Publié le 23 février 2015 à 21h35 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 18h41
Quand on demande à Jean-Paul Passédat s’il est né à Marseille, il s’empresse de répondre : «Non ! Je suis né au premier étage du Petit Nice.» Car son père, Germain Passédat, venait du Tarn-et-Garonne et c’est après des années d’apprentissage de boulanger-pâtissier un peu partout en France qu’il décide de venir s’installer à son compte à Marseille. Pendant quelque temps il achète et revend plusieurs commerces, d’abord boulangeries, puis bars et restaurants, sans trouver son bonheur, jusqu’au jour où il apprend qu’une villa au 17, rue des Braves, la villa Corinthe, à deux pas de la Corniche, est en vente avec des facilités de paiement. Un endroit idéal pour monter un restaurant ! Quelques mois plus tard Germain et son épouse prennent possession des lieux. Le site lui rappelle le charme de la Côte d’Azur, il baptise son restaurant «Le Petit Nice», espérant ainsi attirer la clientèle des anglais friands de la Promenade des Anglais…
Nous sommes à l’automne 1917, l’aventure commence. Germain a tout de suite l’idée de compléter le restaurant de quelques chambres et fait construire, adossé à la villa grecque, un petit immeuble de deux étages qui existe encore aujourd’hui. Mais son épouse décède brusquement, et seul, il craint devoir céder son affaire. C’est son frère Adrien et sa femme qui vont lui sauver la mise en venant le dépanner, ce qui finalement donnera lieu à une longue collaboration. «Petit, j’ai toujours vécu ici avec mon oncle, le maître d’hôtel du Petit Nice et ma tante, la gouvernante générale», confie Jean-Paul. Ainsi Germain toujours veuf et sans enfant, va faire la connaissance d’une chanteuse lyrique toulonnaise, Lucie Cuso, qui chante sous le nom de Luxia Alabern, une soprano dramatique, l’une des plus prisées de son époque. Ils se marient en 1924 et ont un premier garçon mort prématurément, puis un second, en 1933, le petit Jean-Paul : «Ma mère était très belle, elle fut même la muse de Louis Lumière, le célèbre inventeur du cinéma ! Elle a posé pour lui dans des autochromes, les premières photos en couleur transparentes, les originales sont en sécurité mais on peut voir au restaurant des reproductions accrochées aux murs». La célèbre chanteuse décide pourtant d’abandonner sa carrière pour travailler au Petit Nice avec la famille, continuant de chanter Madame Butterfly à la maison pour son plaisir… et celui de son fils… qui à cinq ou six ans joue déjà du piano, apprend le solfège et le violon.
Quand la guerre éclate, un client très assidu, Monsieur Mayer, qui était juif et vivait presque tout le temps au Petit Nice, a fait connaître l’hôtel à des amis et peu à peu le lieu sera habité par des clients juifs que Germain et Adrien font passer pour des gens de la famille, jusqu’à ce que l’hôtel soit réquisitionné… Les frères Passédat arrivent quand même à les faire évacuer sains et saufs et tout le monde retourne dans le Tarn-et-Garonne. «Après la guerre, nous retrouverons les Mayer et les Huteau mais il manquera les Ruff…», ajoute-t-il. Quand la famille revient, en 1945, tout a été démoli… Germain qui a alors 74 ans entreprend, avec beaucoup de courage, de tout remettre en ordre au Petit Nice, et c’est reparti !
Jean-Paul va tous les étés à la campagne pour les grandes vacances près de Caussade où il participe à tous les travaux de la ferme familiale: «J’ai même appris à gaver les oies et les canards ! Je pense que c’est là que ma vocation de cuisinier est née.» Après ses études secondaires, il part au Lycée hôtelier de Nice. Côté musique, il se passionne dorénavant pour le chant et s’inscrit en 1953 au Conservatoire de Marseille où il suit des cours de solfège et de chant. Mais en septembre 1954 il part au service militaire à Carpiagne (nommé chef de la cuisine) puis il est affecté à l’État-Major à Marseille tout près du Conservatoire… Il peut alors continuer ses cours de chant tous les soirs après son service. Et très vite il croule sous les prix : Premier Prix de Chant et Premier Prix d’Art Lyrique, puis Premier Prix d’Opéra et Premier Prix d’Opéra Comique…
Après le service militaire, Jean-Paul commence une double vie : cuisinier au Petit Nice (épaulé d’un bon adjoint) et ténor. Car il entame une carrière de chanteur lyrique; le chef d’orchestre de l’ORTF à Marseille lui a fait réaliser des enregistrements radiophoniques et il est engagé pour des représentations du «Barbier de Séville». À partir de là beaucoup d’autres contrats vont suivre, il chante avec les plus grands artistes lyriques de l’époque sous la direction des plus célèbres chefs d’orchestre. Ses opéras sont mis en scène par Albert Dagnant, grand mélomane qui dirigeait merveilleusement ses interprètes avec sa fille lui servant de script (aujourd’hui bien connue du public puisqu’elle réalise des films… il s’agit de Josée Dayan). Et il chante de partout, il débute au Casino de Vals-les-Bains puis part chanter à Alger, s’en suivent des tournées en France, Nancy, Metz, Toulon, Marseille… mais aussi en Belgique, au Luxembourg et régulièrement en Algérie. Avec beaucoup de détermination pendant plusieurs années Jean-Paul arrive à conjuguer et organiser ses deux passions, la cuisine et le chant, mais au fil du temps cette double mission devient compliquée et il est placé à un moment donné devant ses responsabilités : il faut choisir entre ses deux métiers.
Il avait promis à son père, alors décédé, de tenir Le Petit Nice et de le développer. Il veut tenir sa promesse. Sa décision est prise : il met fin à sa carrière en 1964, non sans regrets. Il faut dire aussi qu’entre temps il a retrouvé la « petite fille » de son enfance, celle qui allait à la même école communale que lui, Albertine, l’amour de sa vie, avec qui il a eu un fils, Gérald, et la nouvelle maman ne veut plus rester seule au Petit Nice. Finie la musique, avec sa femme ils vont travailler dur pendant plus de trente ans, elle tient l’hôtel, lui la cuisine pour des journées parfois de quinze à seize heures sans s’arrêter. «De formation classique, j’ai mis au point quelques plats qui m’ont mené aux étoiles : le foie de canard poêlé aux pommes golden confites, le court ragoût phocéen aux pistils de safran et sa rouille, les filets de rouget aux épinards et fonds d’artichauts, la brochette de ris de veau aux truffes fraîches de Carpentras sauce Périgueux, sans oublier mon chariot de desserts maison avec mon gratin de fruits rouges Maria Callas», raconte Jean-Paul. En 1977 Le Petit Nice obtient sa première étoile Michelin, et en 1981, la deuxième.
Gérald qui a toujours été passionné de cuisine, est venu les rejoindre pour bientôt les remplacer. Après le Lycée hôtelier de Nice, il est allé se perfectionner au Bristol et au Crillon à Paris, puis chez Troisgros à Roanne où il a appris la «nouvelle cuisine», celle qui amènera l’établissement jusqu’à la troisième étoile en 2008. Et aujourd’hui, à quatre-vingt-deux ans, si on demande à Jean-Paul ce qu’il fait au Petit Nice, il répond modestement : «Je donne un coup de main au chef sommelier, je passe les commandes de vins et champagnes; je jette un œil sur les factures de cave, vous savez, je suis là, j’habite là, je vis maintenant au dernier étage»…