Publié le 22 octobre 2014 à 13h29 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 18h23
C’est le café-théâtre du Têtard, rue Ferrari, à Marseille, qui vient d’accueillir, en partenariat avec la librairie l’Odeur du Temps, Élisabeth Roudinesco, à l’occasion de la publication de son ouvrage : «Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre». Historienne, directrice de recherches à l’Université de Paris-VII, Élisabeth Roudinesco est l’auteur de nombreux livres qui ont fait date, notamment «Histoire de la psychanalyse en France», «Jacques Lacan, esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée», «Dictionnaire de la Psychanalyse» (en collaboration avec Michel Plon(. Elle a répondu aux questions de Christine François-Kirsch. Revient sur la vie de Freud alors que ce dernier a été accusé de tous les maux, de proto- fasciste sans oublier de relations incestueuses avec sa belle-sœur. Des accusations que l’auteur, en s’appuyant sur les archives de Washington, enfin offerte, conteste, tout en critiquant l’orthodoxie psychanalytique.
Élisabeth Roudinesco raconte la vie du fondateur de la psychanalyse. Elle dresse le portrait d’un homme qui est d’abord un Viennois de la Belle-Epoque, sujet de l’empire austro-hongrois, héritier des Lumières allemandes et juives. Quant à la psychanalyse elle-même, elle est le fruit d’une entreprise collective, d’un cénacle romantique au sein duquel Freud aura donné libre cours à sa fascination pour l’irrationnel, les sciences occultes, transformant volontiers ses amis en ennemis, à la fois Faust et Méphisto. Penseur de la modernité mais conservateur en politique, il n’aura cessé d’agir en contradiction avec son œuvre, toujours au nom de la raison et des Lumières.
Le voici en son temps, dans sa famille, entouré de ses collections, de ses femmes, de ses enfants, de ses chiens. Le voici enfin en proie au pessimisme face à la montée des extrêmes, pris d’hésitations à l’heure de l’exil à Londres où il finira sa vie.
«Freud a une vie privée fondamentale. Il laisse plus de 20 000 lettres auxquelles nous avons eu accès. Elle montre un Freud grand collectionneur, qui mène une vie lente, entouré de sa famille. J’ai tenu à rendre compte d’un Freud dans son temps, il naît dans un monde où il n’y a pas l’électricité, où les mariages sont arrangés».
«Il a changé le regard sur notre vie, il ne voulait pas changer la société»
Elle poursuit : « J’ai également tenu à faire le point sur les légendes : travailler sur ce qui est vrai et faux. Ainsi, Freud n’est pas naît le 6 mars, mais le 6 mai 1856. Il n’a pas eu de relations sexuelles avec sa belle-sœur. Il n’est pas l’inventeur de l’inconscient mais son théoricien. Il y a une multitude de travaux, il est oublié par excès de travaux. Chaque école psychanalytique a réinventé son Freud mais ce qui se transmet ce sont des commentaires. Et, à force de réinterpréter, on transmet l’interprétation. On confond ce qui a été transmis et la réalité. Ainsi, le concernant, on parle de trois grands cas, il en a étudié plus de 120. On dit que, contraint de quitter Vienne, il aurait écrit : « Je recommande la Gestapo à tous », il ne l’a jamais écrit et, s’il l’avait fait, il n’aurait jamais pu partir».
Mais, est-il un révolutionnaire ou un conservateur ? «Ni l’un ni l’autre, même s’il théorise de façon nouvelle sur l’inconscient et si on peut donc le qualifier de révolutionnaire symbolique. Il a changé le regard sur notre vie, il ne voulait pas changer la société». Pour Elisabeth Roudinesco : «Il a eu une idée de génie, à l’époque de l’ouverture moderne, du surréalisme, il est allé chercher les mythes les plus anciens ce qui était d’un culot absolu». Précisant: «Les patients de le Belle Époque ont pour destin de finir leur vie dans des sanatoriums pour malades mentaux. Freud arrive et leur dit : Vous êtes Œdipe, et cela change tout».
Sa vie ? «Il mène en apparence la même que ces parents. Il a six enfants, et l’on retrouve chez lui la répartition classique des rôles au sein du couple. Mais Freud a fait un mariage d’amour alors que ces parents ont connu un mariage arrangé».
On découvre un Freud qui s’entoure de femmes modernes. «Il est favorable au fait que les femmes travaillent, il est contre la peine de mort, favorable à l’évolution des mœurs, pour la contraception, considère que seule la civilisation peut contrôler les pulsions. Tout cela dans un monde où les fiançailles durent quatre ans, où on arrive vierge au mariage».
«Freud est un homme d’une fidélité sexuelle à peu près totale»
« Freud, souligne Elisabeth Roudinesco, est un homme d’une fidélité sexuelle à peu près totale qui adore les relations d’amitié». Il n’aura que 9 ans de vie sexuelle active, «mais, en 9 ans, il a six enfants, sa femme en a assez. Il ne pratique pas la contraception, elle n’était pas évidente à l’époque». Il recueille chez lui sa belle-sœur après que cette dernière ait perdu son fiancé. « Il l’aime mais, il faut être maboule pour voir quelque chose de charnel dans cette relation ».
Est-ce que sa famille entre dans son champ d’expérimentation ? «Il adore les enfants. C’est un bon père. Il conseille ses gendres, ses brus. C’est un champ psychique considérable».
Et de montrer un Freud qui ne cesse de se contredire, d’évoluer : «Il dit tout et son contraire». C’est notamment le cas en ce qui concerne l’homosexualité car «Il ne cesse de changer d’avis». Il se fâche avec ses disciples «Il dit avoir besoin que ses amis deviennent ses ennemis. La seule dont il reste l’ami c’est Lou Andréa Salomé».
Freud est «un formidable théoricien des névroses». On lui reproche des échecs : «Des gens incurables viennent le voir, il s’en aperçoit, même si, parfois, il a pu se tromper. Mais, dans d’autres cas, comme le dira l’Homme aux Loups : je suis toujours névrosé, dépressif, je n’ai pas guéri, mais qu’est-ce-que je vais mieux».
Il se trompera politiquement, pensera que l’Autriche peut résister au nazisme mais ne pensera jamais que le nazisme peut triompher de tout.
Et 75 ans après, que reste-t-il de Freud ? «Il reste très présent. Si on l’attaque autant c’est qu’il gêne. Et, si les psychanalystes sont peut-être en danger, s’ils ne reviennent pas aux sources, je ne pense pas que ce soit le cas de la psychanalyse».
Michel CAIRE