Publié le 23 février 2022 à 17h12 - Dernière mise à jour le 4 novembre 2022 à 15h48
Il vient de réitérer l’expérience. Cela fait deux fois que le président de Tertium, Pierre Grand-Dufay, s’attache aux lettres avec la sortie de son nouveau roman, «Les Vagues ne meurent jamais». Entre les pages, il y décrit le monde de demain via le parcours d’un entrepreneur pour le moins innovant. L’occasion était belle de parler prospective, un exercice d’équilibriste où l’intuition prend pleinement sa part. Entretien.
Vous êtes prospectiviste, chroniqueur, conférencier, pourquoi avoir eu besoin du support littéraire pour délivrer des messages que vous faites passer déjà sous forme plus journalistique ?
J’ai beaucoup de mal à répondre à cette question, car c’est venu naturellement. J’écris initialement, c’est vrai, beaucoup d’articles sur les nouvelles technologies et leur impact sur l’évolution de la société. Puis j’ai commencé à écrire un essai sur l’intelligence artificielle, que l’on m’avait commandé. Je me suis rendu compte que pour bien faire comprendre ces notions la forme de l’essai n’était pas intéressante. Je décrivais des choses très techniques que l’on trouve déjà dans les livres d’ingénieurs et de spécialistes, mon écrit n’avait aucune valeur ajoutée. Puis j’ai essayé d’imaginer l’intelligence artificielle capable de rivaliser avec l’intelligence humaine, dotée d’émotions… et à partir de là un personnage est apparu. Et du coup, l’histoire a commencé. Et je me suis rendu compte après cela que je m’étais trouvé, en quelque sorte. Car j’adore l’exercice. C’est une façon agréable de délivrer des messages, mais aussi d’imaginer l’avenir et de trouver des solutions à des problèmes complexes à l’aide de la technologie. Et puis je suis très abreuvé par mon métier car je reçois des dossiers de nouvelles technologies appliquées à de nouveaux métiers, de nouveaux secteurs… et je dois en permanence réfléchir à la réalité de leur application concrète.
En France, on n’a pas vraiment la culture de la prospective. Selon vous pourquoi ? Comment devient-on un prospectiviste fiable ? Que présuppose cet exercice-là ?
Je constate comme vous que la prospective n’est pas un exercice très développé en France. Quand on prend d’ailleurs des ouvrages tels le monde en 2030, en 2040… Ils sont bien souvent américains. En France, il y a des prospectivistes, mais ils sont présentés sous une autre étiquette. Par exemple, des écrivains comme Michel Houellebecq qui, avec «Soumission», se lance dans un traité de prospective sociale, même si un peu dystopique ! Mais c’est de la prospective. Il y a nombre d’ouvrages d’anticipation qui se réclament de l’exercice. Mais l’analyse de la prospective pure, elle est peu développée. Comment le devient-on ? Par envie ! Et par curiosité. Par intérêt pour l’humanité, qui conduit à se poser des questions. Quand on mêle tous ces ingrédients à la connaissance des nouvelles technologies, tout naturellement, on tire des lignes d’avenir et on imagine le futur.
Il y a une part d’intuition, donc, dans cet exercice ?
Oui ! Mais ce qui est intéressant lorsqu’on fait de la prospective, c’est de plonger dans le passé. L’avenir est souvent écrit dans le passé. Par exemple, le premier roman que j’ai écrit, «Le monde de Tim», se passe en 2047. Marseille est devenue la capitale technologique et numérique. Cela n’est ni plus ni moins que le recopiage de la situation d’il y a 100 ans, quand Marseille était le centre du commerce mondial, avec les colonies. A l’époque, savon, orange, coton, café et autres denrées transitaient par la ville. Et aujourd’hui on est sur le même schéma, avec le même circuit. Sauf que ce ne sont plus ces denrées-là… ce sont des data. C’est exactement la même carte… et personne ne voit ça ! Marseille peut redevenir l’un des centres mondiaux du commerce, parce qu’aujourd’hui, elle est le septième hub mondial des data. Parce que le câble qui transporte le plus de données, venant de Singapour (le câble Peace), il atterrit sur les plages du Prado. Ainsi, le schéma de développement économique de l’avenir de Marseille, il est écrit dans le passé, dans l’histoire de la ville.
Donc selon vous, une ville a un ADN qui est ancré, qu’il faut garder et qui est voué à être réexploité ?
Oui ! C’est important de le dire : l’ADN de Marseille, c’est le commerce. Ce n’est pas la culture ou le tourisme. Il faut bien sûr développer ces secteurs, mais cela ne suffit pas. Nous devons surtout capitaliser sur nos points forts. Et à Marseille, historiquement, nous sommes des Grecs, des Phéniciens. Donc des commerçants avant tout, nous sommes faits pour ça. On a juste changé de marchandises.
En page 38, vous réalisez un portrait du chef d’entreprise, du vrai bâtisseur. Vous revenez sur ce besoin d’être visionnaire, d’avoir de l’intuition, vous expliquez en quoi il ne suffit pas d’être seulement un gestionnaire. Or, nous sommes dans une ère où l’on encourage à tous crins la création d’entreprise. Est-ce souhaitable, puisque lorsqu’on vous lit, on se rend compte que tout le monde ne dispose pas des capacités innées à être un dirigeant ?
Là aussi, il faut écouter sa nature, sa personnalité. Certains sont faits pour être chefs d’entreprise et d’autres non. Et quelqu’un qui n’est pas fait pour cela et le deviendrait s’exposerait à beaucoup de souffrance. Autant faciliter la voie de tous ceux qui veulent créer, c’est très sain, autant on peut trouver d’autres chemins d’épanouissement dans des contextes bien différents.
Il faut écouter son biorythme intérieur, sa motivation personnelle. C’est finalement comme en amour et c’est ce que j’explique dans le livre. Quand Eliot, le fils de Robert, demande à ce dernier comment on sait que l’on aime, il lui répond qu’on le sait quand on ne se pose pas de questions. Si on commence à se questionner, c’est qu’on doute. Et bien, c’est pareil lorsqu’on veut créer une entreprise. Quand vous avez envie de concrétiser quelque chose, vous ne vous posez jamais la question de savoir s’il faut y aller. Vous y allez. Mais si vous doutez, si vous hésitez, si vous vous dites je vais perdre ceci ou cela, il vaut mieux laisser tomber. Je crois qu’il y a beaucoup de parallèle entre la vie personnelle et la vie professionnelle. C’est comme lorsqu’on écrit un livre. Nul besoin de savoir d’emblée les 30 chapitres pour se lancer. Dès que vous avez les trois premiers en tête, vous pouvez y aller. Pour l’entreprise, c’est pareil. Et si l’on rate, ce n’est pas grave.
Qu’est-ce que Pierre Grand-Dufay a concédé à votre héros, lui aussi entrepreneur, Robert Mac Corney ? Quelle part de vous l’habite ?
Moi, je n’ai rien fait de spectaculaire, je n’ai pas créé de produit ou de service disruptif. J’ai toujours accompagné les créations mais je n’ai jamais fait ça. Robert Mac Corney, c’est un créateur, il prend un risque fou d’acheter une compagnie aérienne en plein milieu du Covid en se disant ça va repartir. Puis après, il crée une station solaire photovoltaïque orbitale, ce qui est une révolution technologique à laquelle je crois. C’est-à-dire une énergie électrique sans besoin de stockage, sans besoin de batterie. Et puis, il est à la tête d’une multinationale ! Moi, je ne suis pas de cette trempe-là.
Après, la description que Robert Mac Corney donne du chef d’entreprise pourrait qualifier ma façon de fonctionner. C’est-à-dire que dans l’entreprise, vous avez toutes les explications rationnelles pour prendre une décision mais finalement ce qui fait prendre la décision, ce n’est pas toujours la raison. C’est aussi l’intuition, la conviction qu’il faut le faire, votre personnalité… Il n’y a pas que des éléments rationnels qui nous font prendre les bonnes décisions, sinon des algorithmes d’intelligence artificielle pourraient prendre la place des dirigeants d’entreprise. L’intuition, c’est fondamental. Et puis, il y a la capacité d’entraînement de l’équipe…
Vous parliez justement des innovations qui jalonnent votre ouvrage. Ces projets-là sont-ils sortis de votre imagination, est-ce que ce sont des pistes que vous suivez, que vous rêveriez de financer ? Un Pierre Grand-Dufay financerait-il un Robert Mac Corney ?
Tertium est un petit fonds, il se trouve au début de la chaîne, donc il ne pourrait financer ce type de projet. Il finance malgré tout des projets très innovants, à l’instar des éoliennes flottantes ou de la méthanisation du biogaz. Mais même si on investit cinq à six millions par dossier, on reste un fonds de taille modeste.
Quant aux projets de Robert Mac Corney, ils sont sortis de mon imagination. Exemple avec ces stations photovoltaïques orbitales qui solutionneraient toute la problématique du stockage de l’énergie… Une technologie qui pourrait ne pas être appliquée seulement aux avions. Pourquoi il n’y aurait pas un faisceau qui arriverait directement du soleil pour alimenter ça ? Je pense que l’on pourrait y arriver !
Donc c’est une piste que vous lancez finalement, une bouteille lancée à la mer ? A celui qui voudra bien l’attraper ?
Oui, bien sûr. Et puis, pour d’autres technologies décrites dans mon ouvrage, je pense que l’on n’est pas loin de la concrétisation. Exemple avec la projection holographique d’un personnage décédé, ayant enregistré sa personnalité sur un algorithme. A mon avis, c’est une histoire de dix ans. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose… mais on y arrivera.
Pour rester sur le registre des inventions technologiques, il y a aussi ce restaurant d’un genre nouveau, entièrement automatisé. Quel était votre but en décrivant ce restaurant du futur ? Alerter, ou proposer un modèle qui, selon vous, serait intéressant à développer ?
C’est exactement les deux : proposer un modèle qui est possible, et alerter sur le fait que l’on est en train d’y aller. Technologiquement, c’est réalisable, le fait de connaître le régime ou les intolérances alimentaires d’un consommateur… Les imprimantes 3D en cuisine, ça existe déjà. Tout comme les cartes qui délivrent des arômes quand on clique sur un plat. Des robots qui peuvent assurer le service, ça en revanche, ça n’existe pas encore. Le jour où l’on aura des humanoïdes capables de vous amener votre plat à table, le restaurant sera fait. Un restaurant technologique, qui marcherait 24 heures sur 24 puisque le service est assuré par des machines, qui solutionnerait la problématique de la pénurie de main-d’œuvre, qui serait aussi responsable et locavore, avec le potager accolé… Toutefois, il s’agit aussi de pousser un cri d’alerte par rapport au tout technologie, montrer vers quoi on s’achemine. Le tout robotisé, on y va, mais est-ce souhaitable humainement ?
Sous-jacente, il y a notamment la question de la destruction des emplois. Comment concilier progrès technologique et sûreté du marché du travail pour tous ? Comment réorganiser le système de façon à permettre à tous de continuer à travailler ?
Je crois que cette période est une chance. La technologie permet de vivre mieux, en meilleure santé, de moins souffrir, de se protéger… et d’un point de vue économique, on aborde une période où tout est à réinventer. Car il y a non seulement la transition numérique, mais aussi l’urgence environnementale. Il faut changer de modèle. Le seul sujet, c’est de ne pas laisser sur le bord de la route tous ceux qui n’ont pas accès à l’information. Vous vous rendez compte que sur terre nous sommes 7,5 Miliards. Et il y a 4 Milliards de personnes qui n’ont pas accès à Internet. Comment vous voulez vivre aujourd’hui sans Internet, sans téléphone portable connecté ? Donc il faut intégrer tous ces gens-là dans le schéma économique mondial.
Les innovations portées par Robert Mac Corney sont plutôt conçues en Israël. Est-ce que cela signifie que pour vous, c’est là-bas que se jouerait l’avenir de la Tech, avant la Chine ?
C’est un des acteurs, mais je constate simplement que l’innovation en Israël est extrêmement dynamique. De nombreuses applications en sont issues, exemple avec Waze. Il y en a d’autres ! Israël est un petit pays mais il a été capable de mettre en place une organisation qui génère de nombreuses solutions disruptives. Comme d’autres bien sûr… mais les innovations chinoises très stratégiques, elles restent en Chine.
Et la France, vous la situez où dans cette course-là ?
Je n’ai pas le sentiment que l’on soit en capacité de rivaliser. En fait il y a deux blocs : Les États-Unis et la Chine. On devrait être dans un bloc très fort qui est l’Europe mais qui n’est pas présent dans cette compétition. On connaît les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, ndlr), les Batx (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi, ndlr), et nous ? On a quoi ? On n’a pas été capable de concevoir une application d’envergure, une société numérique mondiale ! Là, on entre dans la révolution du métaverse et on n’a pas d’acteur européen ! Dans la course aux satellites, on n’existe pas non plus, dans toutes les nouvelles technologies, on est suiveur…
Ces deux premiers ouvrages seront-ils suivi d’un troisième, puisque vous avez visiblement pris goût à l’exercice ?
Je suis déjà au tiers de mon troisième roman. Il est question une nouvelle fois de prospective, sur un sujet différent dans un monde différent. Il s’agit d’apporter une solution pratique à un problème très complexe que l’on n’arrive pas, pour l’heure, à résoudre. C’est donc un projet clé en main que je formalise, pour que quelqu’un s’en empare. Sortie du livre prévue en janvier 2023.
Propos recueillis par Carole PAYRAU
« Les Vagues ne meurent jamais » de Pierre Grand-Dufay paru aux Éditions Christine Bonneton.