Publié le 19 janvier 2015 à 21h46 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h44
A l’occasion de la conférence « Au nom de Dieu ? », qui s’est déroulée le 12 janvier en présence du rabbin Lionel Dray et de l’Imam Abdessalem Souiki à l’Institut Catholique de la Méditerranée, le père Xavier Manzano, directeur de l’Institut de sciences et théologie des religions (ISTR ) a prononcé le texte suivant. Nous nous en faisons l’écho.
De la mouche bleue
Qui de nous n’a pas été profondément choqué par les dramatiques événements qui ont coûté la vie à tant de personnes ? Notre réaction est d’abord celle d’êtres humains à peu près normalement constitués : on ne peut tout à fait comprendre comment des gens doués des mêmes facultés que nous peuvent abattre froidement, comme du bétail, des êtres en tout point semblables, quelle qu’en soit la raison. Peut-être avons-nous fait une nouvelle expérience de ce que l’on appelle le «mal radical»? Et c’est sans doute ce qui explique l’immense émotion que tout cela a suscité, à très juste titre. Mais il est très urgent de dépasser le stade de l’émotion : les assassins se fichent comme d’une guigne des oh ! et des ah !, on le sait bien. Ils craignent la pensée, tout ce qui menace les idoles qu’ils se sont fabriqué. Il nous faut nous placer face à la froideur glaciale de l’acte commis, des armes qui claquent, du sang qui coule. Au-delà de toute idéologie. Et se mettre à la place de la mouche bleue. Celle qui mange les cadavres et qui faisait dire à Alexandre Vialatte : « Je ne voudrais dégoûter personne du crime joyeux et légitime. Il faut seulement savoir d’avance, et l’accepter, que tous les cadavres sont les mêmes. Utiles ou non, innocents ou coupables. Telle est, du moins, l’opinion de la mouche bleue. »(1).
On a entendu trop de jeunes refuser la minute de silence de jeudi, trop de personnes déclarer encore que les caricaturistes de Charlie Hebdo y allaient quand même fort et qu’ils l’avaient un peu cherché. Certes, leurs idées étaient les leurs, leur humour n’en était pas toujours. Mais un poison s’est lentement insinué dans les esprits : l’idée que lorsque quelqu’un n’est pas d’accord avec nous, il peut être envisageable, sinon légitime, de le supprimer par tous les moyens, de l’annihiler purement et simplement. Le débat, prise en charge de la divergence dans notre tradition, n’est plus envisagé. En ce sens, les frères Kouachi et leur comparse sont un symptôme et la partie visible d’un iceberg. Si ce poison continue de se répandre, c’est une crise morale et spirituelle de la pire gravité qui s’ouvre devant nous et qui concerne chacun d’entre nous jusqu’à l’intime de sa conscience. Dans le vide sidéral dans lequel nous baignons, le complexe de l’insecte se répand : d’autant plus dures à l’extérieur qu’elles sont molles à l’intérieur, certaines personnes supportent de moins en moins la distance entre soi et soi, entre ce qu’elles sont et les idéaux qu’elles se proposent. On se prend très au sérieux. La critique devient alors impossible, les mots sont absents, ne reste qu’une furieuse affirmation de soi et d’un soi rêvé. C’est comme cela que des assassins s’imaginent être des martyrs, ce qui est un comble.
De l’humour
Ce n’est donc pas un hasard si c’est un journal satirique qui a été visé ces derniers jours. Pourquoi ? Parce que c’est de la distance entre notre réalité quotidienne, souvent bien prosaïque, et les buts, idéaux, projets que nous proposons d’atteindre que jaillit l’humour. C’est parce que nous savons bien que nous sommes loin du compte, loin encore de la vérité, que nous pouvons en rire. C’est parce qu’il y a cette distance que nous pouvons admettre la critique, que nous pouvons accepter un certain « poil à gratter » ! L’humour, c’est finalement l’humilité et c’est ce qui nous permet de nous savoir encore en chemin, ouverts à la progression, à la réforme, à la conversion. L’humour, quand il est réel et non pas un simple déguisement, nous introduit donc dans la réelle profondeur spirituelle de l’être humain : « S’il est vrai que le rire, sacrilège blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s’il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors, oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. De la guerre, de la misère et de la mort. Au reste, est-ce qu’elle se gêne, elle, la mort, pour se rire de nous ? »(2), s’écriait le regretté Pierre Desproges. C’est peut-être cela qui a été assassiné ces derniers jours, avec ceux qui sont tombés : certains ont répandu la mort pour ne pas la voir en eux.
Du nom de Dieu
C’est ici qu’il nous faut revenir à l’opinion de la mouche bleue et se rendre compte que s’y joue un véritable combat spirituel. Comme être humain, je ne peux qu’être révulsé par la bêtise qui donne la mort. Mais il se trouve que je suis un être humain croyant. Je sais que je suis voué à la mort, qui pose une sérieuse hypothèque sur toutes mes ambitions, mais je suis aussi ouvert à l’espérance. Comme Chrétien, je crois même en un Dieu qui n’a pas hésité à renoncer à sa toute-puissance pour épouser ma faiblesse et ma mort. Il m’a offert sa nature, son être, son amour pour que je puisse vivre : «Lui, de condition divine, n’a pas retenu jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, mais Il s’est anéanti » (Ph. 2, 6-7), pour moi et pour me révéler sa gloire, son incontrôlable liberté. Quel humour, quand on y songe ! Dieu se prend-il au sérieux quand il s’agit de me sauver ?
Ce visage divin m’attire, c’est le centre de ma vie, il me met dans la vérité. Aussi, lorsque dans une vidéo insoutenable, j’entends les coups de feu accompagné de ce cri : « Allah akbar ! », mon sang ne fait qu’un tour. Un homme utilise le nom de Dieu en donnant la mort, pire, pour donner la mort. Parlons clair. Nous avons peut-être été témoins d’un mauvais soulagement chez des croyants non-musulmans de voir que ces paroles ont été prononcées en arabe, comme pour dire : «Encore du côté de l’islam, cela ne nous concerne pas !». Mais réfléchissons un instant. Peut-on, comme croyants, quelle que soit notre confession, laisser le nom de notre Dieu être ainsi utilisé ? Comment ne pas prendre comme une véritable blessure le fait de voir le nom de notre Créateur et Sauveur commis dans des meurtres ? Il nous vient à l’esprit l’étymologie même du mot de « blasphème » : en grec, « diffamer ». Oui, après avoir usurpé le nom de «martyr», voilà que certains assassins diffament Dieu et salissent une exclamation qui nous est chère : « Dieu est grand ! ». Peut-on imaginer blasphème plus grand que celui-là ? Blasphème quand nous croyons que Dieu nous a créés et que, par définition de logique implacable, Il désire notre vie : « Il les a tous créés pour qu’ils subsistent. Ce qui naît dans le monde est porteur de vie : on n’y trouve pas le poison qui fait mourir. La puissance de la Mort ne règne pas sur la terre » (Sg. 1, 14). Blasphème quand nous voyons Dieu à la recherche d’Abel, assassiné par son frère : « Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre vers moi ! » (Gn. 4, 10). Blasphème quand, comme Chrétien, je suis disciple de Jésus, « Dieu-sauve », Celui qui meurt en criant : « Père, pardonne-leur ! Ils ne savent pas ce qu’ils font ! » (Lc. 23, 34). C’est peut-être cela que doivent résolument comprendre ceux qui, selon une expression consacrée que j’ai il n’y a pas si longtemps encore entendu dans mon île, «condamnent l’assassinat mais comprennent les assassins». Il y aura toujours plus de blasphème dans un meurtre que dans un dessin. L’inversion, la diffamation, est ici frontale, totale et, en ce sens, elle a quelque chose d’incompréhensible, quelque chose de ce «mal radical» que nous pouvons déplorer, jamais expliquer, encore moins récupérer. L’insurrection nous saisit car il s’agit d’un scandale. Mais cette insurrection ne doit pas être que d’émotion : elle doit être de raison et de foi. Et, pour cela, revenir sans cesse à la froide opinion de la mouche bleue et à l’extraordinaire issue qu’ouvre la vraie foi. C’est de cette confrontation que naîtra l’humour humble et la conversion résolue qu’exigent les événements dramatiques que nous venons de vivre.
De l’espérance
Si nous voulons répondre au mal dont nous avons été témoins, c’est à une vraie prise en charge de l’espérance que nous sommes invités. Comme êtres humains, nous sommes abasourdis par le meurtre. Comme croyants, encore plus quand on y commet le nom de notre Dieu. On peut se souvenir ici de la fameuse caricature de Cabu, montrant un prophète Muhammad désolé et s’écriant face à quelques intégristes se réclamant de lui : « C’est dur d’être aimé par des cons ! ». Je trouve finalement Cabu généreux. Ceux-là n’aiment personne, ni Dieu ni aucun prophète, ils se détestent eux-mêmes à tel point qu’ils n’ont de motivation que pour leurs petits rêves, dans le but de s’immortaliser à bon compte : piètre espoir avec des moyens sidérants pour l’atteindre ! C’est ce qui arrive quand l’espoir devient fou, il se love dans les pires abjections, ainsi que les lueurs obscures du siècle passé nous l’enseignaient déjà. Cet ultime coup porté à Dieu et à l’humanité nous oblige à la révolution des consciences. Vous me direz : « Quelles sont quelques résolutions et quelques paroles face à la puissance des kalachnikovs et des revolvers ? » Tout peut-être. Si j’en crois l’histoire, cela fait des siècles que les assassins tentent d’étouffer, jusque dans la paix des sanctuaires et sous la robe des clercs, la voix de Dieu : ils n’y sont pas encore arrivés ! Le Christ est très clair : « Le voleur ne vient que pour voler, égorger, faire périr. Moi, je suis venu pour que les hommes aient la vie, la vie en abondance» (Jn. 10, 10). C’est cette conviction prise en face qui demeure. Elle est l’antidote au poison. Elle est une semence : « La semence ne semble presque rien, toutefois, la semence est la présence de l’avenir, elle est la promesse déjà présente aujourd’hui. (…) Nous sommes à l’époque des semailles, la Parole de Dieu ne semble que parole, presque rien ! Mais ayez du courage, cette Parole contient la vie en elle ! »(3).
Les slogans n’y feront rien ! Rien ne se fera en-dehors des consciences. Et celle-ci, si nous prêtons l’oreille, nous dit quelque chose de très simple : nous ne voulons pas de la mouche bleue, même si, par nos propres forces, nous n’y pouvons rien. Si nous esquivons cela, nous tomberons immanquablement dans l’intempérance et dans le meurtre. Si nous le reconnaissons, alors Dieu peut nous sauver, comme Il le souhaite et non pas comme on voudrait le lui imposer. Alors s’ouvre l’espérance, c’est-à-dire une issue qui se confronte toujours au réel. Et ce réel, c’est l’être humain de chair et de sang qui veut vivre. C’est, pour nous croyants, l’être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. C’est, pour les Chrétiens, le frère ou la sœur «pour lequel le Christ est mort» (1 Co. 8, 11). C’est chaque être humain qu’il faut sauver, pas les idées. Et cela, me semble-t-il, constitue le principe de l’humilité et de la conversion demandé aujourd’hui à tous et dont l’humour, à condition qu’il soit réel et non pas une idéologie déguisée, sera la meilleure base. Qui sait si un certain humour, une certaine ironie, d’abord sur nous-mêmes, ne nous aidera pas à toujours nous convertir, toujours progresser ? Car nous sommes tout petits et Dieu est grand !
*Le titre est de Destimed
(1) A. Vialatte, «Dernières nouvelles de l’homme», ed. Julliard, Paris, 1978, p. 211.
(2) P. Desproges, «Les réquisitoires du tribunal des flagrants délires», vol. 1, ed. Seuil, Paris, 2003, p. 103.
(3) Benoit XVI, Discours au clergé du diocèse d’Aoste (22.07.2005), in Le prêtre, don du Cœur du Christ, ed. Traditions Monastiques, Flavigny, 2011, p. 219.