Publié le 9 janvier 2022 à 19h47 - Dernière mise à jour le 4 novembre 2022 à 11h36
Né le 29 janvier 1956 à Rădăuți, en Roumanie, et vivant en France depuis 1987 Matéi Visniec est le dramaturge le plus joué de son pays. On ne compte plus les spectacles montés à partir de ses pièces. On citera par exemple «Comment j’ai dressé un escargot sur tes seins», fantaisie onirique proposée dans le cadre du In d’Avignon 2018 par Serge Barbuscia, à l’intérieur du théâtre du Balcon dont il est le directeur artistique.
On notera également que le dramaturge roumain fut en juin dernier l’invité d’Alain Simon, le directeur du Théâtre des Ateliers d’Aix pour la création de sa pièce « La femme cible et ses dix amants» jouée par la jeune et talentueuse compagnie d’Entraînement. On y découvrait un Visniec qui s’inspirant de la tradition du Grand-Guignol, proposait avec poésie une réflexion sur notre monde qui perd la mémoire. On y croisait un inspecteur chargé par la région de la sécurité des installations foraines. On se familiarisait avec une foire itinérante comme il en existe un peu partout. Revoilà une ambiance de cirque avec cette pièce «Petit boulot pour vieux clowns» que Richard Martin le directeur du Toursky a programmé dans son théâtre jusqu’au 29 janvier inclus, et qui sera reprise en Avignon au Balcon de Barbuscia du 19 au 27 février prochain.
Entre le « Godot » de Beckett et « Les clowns de Fellini
A l’onirisme et à l’étrangeté de l’escargot et de la femme-cible d’antan, Matei Visniec oppose un monde réaliste où la cruauté explose par touches successives. Et pour illustrer cet état de fait ce sont trois clowns qui serviront de modèles d’étude. Trois vieux clowns à la carrière floue, mais à la détermination farouche, qui ont tous les trois travaillé chez Humberto et qui se retrouvent attendant une audition devant une porte dont l’ouverture ne se fera pas. On assistera en revanche à un écharpement en règle des trois clowns qui après les effusions d’usage iront jusqu’à tenter de s’éliminer l’un l’autre.
«Avorton !», «Gros tas ! » s’envoient-ils à la figure avant de parodier Shakespeare sur le mode «Être ou ne pas être clown, là est la question». C’est drôle, tragique, c’est une pièce sur la mémoire, le temps qui passe, la fidélité à ses rêves de jeunesse. C’est un texte incandescent (disponible chez Actes Sud- Papiers), brossant le portrait de trois artistes transformés en trois gladiateurs tragiques des temps modernes qui luttent pour survivre tout en se faisant l’illusion qu’ils ont été appelés pour sauver ce qui reste encore du «grand art du cirque». Nous sommes entre le Beckett de «En attendant Godot» et «Les Clowns» ou «La Strada» de Fellini. Avec un zeste de Dino Risi, ou d’Ettore Scola, de Monicelli et autres grands créateurs de la comédie italienne des années 1960-1970.
Martin, Barbuscia, Forest, Virginie Lemoine et Alice Faure, quintet gagnant.
Sur scène Richard Martin et Serge Barbuscia ouvrent ce bal des aménités électives. Bouleversants d’authenticité dans la peau de ces drôles de clowns que l’on croirait sortis d’une tragédie grecque, ils sont rejoints par un Pierre Forest au sommet de son art. Déjà impressionnant dans le rôle de médecin du film «Adieu monsieur Haffmann» que Fred Cavayé a tiré de la pièce de Jean-Philippe Daguerre, inoubliable Coquelin dans le «Edmond» de Michalik, et bouleversant Don Diègue dans «Le Cid» vu par Thomas Le Douarec, il est ici le troisième et poignant larron clownesque. Tout s’enchaîne et tout se rejoint tout s’oppose et tout se décale dans une mise en scène triangulaire et géométrique où les valises portées et déposées par les clowns servent d’habits à leurs songes et de barrières contre l’agression du monde et des autres.
Assistée de Alice Faure qui fait un travail précis, Virginie Lemoine signe une mise en scène qui lui ressemble : humble, généreuse, empathique, au service de l’auteur et de ses trois fabuleux comédiens. On saluera là encore son généreux regard qui excelle à éviter toute paraphrase pour cerner la souffrance, les joies et les errances des personnages. On se souvient que c’était déjà le cas dans son travail sur la pièce «Quand je serai grand je serai Nana Mouskouri» adaptée du roman éponyme de David Lelait-Helo, et portée sur scène par Didier Constant au Chien qui fume d’Avignon en 2019. On rappellera que Virginie Lemoine a donné toujours en Avignon une mise en scène en forme de chef d’oeuvre de la bouleversante pièce «Nos années parallèles» de Stéphane Corbin où s’imposaient Valérie Zaccomer et Alexandre Fraitouni, absolument bouleversants.
La musique de Stéphane Corbin
Ce même Stéphane Corbin on le retrouve signant la musique de la pièce de Visniec. Coach vocal sur «Fin de service» d’Yves Garnier (autre succès du off d’Avignon 2019), musicien inspiré qui signa les compositions de «Suite française» conçu par Virginie Lemoine et Stéphane Laporte d’après Irène Némirovsky. Créateur du collectif Les Funambules fondé en 2012 en réponse aux violentes manifestations en France contre le mariage pour tous avec la volonté de lutter contre les discriminations à travers la création de chansons originales, il est ici une sorte de Nino Rota du spectacle des clowns de Visniec. En très inventif et pas du tout dans la posture d’un imitateur du génie italien. Sous ses notes à la fin de la pièce notamment, Richard Martin, Serge Barbuscia et Pierre Forest habillés des costumes élimés, abîmés, maladroitement réparés et immensément sales prennent sous les lumières travaillées de Sébastien Lebert une dimension supplémentaire. Et semblent ne plus jouer leurs personnages mais les incarner…..Vous avez dit chef d’oeuvre ?
Jean Rémi BARLAND
Au Toursky de Marseille jusqu’au 29 janvier à 21h. Sauf le mercredi à 19 heures. Relâche les dimanches, lundis et jeudis. Réservations sur toursky.fr ou au 04 91 02 58 35.
Au Théâtre du Balcon d’Avignon, du 19 février au 27 février. Réservations sur theatredubalcon.org ou au 04 90 85 00 80.