Publié le 14 janvier 2022 à 20h30 - Dernière mise à jour le 4 novembre 2022 à 11h43
Tout d’abord un air… «Ebben? Ne andrò lontana» (« Eh bien ? Je m’en irai loin »), intitulé à l’origine «Chanson groenlandaise» extrait de «La Wally» d’Alfredo Catalani interprété par Wilhelmenia Wiggins Fernandez, et que l’on entend dans Diva de Jean-Jacques Beineix.
Ce film serait-il devenu culte sans ce moment sublime ? Pas sûr, tant il marqua les esprits. Tout comme la présence inouïe de Richard Bohringer et surtout celle de Frédéric Andreï, dans celui d’un jeune postier pourchassé par des gangsters. Quel aurait été le destin de «37°2 le matin» si Béatrice Dalle, Jean-Hugues Anglade et Clémentine Célarié entre autres n’avaient éclaboussé l’écran de leur présence magnétique ? Kiki de Montparnasse aurait-elle brillé avec autant d’éclat si elle n’avait pas été revêtue des habits que lui avait choisis un Jean-Jacques Beineix metteur en scène virtuose ? Et le quatuor Depardieu-Nastassja Kinsky-Victoria Abril-Vittorio Mezzogiorno nous aurait-il bouleversés à ce point sur «La lune dans le caniveau», sans le regard décalé porté sur lui par un Beineix ici poète des sentiments ? Car ce grand homme du cinéma qui vient de nous quitter à l’âge de 75 ans était un directeur d’acteurs hors pair qui tirait le meilleur du meilleur de ceux qui étaient fixés par son objectif. Pas de complaisance, de compromissions Beineix était l’ennemi de l’arrangement mesquin et des convenances ou des conventions.
Adepte d’une certaine forme de radicalité qui en a fait une sorte d’héritier spirituel de Jean-Luc Godard, le bonhomme aimait mélanger les styles, les genres, et structurait ses récits très romanesques de dialogues percutants. Peu de longs métrages à son actif six au total dont l’incroyable «Roselyne et les lions» (1989) et l’extravagant «IP 5 – L’île aux pachydermes» qui fut le dernier film de Yves Montand mort avant la fin du tournage et dont le personnage décédera lui aussi d’une crise cardiaque.
Les dix derniers jours de tournage relevant du parcours du combattant, obligèrent à faire tourner de dos une doublure du grand Montand, et au final s’est dessinée une œuvre forte, intense, qui, comme tous les films de Beineix sera une réflexion sur la mort, le temps qui passe, la place de l’homme dans l’univers et ses rapports avec ses semblables. Esthète autant que penseur, amoureux de la littérature (son film «La lune dans le caniveau» est tiré d’un roman de David Goodis, tout comme «37°2 le matin» sera tiré d’un livre de Djian) Beineix aimait les mots et les idées. Passionné par le roman de Pierre Lemaitre «Au-revoir là haut» il tenta d’en faire une adaptation cinématographique mais le projet qui échouera sera menée à son terme par Albert Dupontel.
Rigueur et réalisme poétique, Beineix réfléchissait toujours quand on lui proposait un film. Même à Hollywood où il refusa de signer «Alien 3» et surtout «Le nom de la rose» tiré du chef d’oeuvre d’Eco. Homme du verbe et du mot Jean-Jacques Beineix publia en 2006 le premier tome de ses «Mémoires» intitulé «Les chantiers de la gloire» en référence bien entendu au film «Les sentiers de la gloire».
En 2020 son roman «Toboggan» paru aux éditions Michel Lafon en 2020 laissait apparaître un vrai conteur expert en images fortes comme l’avaient révélé ses deux scénarios de la bande dessinée «L’affaire du siècle» que Beineix avait adapté du roman de Marc Behm, la vierge de glace.
Dans «Toboggan» il nous donnait à lire le poignant récit des «derniers instants radieux, nuageux puis dramatiques d’une ultime histoire d’amour». Abandonné par la jeune femme qu’il aime éperdument, le personnage principal homme mûr et dévasté par l’absence de l’être adorée, affronte le vide de son existence devenue un îlot de solitude. Ayant déjà perdu l’inspiration et la foi en l’humanité, notre « séparé » se voit brisé en tant que créateur. Seuls ses souvenirs du bonheur révolu l’apaisent avec des images nuances de cette rupture achève de briser le créateur, le laissant à ses souvenirs et aux images d’un bonheur révolu qui passent dans sa tête et en sépia. Beineix qui fut l’assistant de Claude Zidi savait faire passer le spectateur du rire aux larmes, en tissant dans ses films et ses livres des liens puissants entre être et avoir, entre rêves et réalité, («j’ai fait plein de choses et j’ai réalisé plein de rêves», dosait-il à France Info en mars 2020) avec le regard lucide d’un homme soucieux des autres plus que de sa propre carrière. Un moraliste esthète s’en est allé…
Jean-Rémi BARLAND