Publié le 22 avril 2015 à 19h38 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 18h49
S’il a traversé les tempêtes sans jamais couler à pic, le vaisseau du Hollandais volant a pas mal secoué l’Opéra, mardi soir, pour une mémorable première wagnérienne. Difficile de quitter son siège à l’issue d’un tel ouragan vocal et instrumental comme si nous avions été «lessivés» dans le tourbillon d’un maelström monumental orchestré par Njörd, le dieu nordique du vent qui, pour un soir, aurait emprunté ses traits au maestro Foster. Plus de deux heures sans entracte, et sans temps mort, afin que naisse, vive et meure la légende du navigateur maudit à laquelle le génie de Wagner a offert son souffle épique.
Un souffle que Lawrence Foster nous fait ressentir dès les premières notes d’une ouverture tendue, puissante et dramatique. Le directeur musical de l’Orchestre de l’Opéra active la totalité des pupitres pour installer rapidement la couleur sombre, entre chien et loup par gros temps, qui présidera à la représentation ainsi que la tension inhérente au drame. Vents, cuivres et cordes, avec volume et précision, font fonctionner à merveille la mécanique à rêves et à cauchemars. La lecture de Lawrence Foster est terriblement réaliste; aucune concession, aucun chemin de traverse : la musique, rien que la musique de Wagner. Très vite on entre dans ce monde où le fantasme et la réalité font route ensemble, où la douce Senta, promise au chasseur Erik dans la vraie vie, tombe dans une schizophrénie qui lui sera fatale, par amour pour ce fantôme de légende condamné à errer sur les mers tant qu’une femme ne lui aura pas juré fidélité. Et ces fantômes qui glissent le long d’une coque rouillée, sont-ils de vrais fantômes ou sont-ils fantasmés par une troupe de marins alcoolisés? D’ailleurs, la coque rouillée est-elle une proue de navire échoué ou un rocher surplombant une baie ? Capitaine Daland, le père de Senta, a-t-il encore toute sa tête après avoir récupéré trois coffres emplis de bijoux ? Dans ce monde tourmenté, embrumé, seuls Marie et Erik demeurent finalement les tenants de la raison. Mais les mises en garde de l’une et les suppliques de l’autre ne pourront rien y faire. Pendant plus de deux heures, Charles Roubaud nous plonge dans ce double monde avec un art consommé de la mise en scène. Cette production, créée à Orange il y a deux ans, trouve ici un écrin plus intimiste qui permet de resserrer l’action sur les protagonistes, sur leurs regards, sur le moindre de leur geste. Charles Roubaud et les siens (Bernard Monforte, mise en scène, Emmanuelle Favre et Thibault Sinay, décors, Katia Duflot, costumes, Marc Delamézière et Julien Marchaisseau, lumières) livrent à cette occasion un travail des plus aboutis qui fera date.
Puis il y a les voix ! Le souffle des voix dans les voiles du vaisseau fantôme pour faire crisser les poulies rouillées, hurler les haubans, grincer les restes décomposés du mât de misaine. Pouvait-on rêver Senta plus idéale que celle incarnée par Ricarda Merbeth, perdue dans son rêve délirant, investie d’une mission d’amour improbable. La voix est d’une rectitude exemplaire, puissante, émouvante, sur tout l’espace de la tessiture. Face à elle, les hasards d’une défection de dernière minute (bienheureux hasards en l’occurrence) ont installé Samuel Youn en Hollandais impassible, impavide, accroché à son destin fantomatique d’où il s’échappera quelques secondes seulement. Une énorme prestation du baryton-basse, scéniquement et vocalement. Impossible de trouver une faille dans son interprétation. Sa ligne de chant est somptueuse et ses duos avec Ricarda Merbeth d’une altitude stratosphérique. A leurs côtés, Marie-Ange Todorovich est une Marie idéale, couvant Senta d’un regard empli de tristesse et d’amour car elle sait, elle, comment les choses vont se terminer. Vocalement, la prestation de la mezzo est de grande qualité. Incarné par Tomislav Muzek, Erik, lui, n’envisage pas l’issue fatale. Fou d’amour, submergé par l’incompréhension de la situation, il tente, comme un jeune chien fou, de faire revenir sa belle au bercail. Mais le terrien, le chasseur, ne pourra rien contre les fantômes du grand large. Un beau ténor bien placé, très puissant, un jeu soigné : lui aussi a bien mérité le triomphe final. Autre «monument» parmi les serviteurs de ce répertoire, Kurt Rydl, dont la voix de basse affiche plusieurs dizaines de printemps au compteur, fait jouer sa grande technique pour incarner un excellent Daland. Un peu en retrait, du fait d’un rôle moins conséquent, le ténor Avi Klemberg est un bon Steuermann. Quant au chœur, après quelques calages initiaux, il tiendra le bon cap : force 10 dans les tutti.
Un grand moment de musique et d’opéra ponctué par une ovation longue et méritée dont les clameurs sont arrivées jusqu’aux oreilles de ce cher Armin Jordan qui avait été le dernier en date, en 2004, à diriger le Vaisseau à Marseille. Deux ans plus tard le maestro helvète rejoignait son Walhalla et c’est de là qu’il a apprécié la qualité de cette production d’un ouvrage qu’il affectionnait tout particulièrement.
C’était bon d’avoir une pensée pour lui en ce mardi soir… Et nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs de vite réserver leur place pour passer deux heures hors du temps… Et hors du commun. Car ce «Vaisseau Fantôme» vaut toutes les séries télévisées, tous les seigneurs des anneaux, tous les game of thrones… Vous ne nous croyez pas ? Tant pis pour vous !
Michel EGEA
Pratique. Autres représentations les 24 et 29 avril à 20 heures, le 26 avril à 14 h 30. Réservations au 04 91 55 11 10 ou 04 91 55 20 43. opera.marseille.fr