon père d’abord épars. Puis j’ai imaginé d’en ordonner quelques uns au sein d’une fiction. Une fiction qui respecterait la vérité, car ce qu’elle met en scène est vraiment arrivé, mais qui ne serait fidèle qu’aux angoisses et aux élans, des personnages qui n’ont jamais existé. Dans l’ombre tout se confond», explique Patrice Ordas qui précise qu’avec « l’Ambulance 13 » -l’un de ses grands succès-, «j’avais essayé de rendre hommage aux hommes qui avaient empêché mon grand-père de mourir dans les tranchées. Avec cette nouvelle histoire, je veux tirer du néant ceux qui n’ont eu leur nom que sur les stèles des fusillés.» Mettant ainsi en exergue, des jeunes qui se sont battus, qui ont été blessés, tués ou encore déportés sans pour autant avoir droit à une vraie reconnaissance de leur pays qui a parfois préféré les libérateurs de la dernière heure, et même parfois pour une question d’unité nationale, garder les collabos de la veille. Décédé le 9 décembre 2019 au moment où le dessinateur Alain Mounier réalisait les premières planches, Patrice Ordas n’aura pas vu «L’école buissonnière » paraître en librairie. Son camarade de travail le signalant en fin d’ouvrage, confie avec humilité «Son regard bienveillant sur mon travail m’a manqué. Ses mots sont restés. j’espère leur avoir donné l’écrin qu’ils méritaient.»
Travail admirable à l’encre de chine
Qu’Alain Mounier en soit persuadé d’où il se trouve Patrice Ordas doit applaudir sans réserves son travail admirable qui rend même une âme aux objets et aux décors corréziens si importants quant au déroulé du récit. Nous sommes en décembre 1943. L’histoire qui débute en plein Paris occupé pourrait s’intituler : «Tu veux être résistant ? Passe ton bac d’abord !». Ce que finiront par intégrer tant bien que mal nos héros dont on dira qu’ils sont à l’image de Fabrice del Dongo à la bataille de Waterloo brossée par Stendhal : « Fort peu héros au moment où le lecteur les rencontre pour la première fois. Ils sont même fortement bousculés par la police française qui lors d’un contrôle d’identité les malmène physiquement au sujet…d’un livre d’Anglais… A la suite (plus loin) d’une altercation avec un soldat allemand qui manquera de respect à Colette, la cousine de François d’Orlac , élégant romantique lettré, Jean Lorrain, et Jacques Mancel, ses fidèles amis fuiront dans un train de marchandises direction un château en Corrèze tenu par un fonctionnaire Vichyste, père de l’un d’eux.
L’armée des ombres
Ils se verront alors propulsés sans l’avoir voulu dans un de ces réseaux de la jeune «armée des ombres» dans une ambiance proche de celle du film de Melville. S’attacher au périple de François, Jacques et Jean consiste à contempler une série de scènes-tableaux tirant sur le bleu, le marron, le vert, et la couleur sépia si propre à détailler l’époque saisie. Et c’est, notamment dans les représentations hivernales, aussi belles que poignantes, pour une bande dessinée à l’encre de chine élégante, que l’on situera entre «Lacombe Lucien » de Modiano-Malle et le film «Le bon et les méchants » de Lelouch. Un pur chef d’oeuvre que l’on termine la gorge serrée !
Jean-Rémi BARLAND
L’École buissonnière – Scénario : Patrice Ordas – Dessin : Alain Mounier Éditeur Bamboo – Grand Angle – 64 pages -14,90 €