Publié le 6 septembre 2014 à 19h51 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 18h09
C’est un très beau livre que David Foenkinos offre à la mémoire de Charlotte Salomon, née à Berlin en avril 1917, artiste peintre d’une étonnante modernité morte en 1943 à l’âge de 26 ans en camp de concentration.
C’est un cri d’amour pour une femme, une fascination pour son œuvre picturale, celle d’une artiste qui jusqu’au bout de l’horreur a voulu croire, comme son père brillant médecin, qu’il fallait «être optimiste, se dire que la haine est périssable». Que tout cela finirait bien par s’arrêter.
«C’est en 2006 que j’ai découvert ses œuvres exposées dans un musée de Berlin», se souvient David Foenkinos. «Et, depuis 8 ans, je suis sous le charme, fasciné par Charlotte Salomon. J’ai un immense respect pour ce qu’elle a fait, ce qu’elle a été, cette tragédie qui est la sienne, sa disparition à l’âge de 26 ans à Auschwitz alors qu’elle est enceinte, son enfance à Berlin marquée par une série de tragédies familiales. Pendant toutes ces années, j’ai cherché la manière la plus juste de recomposer son parcours, j’ai échoué plusieurs fois. J’ai repris mes recherches pour ne pas l’abandonner, j’ai cité ou évoqué Charlotte dans plusieurs de mes romans, Charlotte ne m’a jamais quitté », avoue David Foenkinos.
Un long poème en prose
Pour exprimer ce lent effacement, cette marche silencieuse vers le pire, le quatorzième livre de l’auteur de «La délicatesse» se déroule en un étonnant poème en prose, disant sans cesse, comme en référence à Magritte, tiens, ceci n’est pas une fiction, pour mieux en faire jouer tous les rouages.
Somptueusement léger, grâce à ces phrases courtes qui – point à la ligne – s’offrent une respiration pour mieux retracer une vie traquée «Charlotte» avance au fil d’une histoire qui aura vu selon la phrase de Billy Wilder « les pessimistes finir à Hollywood, les optimistes à Auschwitz». Elle est reprise par l’auteur dans une note de bas de page. La formule peut surprendre dans un livre si finement ouvragé mais que dire alors (page 199) du sanguinaire Aloïs Brunner, l’un des pires responsables SS «parvenu à faire déporter presque 50 000 juifs en Grèce », qui se vante en 1987 dans une interview au Chicago Sun-Times: «Si c’était à refaire, je le referais». Point à la ligne. On a vraiment besoin de respirer.
Une œuvre picturale autobiographique
Janvier 1939. Peu de temps après l’atroce nuit de Cristal (Reichskristallnacht) nuit de meurtres, de pillages de magasins juifs et d’incendies ravageurs de 280 synagogues, Charlotte Salomon accepte enfin de fuir Berlin pour se réfugier dans le sud de la France chez ses grands-parents partis d’Allemagne dès 1934.
Elle a alors 22 ans. Charlotte qui a grandi dans une famille juive allemande plutôt aisée est restée l’enfant timide et morose qu’elle était. Sa vie est ailleurs, dans un autre monde où les mamans qui meurent deviennent des anges, comme elle l’a cru si longtemps après le décès de sa mère lorsqu’elle avait à peine dix ans.
Ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Berlin ont été son refuge jusqu’au jour où lui a été refusé le premier prix d’un concours d’art à cause de ses origines juives, refus également d’exposer ses œuvres.
De 1940 à 1942, réfugiée dans le midi de la France, elle va peindre 1 300 gouaches, une œuvre picturale autobiographique qui se lit comme un livre avec des indications de musique, Bach, Mahler ou Schubert, annotées de textes piochés dans la littérature allemande. « Elle a un talent exceptionnel », observe la famille américaine qui cache ses grands-parents.
Charlotte parle peu mais chante toujours lorsqu’elle peint. Des airs que lui jouait sa mère au piano lorsqu’elle était enfant, des chants chrétiens qu’elle aimait tant et ceux qui l’enchantèrent plus tard lorsque son père épouse Paula, une célèbre cantatrice.
Sa main se laisse alors porter par la mélodie, le trait devient saccadé, tranchant à chaque accélération du rythme, souple et courbe pour retrouver le tempo.
« Cette œuvre est toute ma vie », dira Charlotte
Cette série de gouaches où les protagonistes de sa vie deviennent des personnages est intitulée « Leben ? Oder Theater ? » « Vie ? ou Théâtre ? » est d’une modernité saisissante, dans un éclat de couleurs vives, cela peut-être joyeux, festif ou d’une sourde dureté à l’image des événements vécus, une écriture picturale novatrice propre aux années 1940 où les matériaux pauvres comme la gouache, l’utilisation des trois seules couleurs primaires (le rouge, le bleu, le jaune) relève plus d’une volonté de se démarquer de la peinture traditionnelle à l’huile que de l’impérative nécessité de trouver des matériaux pour peindre. On voit volontiers dans l’œuvre de Charlotte Salomon des clins d’œil à Chagall qu’elle admire mais aussi à Soutine, aux dessins de Matisse et à la peinture de Munch. Mais on peut aussi l’interpréter comme une manière de démultiplier loin de la réalité ses chances de survie. D’être, d’une certaine façon, elle aussi un ange. Comme sa mère, comme sa tante Charlotte qui se sont toutes deux suicidées. Comme sa grand-mère plongée dans la folie de l’exil et des drames à répétition.
Sentant l’étau se resserrer Charlotte veut à tout prix terminer son œuvre. Deux ans d’un travail monacal dans une petite chambre d’hôtel près de Nice lui sont entièrement consacrés. C’est au Docteur Moridis, la seule personne de confiance qu’elle connaît encore – la plupart de ses proches ayant fuit – qu’elle remettra la fameuse valise contenant ses œuvres. « C’est toute ma vie », lui dira-t-elle.
Plusieurs fois confrontée à un irrémédiable certain, on peut s’interroger sur la confiance aveugle de Charlotte. Qui a vécu, de 1917 à la solution finale, sans avoir l’air de toucher au monde, sans avoir l’air que le monde ne la touche, hormis l’amour qu’un exil forcé lui a fait perdre.
Charlotte ? Un ange au destin déjà plusieurs fois brisé.
« Charlotte ». David Foenkinos. Gallimard. 224 p. 18,50€