Publié le 31 décembre 2021 à 18h36 - Dernière mise à jour le 4 novembre 2022 à 11h35
Comme on le dirait d’une centrale nucléaire «Anéantir » de Michel Houellebecq est un roman que l’on qualifiera de «site sensible». Embargo très explicitement exigé par l’éditeur Flammarion demandant, par une lettre glissée dans chaque ouvrage envoyé aux journalistes, qu’aucun article ne puisse sortir avant le 30 décembre…, qu’aucune exclusivité d’aucune sorte ne sera accordée à qui que ce soit, que l’auteur n’accordera pas d’entretien ni à la presse écrite ni à la presse audiovisuelle. Bref, cet épais ouvrage de 730 pages bénéficiant d’une édition commune reliée, sort en librairie ce vendredi 7 janvier dans ce qui est une mise en scène savamment orchestrée. L’enjeu financier en valant certainement la rigueur exigée, et Michel Houellebecq étant coéditeur de l’ouvrage, veillant au grain. Le jeu en valant, on s’en doute, la chandelle, au regard des royalties en action.
« Mais où veut-il en venir ? »
Un roman ne se résumant pas à ce qu’il suscite en amont, fût-il explosif, de quoi s’agit-il en l’occurrence ? Une question s’impose d’emblée, à savoir : «Mais où veut-il en venir ?» A la lecture des premières pages d’ «Anéantir» cela paraît tout à fait légitime. On navigue entre vidéos-montages mettant en scène la décapitation fictive du ministre de l’Économie, par des extrémistes islamistes allant jusqu’à commettre des attentats, et moments d’horreurs où l’on voit des migrants périr. L’auteur y dézingue également la pensée de René Girard, le magnifique écrivain de «Le bouc-émissaire» autour de sa théorie du désir mimétique jugée amusante sur la papier mais en réalité fausse selon Michel Houellebecq qui s’attarde de façon aussi superficielle qu’inutile sur la présentation de nombres premiers, qui définit le nihilisme, évoque dans son récit l’émission d’adieux à la télévision de Michel Drucker et fait dire à un ado prénommé Godefroy parlant de Eric Zemmour qu’il est «un bâtard de sa race.» Propos qui,bien sûr, ne sont pas de Houellebecq en personne puisqu’il défend en contrepoint la liberté d’expression, mais qui viennent polluer un récit labyrinthique assez brancho-branchouille donc promis à un vieillissement prématuré dont c’est le lecteur qui sort souvent « anéanti ».
Une famille très «Guépard» de Visconti
Au fil des pages d’un roman construit sur la position d’un narrateur omniscient de type balzacien, se dessine néanmoins une histoire de famille puissante, compliquée et tragique proche de l’univers du «Guépard» de Visconti. Nous dirons du patriarche Édouard Raison, chef de clan autrefois autoritaire, et décisionnel jusqu’à l’omniprésence, qu’il est, comme le dirait Stendhal, «fort peu héros au moment» où on le découvre puisqu’il est hospitalisé, à la suite d’un AVC. Son fils Paul Raison, jeune fonctionnaire de la direction du Trésor né en 1977 (l’action se déploie aux prémisses de 2027), prend les affaires familiales en main et se démène à retendre les liens avec sa sœur Cécile mariée à Hervé «un notaire de province» dont on a l’impression qu’«il aurait sans une seconde d’hésitation, donné sa vie pour le Christ», (tous deux votant Marine Le Pen) et son frère Aurélien, un être faible passionné d’art, dont on nous précise qu’«il avait épousé une merde, et de surcroît une merde vénale !!!!» Notons l’inélégance du propos et l’acharnement avec lequel l’auteur chargera sa victime de tous les maux.
Nous suivons aussi Paul dans son périple politique qui l’a conduit à devenir le confident de Bruno Juge, ministre de l’Économie, lors d’une campagne présidentielle aboutissant à l’élection de leur modéré candidat Benjamin Sarfati, dit parfois « Ben ». Portraits tantôt tendres, tantôt au vitriol, présence d’un porte-avions appelé le «Jacques-Chirac », plongée dans une France qui depuis quelques décennies «s’était transformée en une juxtaposition hasardeuse de conurbations et de déserts ruraux». C’était, nous dit-on, «la même chose un peu partout dans le monde», à ceci près que dans les pays pauvres les conurbations étaient des mégalopoles, et les banlieues des bidonvilles. Ce roman sociologique, familial fort peu politique en définitive, déroute et agace, mais finit par émouvoir. Il y a en effet quelques deux-cents dernières pages renversantes d’émotion, poignantes jusqu’aux larmes, et qui ont surtout pour caractéristique et vertu d’éclairer les chapitres passés.
Des femmes puissantes
Nous y découvrons des femmes puissantes, dont Solène Signal, présidente du cabinet de consulting «Confidences» embarqué dans la campagne présidentielle, ou encore Prudence, la femme de Paul, qui porte ce prénom parce que son père était fan de John Lennon et adorait la chanson des Beatles «Dear Prudence». Sans oublier les filles de Cécile Deborah et Anne-Lise qui apparaîtra dans une scène frôlant l’obscénité, mais qui montrent un certain panache à la différence de Véronique l’ex-femme de Paul qualifiée de médiocre, jugée «responsable de la médiocrité du monde», médiocrité qu’elle aurait presque pu symboliser. Des femmes puissantes on en croise d’ailleurs beaucoup dans les romans de Houellebecq dont le regard féministe est plus subtil qu’on ne le pense. Nous y saluons au passage le courage physique de quelques personnages. Nous y voyons l’auteur faire l’éloge de la compassion, de l’entraide, et du désir de transmission. Avec de belles pages panthéistes, l’éloge du mentir-vrai romanesque, propre à dire la vérité des êtres, un salut amical à Conan Doyle, dont les livres sont jugés plus captivants que ceux d’Agatha Christie, et une foi inébranlable dans la défense de la langue française. Car, et on ne le dira jamais assez Michel Houellebecq, auteur ici d’un nouveau grand roman, est un brillant prosateur, doublé d’un authentique écrivain capable de faire surgir de sa plume-mitrailleuse des mondes bigarrés, peuplés de chagrins d’enfance et d’arches de rêves perdus.
Jean-Rémi BARLAND
« Anéantir » par Michel Houellebecq. Flammarion – 733 pages -26 € – Parution le 7 janvier 2022