Publié le 29 septembre 2022 à 17h00 - Dernière mise à jour le 11 juin 2023 à 18h28
Roman social. Fable écologiste. Longue expression de soi. Texte panthéiste. Réflexion sur le temps qui passe et notre désir de transmettre à ceux que nous aimons nos valeurs et le goût de la lutte pour rêver ensemble un monde meilleur. Il y a un peu de tout cela dans «Le grand contournement», le roman drôle et poignant qu’Alexis Anne-Braun publie chez Fayard.
On soulignera d’emblée la beauté du style qui présente de manière souvent onirique et décalée des situations de révolte et d’indignation. Au centre de ce texte fort où l’on apprendra en empruntant les inévitables chemins de traverse du récit qui fondent toute grande littérature qu’il y a bon nombre de tilleuls dans les romans de Dostoïevski, on trouve une vieille dame très digne.
Elle se prénomme Héloïse et c’est une châtelaine solitaire vivant dans sa vaste demeure de Kolbsheim, un village situé à une vingtaine de kilomètres de Strasbourg. Une propriétaire doublée d’une idéaliste qui fume trop et qui décide d’accueillir un groupe de zadistes emmenés par l’intraitable et fantasque Magali. Celle-ci combattante des droits humains travaille dans une animalerie, ce qui intrigue d’ailleurs Hélène qui lui avait demandé: «Comment est-ce que la révolution peut se préparer au milieu des chiots» tant il est vrai que c’est avec la rage qu’on fait la révolution… pas avec des chiots. Sans se démonter Magali avait répondu qu’elle évoluait dans une zone commerciale endroit idéal pour comprendre ce qu’était la société, apprenant là à vivre au niveau des bêtes et des chalands.
Harold et Maud version politique
Félix travaille également dans cette même animalerie et comme d’autres de ses camarades il veut sauver un morceau de paysage, quelques arbres, un moulin, menacés par un projet d’autoroute. « Le grand contournement» c’est leur combat, mais combien de temps peut tenir une ZAD ? Transformer le monde n’est-ce pas le prologue à la volonté de se sauver soi-même ? Et au regard de la manière dont Félix découvrit sa sexualité quand il avait treize ou quatorze ans le grand contournement n’est-il pas aussi celui de ses désirs ? Personnage bouleversant, ce garçon ami de Magali porte en son regard toute la souffrance et toute la beauté du monde. Son rapport avec Héloïse qui ressemble à un Harold et Maud version politique, touche au coeur? et à l’âme.
Fayçal, qui connaît d’autant mieux la recette du vin chaud, que le vin chaud (on vous laisse deviner pourquoi) aura toujours pour lui un goût de scandale, et qui vit avec Magali voire Héloïse le politique comme une manière de partage, incarne lui aussi le voyage vers d’autres possibles.
Siméon qui par instants forme avec Félix et Héloïse un chœur tragique apporte une touche de sacré au combat des zadistes. Les parcours des uns et des autres, leurs fautes passées sont distillés au lecteur par bribes de confidences et fragments empreints de bienveillance et de compassion. Autant dire que ce roman peut se lire aussi comme un manuel de la rédemption à l’usage des cœurs purs. Et on pourra fredonner derrière la magnifique Héloïse qu’«On ne voit pas le temps passer», et qu’il faut privilégier sans doute l’art de la fugue puisqu’il n’est pas, disait le philosophe de science, de la révolte. Un grand livre dont nous a parlé son
auteur originaire des lieux décrits dans le roman et dont la littérature sociale et fraternelle (le dernier mot du récit n’est-il pas «amour»), n’est pas sans rappeler celle de Nicolas Mathieu, Prix Goncourt pour «Leurs enfants après eux».
Jean-Rémi BARLAND
«Le grand contournement» d’Alexis Anne-Braun. Fayard, 220 pages, 19 €
«L’humour pour moi est une manière de tisser des liens de complicité avec son lecteur.»
Destimed: comment est née l’idée de ce livre ?
Alexis Anne-Braun: Elle est née en feuilletant les pages des Dernières Nouvelles d’Alsace. Je suis tombé sur un article consacré à la ZAD du Moulin et je me suis rendu compte que l’histoire de cette ZAD contenait un riche matériau romanesque : des alliances étonnantes, des individus venant de milieux sociaux très différents, quelque chose d’à la fois grotesque et sublime. Par ailleurs, j’ai tout de suite pensé à ce lieu en le raccrochant à mon enfance. J’ai un souvenir très vivace des promenades que je faisais dans le parc du château de Kolbsheim, souvenir des buis fantastiques, des topiaires, des étangs et des lentilles d’eau, d’un parc romantique et humide où l’on pouvait voir surgir une biche. L’idée même de construire une autoroute à cet endroit m’a paru tout à fait scandaleuse sinon impossible. Finalement l’autoroute est bien là. Ce livre est aussi pour moi une manière de ressusciter tout cela.
C’est un roman social et de révolte qui prend racine à quelques kilomètres de Strasbourg, dont vous êtes originaire. On sent chez vous une sorte de fraternité d’écriture avec Nicolas Mathieu. Vous sentez-vous proche de cette idée d’ancrer la fiction dans un réel politique ?
Je crois que j’aime beaucoup Nicolas Mathieu et pourtant je ne l’ai jamais lu, de peur que cette lecture ait trop d’influence sur moi. C’était vrai surtout au moment où j’écrivais mon premier roman «Ce qu’il aurait fallu dire» alors que paraissait «Leurs enfants après eux». Rien qu’en voyant la photographie qui servait de couverture au livre de Nicolas Mathieu, magnifique photographie, j’ai senti le danger. Cet écrivain faisait pour d’autres territoires et avec un talent pour la fiction dont je me sentais alors incapable, ce que j’aurais aimé faire. Fraternité donc, mais un peu ambivalente.
Au centre, il y a Héloïse, vieille châtelaine digne, droite vers qui les zadistes convergent pour appuyer leur cause. Parlez-nous de cette femme forte et fragile à la fois.
Héloïse est un personnage qui est apparu dans la dernière version du texte. Le premier enjeu, c’était de décoller du réel et des occupants réels de la ZAD du Moulin. Car j’ai rencontré le propriétaire du château de Kolbsheim, je me suis rendu sur la ZAD. C’est un homme hors du commun et très sympathique. J’ai essayé de transposer cela dans un être de papier, un être imaginaire. La première opération d’écriture fut de transformer cet homme en femme. Ensuite de lui donner un âge. Ce n’était pas si facile car j’ai dû réfléchir à certaines choses auxquelles je n’avais pensées : Comment parle une femme de cet âge ? Comment se positionne-t-elle sur des sujets comme « l’insurrection qui vient », « le décolonialisme », le travail, l’intersectionnalité etc…Ce personnage m’a permis d’avoir sur toutes ces idées, une sorte de point de vue de nulle part ou en tout cas d’ailleurs, que pouvait embrasser beaucoup de lecteurs.
Au-delà de l’intrigue sociale, « Le grand contournement » brosse le portrait de personnages zadistes extrêmement émouvants. Présentez-les nous, et en particulier Félix dont on peut dire qu’il a construit son existence affective sur le grand contournement de ses désirs souvent inavoués.
Oui vous avez raison de parler de «grand contournement» de ses désirs. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi ce titre. C’est une référence évidente au nom du projet autoroutier contre lequel ils se battent mais, en effet, pour chacun de ces personnages, il s’agit de contourner quelque chose. Pour Siméon, son passé. Pour Félix, ses désirs. C’est le récit aussi qui est contourné, plusieurs fois détourné, à mesure que les personnages prennent la parole pour raconter une partie de leur histoire. L’histoire de Félix est importante dans l’économie du livre car elle donne un sens tout à fait particulier à l’engagement politique : lorsque l’on s’engage par amour. Elle me permet aussi de parler de toutes les variations possibles du thème amour et politique : écrire sur le fait que l’amour est un sujet politique, qu’il y a des normes qui s’imposent à nos désirs, qu’assumer ses désirs est une première forme d’insurrection etc…Et puis, je crois que quelque part j’ai toujours envie, dans mes livres, de raconter une histoire d’amour.
C’est aussi le récit juxtaposé de souvenirs d’enfance, d’où la part de nostalgie qui est développée à chacun des chapitres. Et de joie aussi. Car votre roman est souvent très drôle. Comment avez-vous construit ces deux aspects du roman ?
L’humour pour moi est fondamental. Déjà, c’est une manière de tisser des liens de complicité avec son lecteur. Ensuite c’est un contrepoint. Je peux facilement me laisser aller au lyrisme lorsque j’écris. L’humour vient refermer cet élan pour qu’il ne prenne pas trop de place. Il installe une distance. Pourtant, je n’avais pas envie, non plus, que l’on rit de ces personnages et des formes de vie qu’ils instaurent ou qu’ils rêvent. Il y a des fictions contemporaines qui ont pris ce parti avec les ZAD. Bien sûr, il y a une dimension grotesque dans certaines formes d’engagement politique, bien sûr chacun est pétri de contradictions, bien sûr ces contradictions peuvent faire sourire mais il me semble que c’est rapidement oublier l’élan magnifique qui porte aussi cette radicalité.
La nature est très présente ici. Peut-on dire qu’elle est un des personnages du roman?
Oui c’est assez juste. Et, c’est un personnage qui a pris de plus en plus de place à mesure que le récit que je racontais s’est déplacé vers la ZAD. Au départ la ZAD n’était qu’un des nombreux décors de ce drame. Il y en avait d’autres : l’Hôpital d’Hautepierre et les quartiers très denses de l’ouest strasbourgeois, la place Kléber à Strasbourg, la zone d’activité de Mundolsheim, le stade de la Meinau. Puis cela s’est resserré, la nature a fait de vraies apparitions, je me suis mis à raconter le passage des saisons : le printemps, l’été, l’automne et l’hiver, la différence des couleurs, des odeurs et des matières. La manière dont tout cela a des incidences sur la vie en collectivité.
De quoi parlera votre prochain roman ?
L’écriture pour le moment est en jachère. Je laisse tout cela reposer. Mais parmi les mauvaises herbes, il y a plusieurs sujets qui semblent s’imposer : j’ai envie d’écrire sur la Seine-Saint-Denis où je réside depuis deux ans. J’ai envie de parler de la situation des migrants là-bas, des cracked, des ateliers de confection, des travailleurs du BTP, de la prostitution, du grand cimetière parisien de Pantin et du siège de la société canine à Aubervilliers. J’ai envie aussi de m’essayer à de nouveaux genres littéraires : après le journal, l’autofiction et le roman politique, peut-être un thriller ou un roman fantastique. Oui, on verra, mais pourquoi pas un roman.
Propos recueillis par Jean-Rémi BARLAND