Publié le 17 octobre 2022 à 9h14 - Dernière mise à jour le 11 juin 2023 à 17h57
Dans le cadre du cycle «Mondes méditerranéens: les nouveaux défis géopolitiques», une rencontre s’est tenue au sein de la bibliothèque l’Alcazar de Marseille. Un événement inaugural qui lance les activités d’iReMMO-Suds à Marseille et plus largement en Provence-Alpes-Côte d’Azur. L’objectif avancé étant de traiter des grandes questions géopolitiques, culturelles et sociales de Méditerranée et du Moyen-Orient en convoquant des savoirs académiques et engagés et en invitant des personnalités issues des champs universitaire, politique, médiatique et culturel des deux rives de la Méditerranée.
Un public nombreux a participé à cette première rencontre de l’iReMMO-Suds qui vient de se tenir à l’Alcazar. Après l’intervention du président national de l’iReMMO (Institut de Recherche et d’Études Méditerranée Moyen-Orient), Jean-Paul Chagnollaud, qui a rappelé le rôle de l’association -«Nous sommes un groupe d’une cinquantaine de personnes mais aussi un réseau de réseaux. Une organisation comme la nôtre n’a de sens que si elle est en mouvement et, pour être en mouvement, il faut aller vers, ce que nous faisons en nous créant à Marseille»- il revient à Yves Aubin de La Messuzière de présenter l’antenne de l’Institut implantée à Marseille avec un rayonnement régional, qu’il préside. Il insiste sur l’importance de Marseille de par sa position géographique, sa population, «la richesse du tissu associatif, de ses chercheurs, ses doctorants». Il parle d’une Méditerranée «où tout n’est pas tragique mais qui connaît un tel degré de conflictualité…».
«L’Occident a manqué d’anticipation»
Une inauguration qui s’est traduite par une table ronde. La thématique porte sur «Recompositions géopolitiques au Proche et Moyen-Orient à l’heure de la guerre en Ukraine». Dans ce cadre, Yves Aubin de La Messuzière considère que, dans la guerre en Ukraine: «L’Occident a manqué d’anticipation. Poutine n’a pas mesuré la capacité de résistance ukrainienne». Évoque «la réaction de l’Europe, la revivification de l’ONU.» Et le repli américain «dont on avait parlé après le fiasco de l’Afghanistan n’aura duré que six mois». Concernant l’Afrique, il indique: «Quand on voit le drapeau russe flotté au Burkina Faso on peut se poser des questions…».
[(Cette table ronde a réuni Bertrand Badie, professeur émérite, Sciences Po Paris, qui a abordé le nouvel espace mondial. Pour Loulouwa Al Rachid, Centre for Humanitarian Dialogue de Genève, il sera question des nouveaux acteurs régionaux et internationaux, les repositionnements stratégiques. Les nouvelles routes du pétrole et du gaz sont tracées par Francis Perrin, président du Centre de publication Stratégies et politiques énergétiques. Enfin il revient à Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’Iris, de traiter les visées russes en Méditerranée. La modératrice étant Agnès Levallois, vice-présidente de l’iReMMO.)]
«Le mot géopolitique n’a plus de sens»
«Le mot géopolitique n’a plus de sens», avance Bertrand Badie qui précise que «le monde a profondément changé en quelques décennies. Je suis né dans un monde international je vais disparaître dans un monde globalisé». Et, pour lui: «C’est toujours l’ancien monde qui reste dans la tête des dirigeants». Or, poursuit-il: : «On constate quatre transformations. Nos sommes passés d’un monde de souveraineté à un monde d’interdépendances; d’un monde de rivalité à un monde systémique. Troisième point: les puissances sont devenues impuissantes. Aucune puissance n’a gagné une guerre depuis 1945. Et, quatrième point, nous sommes passés dans un système monde. La décolonisation est passée par là avec la revanche du faible sur le fort». Pour Bertrand Badie: «Nous avons une insécurité beaucoup plus redoutable que l’ancienne. Nous avons 10 millions de morts climatiques, 8 millions de morts dus à l’insécurité alimentaire, des millions dus à l’insécurité sanitaire et entre 10 000 et 40 000 morts pour des raisons sécuritaires». Il rappelle qu’«au Sahel, avant le djihadisme, il y a eu une décomposition sociale, politique, sanitaire, alimentaire». Et, ajoute-t-il: «90% des conflits actuels sont intraétatiques». Face à tous ces éléments il plaide en faveur d’une gouvernance totale sur les grands dossiers.
«La Russie a perdu au bout de trois semaines»
Concernant la guerre en Ukraine Bertrand Badie juge: «La guerre en Ukraine est réactionnelle, à l’ancienne. C’est une guerre de conquête et c’est pour cela que la Russie perd et elle a perdu au bout de trois semaines. Depuis, la guerre est devenue sociale. Bien sûr que les armes comptent, mais le dictateur Poutine ne peut pas comprendre le pouvoir des sociétés». En revanche, il avoue: «Nous sommes dans la plus complète des incertitudes. Nous n’avons aucune référence pour savoir ce qui va se passer». Il note toutefois: «L’Occident a eu un réflexe de modernité en mettant en œuvre l’exclusion». Bertrand Badie conclut son intervention en précisant que : «le multi-alignement crée des accords de connivence. C’est cela le nouvel ordre international». Un nouvel ordre qui s’accompagne, en réaction «d’une poussée du national populisme».
«les 2/3 de l’opinion publique refusent de prendre position dans cette guerre»
Loulouwa Al Rachid met en exergue: «Les 2/3 de l’opinion publique refusent de prendre position dans cette guerre et les opinions publiques arabes s’expriment globalement en faveur de Poutine. En Irak on trouve chez les chiites des portraits géants de Poutine, on insiste sur son courage et sa virilité et on n’oublie pas qu’un contingent ukrainien a participé à l’invasion américaine de 2003». Elle poursuit: «Les jeunes arabes sont influencés par la propagande russe en langue arabe, 70% d’entre eux perçoivent la Russie comme une puissance alliée». Et souligne l’impact que représente «le traitement dont bénéficient les Ukrainiens -blancs, chrétiens- par rapport aux autre réfugiés». Alors l’opinion arabe «perçoit ce conflit comme une guerre contre l’Occident, contre l’Otan», tandis que chez les régimes arabes «l’ambiguïté domine». Elle en vient à ce propos sur les votes à l’ONU où «on a vu des alliés historiques des États-Unis tels que les Émirats Arabes et Israël ne pas les suivre lors d’un vote en février. La presse saoudienne pour sa part juge qu’il n’y a aucune différence entre l’invasion de l’Irak et celle de l’Ukraine alors qu’en 2003 l’Arabie Saoudite était un des plus fervents supporter de l’invasion. Le Qatar affirme lui qu’il ne fait pas de politique mais que du commerce… En fait la multipolarité arrange bien tous ces États».
«Les risques de déclassification de documents de la CIA»
Loulouwa Al Rachid soumet les enseignements qu’elle tire de ce conflit: «Cette guerre accélère des tendances déjà à l’œuvre: la diversification des alliances et l’exacerbation de puissances au Proche et au Moyen-Orient ». Elle ne manque pas de citer: «L’agacement des autocrates devant la mise en avant des droits de l’Homme et les risques de déclassification de documents de la CIA». Et, poursuit-elle: «Qui dit recul des États-Unis dit opportunité pour les autres puissances. La Russie, ainsi, est un acteur depuis une vingtaine d’années en Méditerranée, elle a aussi renoué ses liens avec les pays du Golfe. Il y a d’autre part le poids croissant de la Chine mais aussi de l’Inde». Loulouwa Al Rachid insiste enfin sur le fait que pendant que les pays pétroliers et gaziers jouent de la situation: «Il y a le naufrage des pays arabes non pétroliers. Les disparités régionales vont s’accroître».
«Avant la guerre 45% de gaz russe étaient utilisés en Europe aujourd’hui 9%»
«Le pétrole et le gaz représentent 60% de la consommation mondiale d’énergie» énonce Francis Perrin qui signale: «C’est au Moyen Orient qu’il y a le plus de gaz, 40%, et le plus de pétrole, 50%, au monde». Il en vient à l’impact de la guerre en Ukraine: «Elle a entraîné une augmentation des prix. Produit quelque chose d’unique: l’Union européenne a décidé d’arrêter dans les cinq ans l’importation d’énergie fossile russe. Il faut mesurer qu’avant la guerre 45% de gaz russe était utilisé en Europe aujourd’hui 9%. D’autre part une décision du G7 impose un plafond pour le prix du pétrole russe. L’Occident se tourne vers l’Iran et le Venezuela. Ils sont affreux, mais comme ils ont du pétrole peut être qu’ils sont moins affreux qu’on ne le pense. Ceci étant l’état des infrastructures est tel que le Venezuela a du mal à produire du pétrole et il faudra des années de travaux pour revenir à la normale. En Iran en revanche tout fonctionne mais il y a la question du nucléaire ».
Les visées russes en Méditerranée
Pour Jean de Gliniasty: «Il y a, depuis la victoire de la marine russe de 1774 sur la marine ottomane une tension de travail de la diplomatie russe vers la Méditerranée». Il soulève alors trois points: «La question du contrôle des détroits impacte la relation avec la Turquie. La Russie a d’autre part voulu un point d’appui, c’est la Syrie. Il y a troisièmement la zone d’influence. L’expulsion de 20 000 coopérants russes d’Égypte, en 1972, entraîne une longue éclipse de la Russie. Mais, à parti de 2000, Poutine a mené une vraie politique en direction de la Méditerranée et il s’est rapproché d’Erdogan avec qui il a établi des relations fructueuses. La Syrie est toujours un point d’appui. L’Arabie Saoudite n’est plus un ennemi. Concernant l’Egypte, Poutine a immédiatement soutenu al-Sissi. Et, depuis quarante ans, la Russie vend des armes à l’Algérie.» Jean de Gliniasty interroge alors : «Est-ce que la guerre en Ukraine va modifier des choses? C’est probable parce que la Russie touche à une priorité de tous ces pays: l’intégrité territoriale». Et conclut son propos par une constatation: «Nombre de pays veulent accéder à un monde multipolaire. Face au bloc occidental il n’y a pas d’autres blocs mais des puissances émergentes qui sont de plus en plus puissantes: la Turquie, l’Inde, l’Indonésie… Le monde multipolaire qui nous attend est celui où le seul point de ralliement est celui de l’hostilité à l’Occident».
Michel CAIRE