Publié le 2 mars 2022 à 10h21 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h28
Soixante-dix ans après la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, le conflit entre l’Ukraine et la Russie, menace l’édifice européen pour les raisons mêmes qui l’ont vu naître après la seconde guerre mondiale. Car au-delà de la volonté de Vladimir Poutine de restaurer l’histoire impériale de la Russie, les enjeux de cette guerre sont avant tout d’ordre économique. La gestion de cette crise majeure sera observée attentivement par d’autres puissances à la volonté hégémonique comme la Chine ou l’Iran et déterminera très certainement l’avenir du monde.
L’invasion de l’Ukraine par le « grand frère russe » est tout sauf une surprise. Les agences de renseignement accumulaient les preuves qu’une attaque était imminente. Pourtant le «monde libre» n’a pas été en mesure d’empêcher ce conflit et a semblé désemparé face à la violence des combats. Pour trouver une issue appropriée, il est impératif d’en identifier les causes. Le résumer aux seules «aspirations impériales d’un dément» serait une grossière erreur. Il s’agit de l’aboutissement d’un long processus et de rapports de force où les questions énergétiques, les ressources naturelles, la production agricole et les voies de communication jouent un rôle majeur. La Russie, en premier lieu, mais également les USA et l’Europe ont leur part de responsabilité dans la dégradation de la situation.
La Russie, un géant aux pieds d’argile ?
On s’attendait à ce que le rouleau compresseur russe ne fasse qu’une bouchée d’une armée ukrainienne sous-équipée et mal entraînée. Force est de constater qu’il n’en a rien été. Malgré le recours massif par Moscou aux bombardements, aux blindés, et à ses redoutables forces d’élites, les jours passent, la résistance est toujours ferme et les pertes russes s’accumulent. Pour le Maître du Kremlin, c’est déjà une défaite. Raison pour laquelle, il propose de lui-même des négociations, assorties, dans le même temps, de menaces via la «force de dissuasion nucléaire».
Pour Vladimir Poutine, le temps est désormais compté. Plus les hostilités s’éternisent, plus le nombre de victimes civiles augmente – on en compterait déjà plusieurs centaines -, et avec elles l’opposition au conflit, y compris en Russie même. L’incompréhension face à ces affrontements jugés inutiles grandit, à l’image de cet officiel russe qui a présenté ses excuses à la représentante ukrainienne lors d’une réunion sur le climat à l’ONU. La Russie qui misait sur une « blitzkrieg » a tout à perdre d’un conflit qui s’enlise. Les appels à destituer le Président Ukrainien, Volodymyr Zelensky, et aux soldats à déposer les armes, restés sans effet, avaient pour but d’installer au pouvoir à Kiev un serviteur zélé pour éviter une occupation, et le risque inévitable d’une guerre asymétrique. Le fiasco russe en Afghanistan et son avatar américain sont dans toutes les mémoires.
Les raisons économiques du conflit
Les raisons qui ont motivé l’ancien officier du KGB sont à rechercher dans le délitement alarmant de l’économie russe qui repose essentiellement sur l’exportation d’hydrocarbures et d’armes, ainsi qu’à son désir de voir son pays retrouver une place prépondérante dans le concert des nations. Dans cette perspective, l’Ukraine, le plus étendu des pays d’Europe, présente de nombreux atouts convoités par son puissant voisin et un excellent subterfuge pour faire passer au second plan les problèmes domestiques. Grenier à blé de l’Europe, au sous-sol riche en ressources indispensables aux technologies de pointe, ses frontières et ses débouchés maritimes en font un véritable verrou stratégique et économique. Avoir accès aux actifs de cette ancienne République Soviétique, conjugué à ses immenses réserves de gaz, de pétrole et d’uranium serait un puissant moteur économique pour relancer la croissance et accroîtrait la dépendance de l’Europe à la Russie.
Vers un nouveau rideau de fer ?
Mais derrière cette décision apparemment isolée et brutale, il y a un plan mûri de longue date qui se fait jour. En habile joueur d’échec, le Président Poutine a instrumentalisé la crise ukrainienne pour détourner l’attention de la communauté internationale et réorganiser son dispositif militaire aérien et maritime. Tout d’abord à Kaliningrad, enclave russe au sein de l’Europe – située en Prusse-Orientale, entre la Pologne et la Lituanie -, et en Méditerranée orientale, riche en gisements gaziers, à partir des bases russes syriennes de Tartous et Lattaquié. L’objectif étant de jeter les bases d’une nouvelle frontière Est-Ouest, allant de la Mer Baltique jusqu’à la Méditerranée.
Dans cette perspective, on comprend mieux le rôle clé de l’Ukraine, l’implication de la Biélorussie dans le conflit, et l’importance du rapprochement de Moscou avec Ankara, pourtant membre de l’OTAN. Avec le recul, on réalise également que la guerre de Crimée en 2014 et celle de Géorgie en 2008, ayant pour but d’accroître l’emprise russe sur la Mer Noire, constituaient les premières étapes d’un processus plus large. Avec toujours les mêmes tactiques : favoriser le séparatisme de groupes russophones et l’accès à l’indépendance de régions soutenues par le Kremlin pour affaiblir les pays ayant pris leur indépendance à la fin de l’ère soviétique.
Le déclin de l’Empire américain ?
Ce plan cynique n’aurait jamais pu être mis en œuvre sans le manque de clairvoyance des occidentaux et en premier lieu des USA. L’Amérique se cherche depuis la chute du mur de Berlin. Elle n’a pas anticipé que le vide laissé par la disparition de l’URSS serait vite comblé par de nouveaux adversaires tels qu’Al Qaeda, Daesh, le régime des Mollahs iraniens, la Chine de Xi Jinping et aujourd’hui les velléités de ressusciter la Grande Russie.
Joe Biden ne veut plus que les États-Unis assument le rôle de gendarme du « monde libre ». Apôtre du dialogue et du multilatéralisme, il lâche paradoxalement ses alliés traditionnels au profit de leurs ennemis. L’abandon de l’Afghanistan aux mains des Talibans ou les négociations forcenées avec l’Iran, proche du seuil nucléaire, menaçant ainsi tout le Moyen-Orient et les Accords de paix d’Abraham, en sont des exemples manifestes. Il en est de-même pour le dossier ukrainien. Voyant les menaces s’amonceler, il a pourtant déclaré qu’il n’interviendrait pas militairement, privilégiant l’approche diplomatique. Il n’en fallait pas plus pour que le Maître de la Place Rouge se sente rassuré dans son entreprise belliqueuse. Pire encore, le chef des forces armées les plus puissantes de la planète a proposé, rien de moins, qu’une exfiltration à son courageux homologue ukrainien. Ce dernier lui a répondu : « J’ai besoin de munitions, pas d’un taxi ». Le locataire du Bureau Ovale, proche des 80 ans, a oublié deux vieux principes politiques. Le premier étant qu’aucune approche diplomatique n’est possible sans l’appui d’une menace crédible. Quant au second, il ne faut jamais annoncer dans une négociation, ce que l’on est prêt à concéder, au risque d’encourager la partie adverse à faire monter les enchères.
Quelle Europe et combien de divisions ?
La construction européenne est un beau projet qui a assuré près de 80 ans de paix et de prospérité dans cette région du monde qui a vu naître deux conflits mondiaux. Établie sur des principes de partages et d’échanges, l’Union Européenne (UE) est devenue une entité abstraite, éloignée de ses citoyens. Si elle est une puissance économique considérable, elle a néanmoins failli sur deux plans essentiels.
Tout d’abord, dans l’établissement d’une défense commune : dépendante de la politique américaine et de l’OTAN, l’Europe sans réelle unité politique ni force armée propre n’a pas été en mesure de prévenir le conflit en ex-Yougoslavie, laissant même se perpétrer un génocide à ses portes. En outre, elle n’a jamais apporté de réponse tangible à l’occupation d’un de ses membres, Chypre, par la Turquie, pays pourtant candidat à l’adhésion. Comment dans ses conditions assurer une dissuasion crédible, surtout face à l’une des armées les plus puissantes de la planète. En vivant la paix au quotidien, les Européens ont oublié qu’elle n’était pas définitivement acquise et qu’il fallait des moyens adéquats pour la maintenir et défendre efficacement notre mode de vie et notre système de valeurs.
Ensuite en manquant deux rendez-vous majeurs quant à son élargissement, celle de la Turquie d’avant le virage néo-ottoman d’Erdogan et de la Russie post-soviétique. S’il est aisé de commenter les faits après les événements, on peut cependant concéder qu’un processus d’intégration plus simple et élargi à ces deux États transcontinentaux aurait été de nature à rapprocher les parties, voire d’éviter la crise actuelle.
Le règne des tyrans ?
Cette guerre n’est en fait qu’un pièce d’un puzzle géopolitique global où tous les éléments sont imbriqués les uns dans les autres. Ainsi, la Chine de Xi Jinping, suivie de près par son allié Nord-Coréen, encouragés par l’inertie de la communauté internationale, pourraient fort bien envahir leurs voisins, respectifs, Taïwan et la Corée du Sud, pour les mêmes raisons que la Russie avec l’Ukraine. Les turbulences générées en Mer de Chine auraient des répercussions économiques et énergétiques considérables sur les pays alentours, du Japon à l’Australie, et bien au-delà.
Il en est de même pour la République islamique d’Iran. Si pour se concentrer sur les menaces en Asie et en Europe, les USA bâclaient un accord sur le nucléaire, rien n’empêcherait la théocratie chiite d’accéder à l’arme atomique en très peu de temps. Les menaces russes de recours à la « dissuasion nucléaire », démontrent à l’envi que rien n’empêcherait le régime messianique des Mollahs perses d’en faire autant. S’en suivrait une très dangereuse escalade avec une prolifération nucléaire, une instabilité généralisée et la menace sur près d’un tiers des approvisionnements mondiaux en combustibles fossiles.
Trancher le nœud Gordien ?
Pour que l’assaut sur Kiev en 2022 n’ait pas les mêmes conséquences funestes que le démantèlement de la Tchécoslovaquie en 1938, il faut en tirer les leçons. Comme le disait Winston Churchill : «Une politique d’apaisement face à la menace, c’est nourrir le crocodile en espérant être dévoré le dernier». Accepter, pour mettre rapidement fin au conflit, que l’Ukraine soit amputée du Sud-Est de son territoire et de la majorité de sa façade maritime (de la péninsule de Crimée, en incluant le port stratégique de Marioupol, jusqu’aux territoires sécessionnistes de Donetsk et Lougansk) reviendrait à donner une prime à l’agresseur et garantir qu’il récidivera.
Pour l’heure, un train de sanctions sans précédent a été mis en œuvre contre la Russie. Mais l’on peut déjà anticiper un effet boomerang. Il est à craindre, en effet, qu’à court terme, l’augmentation du prix de l’essence, du gaz ou des céréales qui impacteront le pouvoir d’achat des ménages, ainsi que le raz-de-marée attendu des réfugiés, rendront bien moins populaire la cause ukrainienne. Aussi, il est grand temps que le «monde libre» envoie un message clair : rien ne justifie d’envahir un État et de priver un peuple du droit de disposer de lui-même. L’Amérique et l’Europe doivent faire preuve de courage politique et prendre des décisions inédites car nous vivons un moment charnière de l’histoire.
Les occidentaux, ne sont pas dépourvus de leviers face aux États ayant des visées hégémoniques et peuvent mener une politique crédible de « la carotte et du bâton ». Ainsi, côté bâton, il n’est pas besoin d’attendre qu’une force armée européenne voit le jour pour prendre la Fédération de Russie à son propre jeu. Il suffit, par exemple, de stimuler, en dessous du seuil critique, les velléités d’indépendance des composantes asiatiques de ce vaste « empire éclaté » pour le fragiliser et le ramener à de meilleures dispositions, surtout en perspective de l’après Poutine, dont l’état de santé se détériore. C’est le grand classique de l’arroseur arrosé. Côté carotte, il conviendra de démontrer l’intérêt collectif d’une politique d’intégration continentale, à l’image des Accords d’Abraham israélo-arabes, tant au sein l’UE qu’en dehors. Quant aux USA, ils doivent accepter cette réalité et assumer leur rôle de superpuissance. Cela servira leurs intérêts propres et préservera la stabilité internationale. Car affirmer que l’État de droit doit primer, et s’en donner les moyens, c’est autant une question de valeurs que de survie !
[(Hagay Sobol, Professeur de Médecine est également spécialiste du Moyen-Orient et des questions de terrorisme. A ce titre, il a été auditionné par la commission d’enquête parlementaire de l’Assemblée Nationale sur les individus et les filières djihadistes. Ancien élu PS et secrétaire fédéral chargé des coopérations en Méditerranée, il est vice-président du Think tank Le Mouvement. Président d’honneur du Centre Culturel Edmond Fleg de Marseille, il milite pour le dialogue interculturel depuis de nombreuses années à travers le collectif « Tous Enfants d’Abraham ». ))]