Publié le 14 avril 2022 à 7h30 - Dernière mise à jour le 4 novembre 2022 à 19h27
Jean-Luc Chauvin, le président de la CCI Aix-Marseille Provence revient sur la situation internationale, le crise en Ukraine, insiste sur le soutien à apporter à ce pays, considère que nous assistons à la fin d’un monde que nous avons connu lors de la deuxième partie du XXe siècle, évoque l’importance de l’Afrique, note les potentialités qu’offre le nouveau monde qui est en train de naître. Entretien.
Destimed: Quel regard portez-vous sur la crise actuelle?
Jean-Luc Chauvin: La crise que nous connaissons n’est pas européenne mais celle d’un monde qui se fragmente. C’est la fin d’un système, qui est né dans la deuxième partie du XXe siècle, basé sur le libre-échange et la domination de l’Europe et des États-Unis avec le pouvoir sur la monnaie et le commerce. Aujourd’hui, nous avons trois blocs: les pro-occidentaux, les pro-russes et ceux qui attendent de savoir où ils iront. Des empires chutent, d’autres tentent de se construire. Et que dire devant l’arrivée de la monnaie électronique ? Avec les Chinois notamment qui veulent créer leur E-monnaie. En même temps avec ce conflit, Poutine a créé un sentiment national ukrainien et un sentiment de citoyenneté européenne dans les anciennes républiques de l’Est.
Chaque jour qui passe montre que les sanctions sont indispensables face aux crimes de guerre, aux crimes contre l’humanité, mais il faut faire très attention au peuple russe, qui est privé d’information, il ne faut pas le jeter encore plus dans les bras de Poutine comme des sondages le laisseraient entendre. Et, encore une fois, nous vivons la fin du modèle occidental. Des pays en Afrique mais aussi en Amérique, dénoncent l’intervention russe en Ukraine mais sont opposés aux sanctions parce que l’Occident a donné beaucoup de leçons, a beaucoup sanctionné, sans avoir toujours été irréprochable et sans avoir aujourd’hui les moyens économique et politique. Il y a donc urgence à penser ce nouveau monde et urgence à trouver les voies d’un nouvel équilibre et d’un nouvel ordre international.
Ainsi, concernant nos entreprises, comment ne pas voir qu’au sortir d’une crise majeure, elles entrent dans une autre. Il nous incombe de nous mettre à leur service. Elles sont confrontées à une double problématique: les conséquences de la guerre elle-même, dans la mesure où l’Ukraine est pleinement insérée dans l’économie mondialisée et, d’autre part, les conséquences des sanctions internationales prises contre la Russie. A cela, s’ajoute un afflux de migrants, dont certains sont des chefs d’entreprise, qui seront en recherche de locaux et d’accompagnement pour poursuivre leurs activités. La CCIAMP accompagne et relaie notamment l’initiative de Corsica linea de mise à disposition de bateaux pour l’accueil de réfugiés ukrainiens.
Il va falloir innover
Face à ces crises qui se succèdent, quelles actions peuvent être menées?
Il va falloir innover, par exemple sur le plan alimentaire, pour développer des productions de substitution. Ces crises nous oblige aussi, plus que jamais, à renforcer l’industrialisation de notre territoire pour répondre aux besoins croissants de souveraineté: alimentaire, j’en ai parlé mais aussi énergétique, pharmaceutique. Concernant l’industrie, elle doit poursuivre, amplifier sa transformation en adoptant des process de production 4.0 qui lui permettront d’être plus compétitive, plus innovante, plus attractive auprès des jeunes.
J’ajoute que l’industrie a un rôle essentiel à jouer pour apporter des solutions nouvelles aux grands enjeux de transition environnementale et écologique, particulièrement prégnant à l’échelle du bassin méditerranéen. Il faut par ailleurs que les collectivités et les élus locaux comprennent les enjeux du foncier économique et facilitent l’installation d’entreprises qui vont contribuer à compléter des chaînes industrielles locales et régionales. Il nous faut ainsi une réelle volonté politique pour produire du foncier économique, anticiper et combler les besoins des entreprises en la matière. A défaut de nombreuses entreprises nationales et internationales et investisseurs se détourneraient définitivement de notre territoire alors même que les enseignements et les nouveaux comportements issus de la crise sanitaire nous offrent, si nous nous en donnons les moyens, de belles perspectives. Je note par ailleurs et pour illustration l’annonce faite par le Premier ministre du lancement de parc éolien flottant de Fos-sur-Mer.
Une modernité africaine
Vous avez évoqué la crise ukrainienne, ne risque-t-elle pas de faire oublier la Méditerranée et, au-delà le continent africain?
Nous devons être aux côtés du peuple ukrainien qui lutte pour sa liberté mais aussi pour nos démocraties et, dans le même temps, nous devons continuer à travailler avec la rive sud de la Méditerranée. La population africaine, et tout particulièrement sa jeunesse, a soif d’émancipation, d’avoir des droits, de consommer. Elle veut vivre une modernité avec des normes qui ne viennent pas de l’extérieur mais une modernité africaine, avec la création d’une classe moyenne, une meilleure éducation.
C’est ce à quoi nous assistons en Chine mais cela va aller beaucoup plus vite en Afrique car il existe déjà sur ce continent des espaces de démocratie, une culture démocratique. Et l’occident a commis une erreur stratégique majeure: se confiner à l’accompagnement alors qu’il fallait accompagner le développement économique, ce que font la Chine et la Turquie. Un état d’esprit que cultive certaines entreprises comme Orange -pour ne citer quelle- qui entend être leader de la transformation numérique en Afrique et au Moyen-Orient et qui s’installe dans le secteur bancaire, l’énergie…
Marseille est déjà un laboratoire de la ville-monde
Marseille, ville portuaire, riche de ses communautés, porte de l’Afrique n’a-t-elle pas des atouts certains à faire valoir pour créer de nouveaux liens avec l’Afrique?
Marseille est déjà un laboratoire de la ville-monde. On a des fractures mais nous sommes déjà un laboratoire des différentes identités qui non seulement coexistent mais aussi se rencontrent, partagent. Nous pourrions être un modèle pour le monde de demain. Ici peut se forger une identité qui conjugue à la fois son territoire et une citoyenneté du monde. Alors oui, nous portons l’ambition d’affirmer le leadership du territoire sur les liens économiques et commerciaux avec l’Afrique. Nous avons la chance de disposer sur ce territoire d’Africalink et la CCIAMP porte depuis de nombreuses années le projet de création d’une «Maison de l’Afrique» à Marseille, un lieu emblématique de la stratégie Med-Afrique du territoire. Afric’Agora a ainsi été créée. Il s’agit d’une association de préfiguration, regroupant ses membres fondateurs, la CCIAMP et Africalink et le corps consulaire africain. Elle travaille à la création d’un lieu emblématique, permettant de symboliser au niveau international, la stratégie Hub Afrique Europe, une plateforme de valorisation des talents africains et un espace de convivialité avec un outil de restauration intégré, un spot de coworking dédié aux entrepreneurs africains et européens. Nous sommes en cours de finalisation du projet qui sera présenté à l’ensemble des partenaires potentiels publics et privés très prochainement.
Le monde rebat les cartes et tout le monde à sa chance
Mais alors, face à ces crises, quel est votre état d’esprit: plutôt pessimiste, optimiste?
Il faut être attentif, réactif pour soutenir nos entreprises, pour prendre en compte les changements à l’œuvre. Nous ne devons surtout pas être passifs mais acteurs tant au niveau national qu’européen de ces changements, les construire avec l’Afrique car nos sorts sont liés. Mais je suis avant tout optimiste. Aujourd’hui le monde rebat les cartes et tout le monde à sa chance. Tout le monde a sa chance parce que si la révolution industrielle était capitalistique dans le sens où elle nécessitait des fonds importants pour construire les usines, le chemin de fer… la révolution numérique ne nécessite pas autant d’argent. Le monde de demain va être bâti par ceux qui vont oser le faire. La révolution numérique replace l’humain au centre.
Propos recueillis par Michel CAIRE
[(Le gouvernement a confié aux Chambres de commerce et d’industrie le rôle d’interlocuteur de premier niveau des entreprises impactées par les conséquences de la guerre en Ukraine afin de répondre à leurs questions et les informer: 04 91 39 34 79 – urgenceukraine.entreprises@cciamp.com). Jean-Luc Chauvin indique: «Les entreprises peuvent nous contacter pour obtenir des précisions ou nous faire part des difficultés qu’elles rencontrent». Il rappelle: «Nous avions déjà organisé un webinaire le 8 mars pour informer les entreprises et surtout entendre leurs difficultés. Julien Chenivesse, conseiller diplomatique auprès du Préfet de région Provence-Alpes-Côte d’Azur, était présent pour se faire le relais des dernières informations gouvernementales. Comme au plus fort de la crise Covid, nous jouons notre rôle actif et courroie de transmission entre les entreprises et l’État pour faire remonter les difficultés et y apporter des solutions». Pour le président de la CCIAMP: «Nous devons également positionner nos infrastructures et nos entreprises sur des « opportunités » nouvelles consécutives à ce conflit dramatique comme nos terminaux méthaniers et aussi, accélérer des transitions déjà à l’œuvre, notamment en matière de mix énergétique, pour une plus grande souveraineté, et insérer du mieux possible les actifs ukrainiens qui arriveraient sur notre territoire, dans nos entreprises ou même leur faciliter l’accès l’accès à des bureaux pour délocaliser leurs activités chez nous».)]