Le Professeur Nadji Safir est chargé de Cours à l’Institut de Sociologie de l’Université d’Alger. Ancien Chef de Département à la Présidence de la République et à l’Institut National des Études de Stratégie Globale (INESG) à Alger. Ancien Chef de Division du Développement Social à la Banque Africaine de Développement. Consultant international.
En Algérie, la situation politique est fondamentalement caractérisée, d’une manière ou d’une autre, par les conséquences de la réélection du Président de la République à un quatrième mandat, lors du scrutin présidentiel du 17 Avril 2014. Et ce, alors que, d’une part, sa participation à cette échéance électorale s’inscrivait dans une démarche de nature autoritaire, initiée depuis la révision constitutionnelle de 2008, supprimant la disposition limitant à deux le nombre de mandats que peut exercer un Président de la République. Et que, d’autre part, la dégradation de son état de santé ne lui permettait plus de pleinement assumer toutes les missions liées à la fonction postulée.
En tout état de cause, le fait est que l’hypothèse d’un quatrième mandat du Président de la République, confortant un exercice autoritaire du pouvoir – devenant sans limite temporelle et, de plus en plus, virtuel – était apparue aux yeux de ses divers initiateurs comme suffisamment légitime et crédible pour être proposée – et avec succès – à la société. Immédiatement, la question qui se pose est bien celle de tenter de comprendre comment la société algérienne, en tant que destinataire directe de cette offre politique, a pu en arriver à une situation aussi singulière. Dans la mesure où, pour assumer la charge suprême du pays, il lui a été proposé un candidat dont l’état de santé, depuis quelque temps déjà, ne lui permettait plus d’accomplir nombre de missions liées à la fonction pour laquelle il sollicitait les suffrages du corps électoral. Et qui, en outre, n’avait pas été en mesure de mener personnellement sa propre campagne électorale.
Afin de comprendre le contexte dans lequel a pu être proposée à la société algérienne cette offre politique particulière et qui y a rencontré un écho significatif – à en juger par la réélection du Président de la République – il convient de saisir la nature profonde des rapports qu’elle entretient avec l’Etat. En fait, si on déconstruit ces rapports Société/Etat, on est en présence d’un modèle fondamentalement structuré par les dynamiques et synergies que génèrent deux types de rente. Pénétrant et imprégnant en profondeur les logiques dominantes fonctionnant tant au sein de la Société et de l’Etat que les rapports étroits qu’ils entretiennent, ils constituent les fondements d’un pacte social rentier, depuis de nombreuses années déjà, caractérisable comme un paradigme systémique au cœur même de tous les enjeux politiques et sociaux :
-un premier type de rente, de nature historique et à finalité plutôt politique, potentiellement générateur de capital symbolique de par ses logiques fondatrices et historiquement le premier à avoir fonctionné dans la société algérienne moderne ; au lendemain de l’Indépendance nationale, sensiblement à compter de la fin des années 1960. Il trouve son origine dans l’histoire de la résistance face à l’oppression coloniale dans les deux phases successives que furent, au XX° siècle, le Mouvement National, puis la Guerre de Libération Nationale. Ces deux étapes historiques ont contribué à forger les mémoires et les imaginaires individuels et collectifs de générations de militants et de citoyens qui y ont consacré leur vie et demeurent attachés à cet héritage constitutif de la conscience nationale. Ceci n’empêchait pas qu’à partir de 1962, par leurs diverses pratiques sociales, beaucoup d’entre eux se transformaient, d’une manière ou d’une autre, en rentiers visant à tirer avantage de leur itinéraire passé pour consolider leur situation personnelle – symbolique et matérielle – dans la société, ainsi que leur positionnement dans le système politique. Et, c’est ainsi qu’au fur et à mesure que le temps passait et que l’on s’éloignait de la période fondatrice de la Guerre de Libération Nationale, l’ensemble des logiques concernées se sont de plus en plus nettement transformées en une rente de situation considérée comme définitivement acquise par ses bénéficiaires directs. C’est de ce point de vue, que le pouvoir politique lui-même, de manière institutionnelle, mais aussi en tant qu’il est composé d’individus singuliers, pour mieux assoir au présent sa légitimité, a systématiquement instrumentalisé le passé. Et c’est ainsi que ce premier type de rente, apparaissant de plus en plus comme une simple caution symbolique, visant surtout à justifier le maintien et l’immobilisme du pouvoir politique en place, est en perte régulière de sens dans la société. D’autant que sont simultanément en cours la disparition progressive des porteurs directs de la mémoire des luttes du passé et l’émergence de nouvelles générations n’ayant pas elles-mêmes connu la situation coloniale. Le fait que la moitié de la population a aujourd’hui moins de 27 ans – soit donc née au moment des « évènements » d’Octobre 1988 – a pour conséquence directe que le discours officiel fondé sur la centralité, souvent hypertrophiée, de la légitimité historique ne cesse de perdre régulièrement beaucoup de son impact social;
-un second type de rente, de nature économique et à finalité plutôt sociale, potentiellement générateur de capital matériel de par ses logiques fondatrices et apparu plus tardivement que le précédent – essentiellement à compter des années 1970 – fonctionne dans le contexte d’une économie dont le caractère rentier directement lié à l’exploitation locale des hydrocarbures et à leur valorisation sur leur marché mondial n’a cessé de s’affirmer. Et ce, pour atteindre, surtout depuis le début des années 2000, des proportions tout à fait excessives faisant de l’économie nationale un cas exemplaire d’économie rentière. Les données de base doivent en être brièvement rappelées : depuis maintenant plusieurs années, les hydrocarbures représentent, sensiblement, 35à 40% du Produit Intérieur Brut (PIB), 65 à 70% des recettes fiscales de l’Etat et autour de 98% des recettes d’exportations. Dès lors, étant donné la prégnance de ce contexte, la question de l’accès, quelle qu’en soit la forme, aux ressources rentières dont la gestion est assurée par le pouvoir politique central, seul en charge des modalités de leur redistribution, devient un enjeu absolument décisif pour toutes les stratégies individuelles et collectives en œuvre dans la société. Et c’est ainsi que, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, tous les acteurs sociaux vont développer leurs propres stratégies afin de maximiser leurs avantages dans la compétition généralisée qui se déroule autour de l’accès aux ressources concernées, en tant que principale source de richesse fonctionnant dans la société.
En fait, au moment où beaucoup d’interrogations tournent autour du bilan des trois mandats déjà effectués par le Président de la République, s’il est une donnée majeure à relever et qui caractériserait son actif, ce serait certainement celle d’un profond processus de « rentiérisation » qui a transformé, non seulement l’économie, mais en même temps toute la société. Au sens de la production, la mise en oeuvre et, surtout, l’intériorisation de logiques de rente[[Le fondement de ce type de logique procède de la volonté de vouloir continuer de bénéficier ou bien de bénéficier d’avantages symboliques et/ou matériels, alors qu’ils ne sont plus – ou pas – liés à une activité effective contribuant directement à leur production et qui, aux yeux des divers acteurs concernés, prennent le statut d’avantages acquis non-négociables, voire de droits légitimes consacrés.]] par une immense majorité des principaux acteurs – individuels et collectifs – de la société. En fait, de par leur importance croissante, l’ensemble de ces logiques de rente apparaissent comme fondamentalement surdéterminantes de toutes les évolutions majeures en cours.
En effet, il est permis d’affirmer que, depuis 1999, dans une démarche consciemment initiée et entretenue par le pouvoir politique, les deux types de rente déjà évoqués – de nature historique et à finalité plutôt politique et de nature économique et à finalité plutôt sociale – ont été systématiquement utilisés pour renforcer ses assises et légitimités sociales et politiques, comme jamais auparavant dans l’histoire du pays depuis 1962. Notamment, grâce à une conjoncture économique mondiale favorisant une hausse du prix des hydrocarbures qui, avec ses retombées directes en termes de ressources financières accumulées par le pays, a accordé au pouvoir politique les moyens de la politique qu’il voulait conduire pour conforter son emprise sur la société. Et qui, essentiellement, consistera en une redistribution des ressources rentières, notamment par d’importants transferts sociaux représentant près de 30% du PIB et dont, au plan social, le bilan réel, pour être plutôt positif – l’amélioration régulière des performances du pays pour l’Indice de Développement Humain (IDH) le prouve[[Dans le dernier Rapport du Programme des Nations Unies sur le Développement Humain – celui de 2014 – l’Algérie – 93° sur 187 pays classés – est classée parmi les pays à «développement humain élevé». http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdr14-report-fr.pdf. Il est également significatif que sur 25 ans – de 1990 à 2014 – l’espérance de vie a augmenté de 10 ans et se situe actuellement à 77ans.]] – n’en reste pas moins à évaluer de manière plus fine, surtout pour ce qui concerne son équité et sa soutenabilité.[[Sur ces questions, on consultera, entre autres, la partie consacrée à l’Algérie dans le dernier rapport du Forum Euroméditerranéen des Instituts de Science Economique ; http://www.femise.org/PDF/Femise_A2013fr.pdf]]
En tout état de cause, au plan économique, la principale victime directe des politiques ainsi conduites aura été la logique même de production, comme l’illustre, notamment, le grave processus de désindustrialisation qu’a connu le pays. Et dont, entre autres, avait très bien rendu compte le Recensement Economique de 2011[[Ses résultats sont disponibles sur le site de l’Office National des Statistiques (ONS) : www.ons.dz.]] qui avait clairement établi que, sur près d’un million d’entreprises recensées, relevant majoritairement du secteur privé, 89% activaient dans le secteur de la distribution ; en règle générale de biens plus ou moins légalement importés. En fait, majoritairement, il s’agit de microentreprises souvent éphémères, plutôt inscrites dans les logiques de cette « économie de bazar » qui, précisément, prospèrent depuis les années 2000 et qui, par l’extension progressive de leur impact social objectif et subjectif, ont fini par imposer leur domination dans la société.
Or, ces logiques de « bazarisation » – dont le bon sens populaire rend bien compte par l’expression « import/import » – sont une conséquence directe de la «rentiérisation» mise en œuvre et qui procéde de la volonté du pouvoir politique de consolider son assise sociale[[Tout en prenant en charge une autre préoccupation : celle de la réinsertion sociale des terroristes encore actifs et acceptant de déposer leurs armes, en bénéficiant des dispositions des différents textes adoptés depuis 1995, visant à assurer leur retour à une vie « normale ». A cet égard, il convient de relever que la forte valorisation idéologique de l’activité commerciale chez les islamistes -notamment, en raison de l’exemple même du Prophète Mohamed- les a aussi beaucoup directement incités à s’investir précisément dans les divers circuits de «l’économie de bazar» dont beaucoup et parmi les plus importants sont contrôlés par eux.]]. Et c’est ainsi que, de plus en plus nombreux, sont apparus de nouveaux opérateurs économiques, fondamentalement articulés autour des diverses activités de distribution et qui, progressivement, se sont constitués en groupes sociaux conscients, à la fois, de leurs intérêts communs et de la nécessité de les défendre par une action politique cohérente et organisée faisant pression sur le pouvoir politique. Fondamentalement, c’est de cette logique, animée par des groupes sociaux reposant sur le processus de «rentiérisation» qu’ils entendent bien défendre et faire durer, comme axe central des politiques publiques, que va naître et s’affirmer dans le champ de la politique, après celui de l’économie, le phénomène de « l’argent sale »[[En raison de l’utilisation généralisée de sacs pour transporter les sommes considérables en espèces nécessaires aux diverses formes de corruption pratiquées, l’expression populaire consacrera le terme de «chkara» (sac en langue arabe) pour désigner le phénomène de «l’argent sale». Alors Premier Ministre, M. Ahmed Ouyahia avait déclaré : «L’argent commande en Algérie, il commence à gouverner et à devenir un argent mafieux». (Déclaration faite lors d’une Conférence de presse tenue le 2 juin 2012 à l’issue des travaux du Conseil National du Rassemblement National Démocratique et reprise par divers organes de presse).]].
Ceci dit, les logiques rentières -particulièrement celles liées aux ressources financières que procure la valorisation des hydrocarbures- essaiment et se répandent dans toutes les composantes de la société qui -de leur point de vue, légitimement- demandent à en bénéficier en partant du principe que, leur redistribution faisant partie du pacte social rentier en vigueur, nul ne doit en être exclu. De manière générale, dans le contexte rentier dominant, tous les acteurs sociaux se structurent et articulent fondamentalement leur stratégie en essayant de se positionner de manière à capter au service de leurs intérêts, d’une manière ou d’une autre, le maximum d’effets d’une ou, encore mieux, des deux rentes présentes.
Étant donné les effets absolument déterminants des deux types de rente, en termes d’accumulation de capital symbolique et matériel, le clivage principal au sein de la société va s’instaurer entre ceux qui auront pu accéder aux ressources rentières -directement ou par le biais de leurs parentèles et clientèles- et ceux qui n’auront pu y accéder. En fait, dans la réalité, les situations ne sont pas aussi tranchées et les individus vont se retrouver sur une échelle continue allant progressivement d’un minimum à un maximum. De ce point de vue, vont clairement se trouver « en haut de la pyramide » ceux qui peuvent cumuler un maximum de capacités d’accès aux avantages que procurent les deux types de rente : le meilleur exemple est certainement fourni par les niveaux les plus élevés des élites dirigeantes du pays -ainsi que leurs parentèles et clientèles- qui, par excellence, sont formés, en quelque sorte, par des « insiders ». En sens inverse, une grande partie de la jeunesse, privée – ou ne bénéficiant que peu ou très peu – d’accès aux avantages que peuvent procurer les deux types de rente peut être considérée comme plutôt formée « d’outsiders »[[Pour reprendre une terminologie utilisée dans certaines études sociologiques et économiques sur l’emploi. Un point sur ce genre d’approche a été fait par Assar Lindbeck et Dennis Snower dans : « The Insider-Outsider Theory: A Survey » – July 2002 ; consultable sur le site : ftp://ftp.iza.org/RePEc/Discussionpaper/dp534.pdf.]].
Située «en bas de la pyramide», une partie importante de la jeunesse peut être essentiellement définie comme étant dans une situation de plus ou moins grande vulnérabilité en termes d’emploi. Quelles que soient les diverses formes que cette vulnérabilité peut effectivement prendre : chômage, sous-emploi, emploi non permanent ou emploi dans l’économie informelle. Voire, en y incluant également celle d’un emploi plus ou moins relativement formalisé en tant que tel, mais faiblement rémunéré et justifiant la désignation de la personne concernée comme étant un « travailleur pauvre ». Le vaste groupe social ainsi constitué, fondamentalement caractérisable par le fait d’être majoritairement composé de jeunes, peut être désigné, en tant qu’ensemble social significatif, par le concept de « précariat », initialement apparu dans le contexte des sociétés européennes contemporaines[[Construit en fusionnant précarité/précaire avec salariat et/ou prolétariat, il est de plus en plus utilisé par des sociologues et des économistes dans leurs analyses des évolutions des sociétés contemporaines. Ainsi, l’économiste britannique Guy Standing évoque-t-il « le précariat » comme la « nouvelle classe émergente ».]]. Sur la base des dernières données publiées par l’ONS[[« Activité, emploi et chômage en Septembre 2014 » ; document disponible sur le site web de l’ONS.]] et d’estimations personnelles, ce groupe devrait actuellement comprendre environ 5 millions de personnes, majoritairement jeunes et de sexe masculin. Et ce sont ces jeunes « précaires » qui, fondamentalement, vont constituer la base sociale des diverses formes de violence, de contestation et d’incivilité qui, au quotidien, parcourent la société. Ainsi que du terrorisme lui-même – relativement marginal, mais toujours présent – et qui n’a pas besoin d’effectifs très élevés pour continuer d’être actif dans les zones rurales de plusieurs régions du pays. En tout état de cause, de manière plus générale, la jeunesse, quel que soit le statut économique effectif des diverses catégories qui la composent, exprime sa ferme volonté d’être partie prenante au pacte social rentier en vigueur.
C’est donc bien ce contexte général d’une société dominée par des enjeux rentiers systémiques qu’il convient d’avoir toujours présents à l’esprit, qui permet de mieux comprendre les évolutions politiques en cours. En effet, la candidature, puis la réélection de l’actuel Président de la République n’ont été rendues possibles que, parce que fondamentalement inscrites dans une société profondément parcourue par un processus de «rentiérisation» et donc, nécessairement réceptive aux divers types de messages officiellement émis et tels qu’articulés autour des deux logiques rentières en action.
D’abord, ceux liés à la rente historique et structurés autour de deux axes : le premier, au titre de la participation du Président de la République à la Guerre de Libération Nationale ; le second, à celui du rôle qu’il a joué dans la gestion du pays, comme Ministre du Président Houari Boumediene dont, de surcroît, il est présenté comme ayant été un héritier présomptif ; évoquant ainsi une période fonctionnant encore comme un «âge d’or» aux yeux de beaucoup d’Algériens. Ensuite, ceux liés à la rente économique en tant que, par l’ensemble des politiques poursuivies depuis 1999, il a systématiquement organisé la gestion de la rente liée à la valorisation des hydrocarbures en en faisant un instrument central de son mode d’exercice du pouvoir, en direction de toutes les catégories sociales et de toutes les institutions présentes dans la société -y compris les plus traditionnelles, telles que, par exemple, les «zaouias» -par des formes de redistribution adaptées à chaque population-cible. Dans cette démarche, l’objectif demeure toujours de gagner la fidélité des bénéficiaires dont la reconnaissance doit, en dernière analyse, s’exprimer envers la personne en charge de la seule autorité coiffant l’ensemble du processus de redistribution -donc, le Président de la République- et ce, obligatoirement, dans un rapport plus ou moins clairement affirmé d’allégeance.
Ceci dit, l’actuel Président de la République exerce la charge suprême au sein d’un pouvoir politique composé d’un ensemble complexe et organisé d’institutions, de mécanismes de prise de décision, de discours, de pratiques et de personnes qui doivent toujours être considérés dans leurs deux types de fonctionnement, formel et réel. De ce point de vue, le pouvoir politique est caractérisable comme celui exercée de manière autoritaire par une bureaucratie d’État composée de plusieurs segments identifiables, en fonction des différents domaines spécialisés dont ils ont «techniquement» la charge : administration, économie, défense nationale, sécurité publique… Assumant un projet nationaliste, s’inscrivant formellement dans la continuité de l’action conduite par le Front de Libération Nationale (FLN) et couronnée par l’Indépendance en 1962, cette bureaucratie d’État, étant donné la nature même de l’économie du pays, mais aussi le poids considérable de l’Histoire dans les logiques de légitimation, est qualifiable de doublement rentière -au sens des deux rentes déjà évoquées- et, dans les faits, fonctionne comme une «rentocratie». En ce sens que les dynamiques fondamentales déterminant sa vision et son action demeurent, en dernière analyse, fondées sur un objectif systémique de contrôle autoritaire de l’ensemble des conditions de fonctionnement social des deux types de rente constituant son assise.
Au sein de cette bureaucratie d’État, il est un segment identifiable et qui, de longue date, pour des raisons liées à l’histoire du pays, occupe une position hégémonique : celui que constitue la Haute Hiérarchie de l’Institution Militaire[[En y incluant les Services de Sécurité qui, d’une manière ou d’une autre, selon les étapes historiques, soit lui ont été directement rattachés, soit ont fonctionné en liaison étroite avec elle.]] et dont la question du statut et du rôle réels en dehors de ses domaines stricts de compétence est de plus en plus souvent posée dans le débat public. Clairement apparus au lendemain de l’Indépendance nationale en 1962, ces statut et rôle tout à fait particuliers tirent leurs fondements historiques du nécessaire recours à la violence physique imposé par la puissance coloniale aux militants du Mouvement National, après les diverses impasses auxquelles avaient conduit toutes les formes de lutte pacifique. L’initiative de la violence physique, une fois assumée par le FLN, le 1er Novembre 1954, comme seule issue historique possible, a rapidement conduit ses segments militaires -tels qu’alors organisés dans l’Armée de Libération Nationale (ALN)- à progressivement s’autonomiser, en raison des contraintes de la lutte sur le terrain face à l’armée coloniale, par rapport aux segments strictement civils, pourtant formellement en charge de la direction d’ensemble du mouvement. Et c’est ainsi que, de plus en plus, dans les faits, par glissements et dérives successifs, le primat de la logique militaire et de la prééminence des hommes chargés de l’incarner va devenir un principe caractérisant le fonctionnement des institutions nationales avant même 1962.
Au lendemain de l’Indépendance nationale, en reléguant de facto les différents segments civils de l’élite politique pratiquement au rang «d’opérateurs techniques spécialisés» qui, en retour, n’avaient aucun droit de regard sur ses propres domaines d’activité et en s’arrogeant une position de détentrice en dernière instance du pouvoir politique national, la Haute Hiérarchie de l’Institution Militaire[[Les « décideurs », selon un terme -très révélateur de la logique autoritariste fondant le système politique- souvent utilisé par plusieurs personnalités politiques, ainsi que de nombreux acteurs de la société civile et maintenant largement consacré.]] s’inscrivait, elle aussi, dans une logique d’utilisation d’une rente de type historique. Puisqu’elle occupait abusivement une position prééminente que plus aucune exigence effective de lutte armée menée au quotidien ne pouvait réellement justifier.
En fait, à en juger par la situation actuelle du pays, le bilan du fonctionnement du système politique en place, tel qu’il est effectivement identifiable, en tant que système concret d’évaluation de situation et de prise de décision, peut être considéré comme peu performant puisqu’il n’a pu empêcher aucune des principales crises qui ont affecté le pays. Et son échec majeur -de fait, initiateur de son propre processus d’entrée en crise- est certainement celui de ne pas avoir été capable, à la fin des années 1980, de conduire à leur terme les différents processus de transition, pourtant historiquement nécessaires et, de surcroît, initiés en son sein même. Processus pourtant incontournables et qui auraient dû conduire le pays vers, à la fois, une économie de marché et un système démocratique efficients. Au lieu de cela, progressivement, le pays s’enfoncera dans la grave spirale de crise des années 1990 dont les graves conséquences se font sentir, aujourd’hui encore, dans tous les domaines. Dès lors, il est évidemment permis de se poser la question de savoir pourquoi -à en juger par ses mauvaises performances répétées- le système politique a pu fonctionner de manière aussi peu efficace.
Sans se risquer dans une réponse nécessairement longue et complexe, il est possible d’en dire sommairement que ce sont divers dysfonctionnements, déficits et blocages qui peuvent être mis en cause et qui ont négativement affecté les domaines décisifs suivants : ouverture en direction de la société, organisation de la concertation interne, obligation de rendre des comptes, mode d’intégration de la réflexion critique, respect de la dimension éthique dans les affaires publiques, processus de sélection des élites, prise en charge des aspirations des nouvelles générations, ouverture sur les évolutions en cours dans le monde….
En fait, les diverses décisions qui ont fini par conduire à la candidature et à la réélection de l’actuel Président de la République à un quatrième mandat ne sont qu’une nouvelle illustration du processus de crise qui affecte en son coeur même le fonctionnement du système politique autoritaire en place et dont les limites semblent atteintes.
D’ailleurs, un lien doit être établi entre la dernière élection présidentielle et le seuil que constituent les soixante années de vie du FLN intervenus la même année, dans la mesure où, symboliquement, les deux évènements convergent pour marquer la fin d’un long cycle de l’histoire contemporaine du pays. Car, l’une des principales justifications idéologiques, telle que formulée par le discours officiel, à la base même de la décision de candidature d’un « moudjahid », puise bien évidemment ses racines dans une claire et persistante volonté d’instrumentalisation de la rupture constituée par le 1° Novembre 1954. Tout se passant comme si, en tant qu’il est l’un des derniers représentants de cette génération de « moudjahidine » qui, au lendemain de l’Indépendance, s’est constituée en une sorte « d’aristocratie », unique détentrice du sort du pays, l’actuel Président de la République ne poursuivant aucun objectif personnel, ne faisait qu’assumer la mission sacrée d’une génération.
Or, le maintien indéterminé de l’exercice d’un tel monopole d’inspiration clairement autoritaire ne peut se faire qu’au détriment des missions auxquelles, légitimement, aspirent des générations plus jeunes, maintenues sous une tutelle paternaliste qui n’a plus rien à leur offrir comme projet d’avenir que d’accéder de manière marginale aux ressources de la redistribution rentière[[D’ailleurs, les divers dispositifs publics visant à aider les jeunes sans emploi sont plus perçus par eux comme une modalité d’accès à des ressources rentières auxquelles ils ont légitimement droit que comme le financement d’un projet personnel économiquement viable devant s’inscrire dans une logique de rentabilité financière. Les taux très élevés de mortalité des microprojets et très faibles de remboursement des crédits accordés tels qu’identifiables dans les bilans de divers dispositifs officiels concernés en sont la preuve.]]. Alors même que les hydrocarbures, à la base de cette manne, sont une ressource fossile – soit, un stock non-renouvelable – appartenant non pas aux seules générations actuelles qui pourraient se permettre de l’exploiter à leur guise, mais bien à la Nation, en tant que communauté composée d’une succession de générations : certes, actuelles, mais également futures. Celles-ci devant donc être respectées, car ce sont elles qui vont assurer la nécessaire continuité historique de la Nation ; c’est donc dire si leurs intérêts doivent absolument être préservés.
De ce point de vue, la politique actuelle -inscrite dans une vision de court terme- de consommation sans discernement des stocks disponibles d’hydrocarbures et des ressources financières que leur valorisation sur le marché mondial génère porte atteinte aux intérêts des générations futures ; et même à ceux des jeunes générations déjà présentes. Sous cet angle, il convient de mentionner les récentes évolutions du marché mondial des hydrocarbures dont les conséquences -en termes de baisse substantielle des prix- se sont directement répercutées, notamment, sur les capacités financières du pays, démontrant ainsi la forte dépendance de l’économie nationale aux hydrocarbures et, ipso facto, à divers types de chocs externes[[L’une des meilleures illustrations de cette vulnérabilité aux chocs externes est certainement constituée par la très faible sécurité alimentaire caractérisant le pays qui, depuis de nombreuses années, est l’un des premiers importateurs mondiaux de céréales -pourtant centrales dans le modèle de consommation des ménages- et ce, pour un montant de l’ordre de 3,5 milliards de US$ en 2014.]].
Aujourd’hui, l’Algérie dispose d’un système politique autoritaire sclérosé, allant à contre-courant, à la fois, du sens de l’Histoire et de la volonté de changement de sa propre jeunesse, et voulant se maintenir à tout prix [[Envisagée sous cet angle, la nouvelle modification attendue de la Constitution, officiellement annoncée dans un discours présidentiel du 15 Avril 2011, n’a toujours pas été adoptée après quatre années et ce, malgré la très grande marge de manoeuvre dont dispose le pouvoir. Tout se passant, en réalité, comme si la démarche ainsi engagée, sans grands enjeux pour le pouvoir politique, fonctionnait plus en tant que processus visant à « alimenter » de manière artificielle la vie politique du pays.]]. État de fait qui conduit à poser la question de savoir pourquoi la société algérienne ne s’y oppose pas de manière plus marquée. Pour l’essentiel, la réponse à cette interrogation est sensiblement la même que celle formulée à propos de la singularité de la situation algérienne vis-à-vis de ce qui, au début, de l’année 2011, avait été appelé «le printemps arabe». Beaucoup d’analystes et d’observateurs avaient alors été surpris puisque, contre leurs «attentes», en Algérie «rien ne s’était passé». Malgré les quatre années écoulées, la problématique n’a pas beaucoup changé et les mêmes raisons que celles évoquées en 2011 peuvent aujourd’hui expliquer pourquoi, il n’y a pas eu, d’une part, de large protestation populaire visant à refuser les conditions mêmes de l’élection présidentielle [[Quelles que soient les critiques formulées par divers acteurs nationaux et étrangers -à l’instar de l’Union Européenne dont une «Mission d’expertise électorale» a, semble-t-il, rendu un rapport plutôt critique -sur les conditions dans lesquelles s’est déroulé le scrutin-, il n’en demeure pas moins qu’il n’y a pas eu de réaction populaire significative marquant une opposition nette au résultat de l’élection. En fait, il faut tenir compte des deux contextes -rentier et autoritaire- qui contribuent directement à la limitation des capacités d’expression de la société civile. Il est très significatif que, dans une étude récente, présentant notamment un indicateur relatif au dynamisme des sociétés civiles, et portant sur 41 pays, l’Algérie soit classée dernière: http://ccfd-terresolidaire.org/IMG/pdf/barometre-des-societes-civiles.pdf]]. Et, pourquoi, d’autre part, le Président de la République en fonction a pu bénéficier, en faveur de sa réélection, d’une base sociale relativement significative, mais sans être très large étant donné la forte abstention ; soit, un peu plus du tiers du corps électoral.
Pour ne reprendre que les raisons plus importantes, il est possible de citer: – la persistance des graves traumatismes liés à la crise des années 1990 qui conduisent à un refus des formes violentes de contestation du pouvoir central de manière frontale ; – le fonctionnement formel d’un système démocratique qui permet de canaliser une partie de la protestation; – l’existence d’une presse privée relativement libre ; -le contexte économique rentier assurant par divers canaux une redistribution relativement efficiente des ressources en direction des couches populaires et des jeunes ; – le développement d’une importante économie informelle offrant des possibilités «d’emploi» aux jeunes appartenant aux couches populaires; -la perte d’influence de l’islamisme politique liée à une attitude complaisante du pouvoir politique à vis-à-vis de l’islamisation croissante de la société «par le bas» largement engagée…
La résistance au changement dans la société algérienne est même probablement plus forte aujourd’hui, qu’elle l’était en 2011, dans la mesure où les évolutions chaotiques en cours dans beaucoup de pays arabes -dont la Libye voisine- ont fini par fonctionner comme un effet-repoussoir, la confortant directement dans ses réflexes conservateurs. Ceci dit, avant tout, il faut être conscient du rôle absolument central que jouent dans le maintien des équilibres sociaux et politiques en présence les capacités effectives du pouvoir politique en termes de redistribution rentière et qui, elles-mêmes, vont dépendre du niveau des ressources financières dont il dispose.
De ce point de vue, il convient de rappeler le nombre extrêmement élevé de diverses formes d’émeutes locales et/ou de protestations catégorielles qui se produisent régulièrement afin de rappeler à l’ordre le pouvoir central, mais de manière ponctuelle donc, sur un dysfonctionnement -tel qu’estimé du point de vue des initiateurs des mouvements concernés- en matière de redistribution des ressources rentières. Une fois «le problème réglé» -en règle générale, par la satisfaction de l’essentiel, si ce n’est de toutes les demandes exprimées- le mouvement en question «retombe»; le flambeau étant repris «ailleurs», dans une démarche similaire, depuis longtemps socialement légitimée et consacrée, et visant toujours à rappeler au pouvoir central son obligation de juste redistribution [[En marge de cette logique jusqu’ici dominante, il convient de mentionner les divers mouvements sociaux actifs depuis quelques mois – essentiellement dans le Sud du pays, notamment à In Salah – et visant à protester contre l’exploitation de gisements d’hydrocarbures non-conventionnels, tels que le « gaz de schiste ». En effet, ils procèdent d’une vision différente, de type écologique, centrée sur des préoccupations en termes de protection d’un environnement naturel, perçu comme directement menacé par les forages effectués.]]. En fait, comme déjà énoncé, il est possible d’affirmer que dans les principales évolutions déjà en cours dans la société algérienne, ainsi que dans toutes celles prévisibles à court et moyen termes, il y a une surdétermination directe par les enjeux de redistribution des ressources financières générées par la rente économique.
Or, ce type de rente est appelé à avoir de moins en moins d’efficacité sociale en raison, à la fois, de l’épuisement progressif du stock d’hydrocarbures, en tant que ressource fossile non-renouvelable – d’autant que les réserves nationales en la matière ne semblent pas considérables – et de l’augmentation de la demande sociale, liée à celle de la population qui devrait atteindre près de 55 millions d’habitants en 2050[[J’ai retenu la variante moyenne des projections des services spécialisés des Nations Unies : United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division, Population Estimates and Projections Section – World Population Prospects: The 2012 Revision ; http://esa.un.org/unpd/wpp/Excel-Data/population.htm. Dans un contexte social dominé par une reprise significative de la natalité, selon l’ONS, le seuil des 40 millions d’habitants devrait être franchi au 1° Janvier 2016.]]. Cette évolution assimilable à une forme de « crise des ciseaux » ne pourra, bien évidemment, à terme, que réduire la marge de manoeuvre – aujourd’hui encore relativement confortable – de politiques publiques reposant essentiellement sur une logique de redistribution des ressources rentières. Avec toutes les conséquences que de telles perspectives vont directement faire peser sur les capacités effectives à répondre à une demande sociale de plus en plus grande ; à commencer par celle exprimée en matière d’emploi, en premier lieu, par les jeunes[[Malgré une prise de conscience officielle récente, aucune évolution ne semble, pour l’instant, indiquer que l’économie algérienne s’oriente vers une amélioration de ses performances dans les domaines de la production de biens -hors hydrocarbures- et de services. Ainsi, le dernier rapport de la Banque Mondiale relatif au «climat des affaires» – « Doing Business 2015 – Going Beyond Efficiency » -classe l’Algérie au 154e rang sur un ensemble de189 pays étudiés; http://www.doingbusiness.org/ /media/GIAWB/Doing%20Business/Documents/Annual-Reports/English/DB15-Full-Report.pdf. Dans le même sens, l’Algérie n’est toujours pas membre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) où elle a un statut d’observateur depuis 1987.]].
En même temps, l’autre type de rente -de nature historique- fonctionnant comme une caution symbolique instrumentalisée afin de justifier le maintien et l’immobilisme du pouvoir politique en place est en perte régulière de sens dans la société, du fait de la disparition progressive des porteurs directs de la mémoire des luttes du passé. Ainsi que de l’arrivée de nouvelles générations qui, n’ayant pas elles-mêmes connu la situation coloniale sont de moins en moins sensibles à la centralité, souvent hypertrophiée, du discours officiel sur la légitimité historique qui, de plus en plus, tourne à vide.
En fait, envisagée dans les rapports qu’elle entretient avec l’État, la société algérienne entre dans une nouvelle phase historique en raison de l’épuisement progressif – déjà amorcé – des deux types de rente qui, longtemps, ont fondé un pacte social rentier systémique. Qui, progressivement, va perdre de sa pertinence, générant, ipso facto, un processus nécessairement complexe de reconfiguration de tous les éléments déterminants structurant aussi bien la société que l’État et, surtout, la nature des rapports qu’ils entretiennent. Avant tout, en termes de légitimités sociales et politiques à redéfinir dans tous les domaines et pour tous les acteurs sociaux -dont le «précariat» appelé à jouer un rôle important- et qui ne peuvent qu’être de nouvelles sources potentielles de renforcement de nombreux processus de type anomique déjà particulièrement actifs.
A l’heure où les évolutions de la société algérienne, ainsi que toutes celles de son environnement international, auraient exigé la définition et la mise en œuvre consensuelles d’une grande stratégie nationale lui permettant d’affronter les multiples défis qui sont déjà les siens -dont ceux, absolument vitaux, de l’amélioration des performances de son système éducatif, longtemps négligé- elle apparaît avant tout comme bloquée par les logiques rentières qui y sont à l’œuvre et qui hypothèquent son avenir. Et dont la persistance est révélatrice de divers types de stratagèmes initiés par des intérêts limités, inscrits dans des visions de court terme et révélateurs de fuites en avant sans perspectives.
Croire qu’une telle situation, déjà révélatrice de nombreux indicateurs -parfois encore à l’état de «signaux faibles»- d’une spirale de crise serait en mesure d’assurer au pays, de manière durable, la stabilité est une illusion. Aujourd’hui, sous quelque angle que l’on examine les perspectives du pays, elles portent à croire que, sans de profonds changements dans de nombreux domaines, à commencer par ceux concernant la nature et le fonctionnement de deux systèmes tout aussi obsolètes et inefficients l’un que l’autre -l’un, politique, autoritaire et l’autre, économique, rentier- les éléments constitutifs des crises à venir ne tarderont pas à produire leurs effets.