Publié le 16 novembre 2015 à 22h00 - Dernière mise à jour le 1 décembre 2022 à 15h25
Monseigneur Aveline, l’évêque auxiliaire de Marseille, dans son homélie, ce dimanche 15 novembre, est revenu sur les attentats, a invité à se méfier de la peur qui est «mauvaise conseillère».
« «Jeudi dernier, l’un des invités d’une émission tardive sur une chaîne de télévision était François Cheng, le grand académicien français d’origine chinoise. Interrogé sur ce qui habite actuellement ses pensées et ses recherches, il expliquait combien la question de la vie et de la mort était devenue centrale pour lui, celle du sens de la vie et des clés du bonheur. « La conscience de la mort, disait-il, nous fait voir la vie non plus comme une simple donnée, mais bien comme un don inouï, sacré. » Et il citait à plusieurs reprises l’adage lapidaire d’André Malraux : « Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie. »
C’était jeudi soir, le jour d’avant. À la même heure tardive, le lendemain, l’absurdité de la violence, le mépris de la vie, le relent macabre de la mort, avaient envahi nos écrans et enchaîné nos existences. Nous étions « pris dans les filets de la mort », comme dit le psalmiste. « Nous attendions la paix et rien de bon ! Le temps du remède et voici l’épouvante », pour reprendre les mots de Jérémie (8, 15).
Et ce soir, alors que le pays tout entier est plongé dans un deuil national, les textes de la liturgie de ce dimanche résonnent curieusement à nos oreilles. Le prophète Daniel, qui écrivait vers 170 avant notre ère, parle d’un « temps de détresse comme il n’y en a jamais eu jusqu’à ce temps-ci », et Jésus, dans l’Évangile, s’adressant à ses disciples pour leur parler de sa venue, dit qu’en ces jours-là, « après une grande détresse, le soleil s’obscurcira et la lune ne donnera plus de sa clarté ; les étoiles tomberont du ciel et les puissances célestes seront ébranlées. »
En temps normal, il nous arrive de lire ces textes sans y prêter trop d’attention. Mais aujourd’hui, encore sous le coup de l’ébranlement profond que connaît notre pays depuis vendredi soir, encore sous le choc des images effrayantes que nous avons regardées et des témoignages terrifiants que nous avons écoutés, ces paroles de détresse évoquées par la liturgie de ce dimanche interpellent d’une manière nouvelle nos oreilles encore abasourdies. Il me semble en effet que, si nous les écoutons bien, ces textes de la Parole de Dieu peuvent nous aider à trouver la façon de vivre en chrétiens les suites de ces événements tragiques qui, certes, atteignent notre pays, mais concernent en définitive toute l’humanité, comme l’a affirmé le pape François, lors de l’Angélus de ce midi.
Car en effet, que ce soit le prophète Daniel ou l’évangéliste Marc, tous deux n’évoquent la gravité de la détresse que pour mieux encourager leurs lecteurs à croire en la réalité de la victoire. Pour Daniel, qui parle pendant l’effroyable persécution menée contre les Juifs par Antiochus Épiphane, cela ne fait aucun doute : le mal n’aura pas le dernier mot ! Même si aujourd’hui vous vivez l’horreur, dit-il à ses compatriotes, même si la victoire semble toujours revenir à ceux qui sèment le mal et la terreur, en définitive, c’est vous qui serez les grands vainqueurs, car Dieu veille sur son peuple et à la fin, il fera resplendir ceux qui travaillent à la justice pour la multitude. Dans l’Évangile, Jésus veut faire partager à ses disciples cette même certitude de la victoire finale : « Après une grande détresse, le soleil s’obscurcira […] et les puissances célestes seront ébranlées, [mais] alors on verra le Fils de l’homme venir dans les nuées avec grande puissance et avec gloire. »
Comment comprendre cela, frères et sœurs, dans notre situation d’aujourd’hui ? Il me semble que c’est pour nous une invitation à ne pas en rester à ce que nous voyons, mais à approfondir ce que nous croyons. Ce que nous voyons, c’est que depuis des années, des hommes et des femmes qui nous considèrent comme des ennemis ont décidé de faire basculer notre pays dans une guerre d’un nouveau genre que le pape François appelle très justement « une guerre mondiale par morceaux », et cela en semant chez nous la terreur. Pourquoi nous en veulent-ils à ce point ? C’est l’une des questions qu’il faut se poser. Par quels engrenages en est-on arrivé là ? Comment des idées aussi simplistes que macabres peuvent-elles séduire des jeunes de chez nous au point qu’ils soient prêts à perpétrer sans broncher des actes d’une inhumanité barbare effrayante ? Par quels relais ? À cause de quelles détresses ? En raison de quelles déviances ? À la suite de quelles blessures, récentes ou enfouies dans la mémoire ? Et avec quelles complicités, visibles ou sous-jacentes ?
Ce que nous voyons aussi depuis deux jours, c’est la volonté affichée par la majeure partie de la population de notre pays, toutes religions confondues – et notre assemblée de ce soir en est un signe éloquent – de réagir, de ne pas céder à la peur, ce qui serait la meilleure façon de donner la victoire aux terroristes. Il y a certes de quoi avoir peur et il vaut mieux ne pas se le cacher. Peur de ces attaques surprises et imprévisibles qui sèment aveuglément la mort sur les lieux les plus ordinaires de la vie. Peur de ces individus au comportement inhumain qui n’hésitent pas à donner froidement la mort, lâchement, de dos, assurément remplis de haine et apparemment vides de toute émotion. Peur de ces idéologies capables d’endoctriner les plus faibles pour en faire la proie de leurs projets politiques à étiquettes religieuses. Peur de voir que sont visés les lieux de culture, de convivialité et de rassemblements sportifs.
Mais la peur est toujours mauvaise conseillère. Livrée à elle-même, elle risque de se transformer subrepticement en peur de l’autre, peur de l’étranger, peur du différent, peur du migrant, et attiser ainsi une soif de vengeance en devenant une peur qui divise et déchire le tissu déjà bien trop fragile de notre grande nation. Ces jours-ci, le monde entier nous regarde et les messages de solidarité internationale ne manquent pas. Nous savons bien que ce que la France représente est important pour le monde, comme le rappelait encore le pape François lors de l’Angélus. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle est une cible privilégiée de ceux qui en veulent à l’humanité toute entière. Soyons donc vigilants. Chez nous, il ne manquera pas de politiciens irresponsables qui tenteront de faire de cette peur leur fonds de commerce électoral. Prenons donc garde, car nous pouvons en être sûrs : plus la peur nous gagne, plus nous sommes perdants !
Pour échapper à cet engrenage, peut-être faut-il, tout en analysant ce que l’on voit, approfondir ce que l’on croit. Les textes d’aujourd’hui nous y invitent, que ce soient les suggestions du livre de Daniel ou les affirmations de l’Évangile de Marc et même de la Lettre aux Hébreux. Nous, chrétiens, nous croyons que Jésus le Christ est victorieux de la mort. Nous croyons et confessons qu’il est le Sauveur du monde. Nous croyons et confessons que par sa Croix, il a vaincu le mal et anéanti les puissances des ténèbres. Ne chantons-nous pas, au soir du Vendredi saint : « Victoire, tu règneras, ô Croix, tu nous sauveras » ? De quoi donc aurions-nous peur ?
Notre vulnérabilité à la peur vient peut-être aussi de la timidité de notre foi. Car la victoire de la croix n’a rien d’une évidence. Lorsqu’il meurt au calvaire, Jésus est un homme seul, abandonné des siens, incompris et rejeté, condamné par les politiques et par les religieux, un homme qui avait prêché l’amour et qui récolta la haine ! Et pourtant, cet homme, le Fils de l’Homme, nous a laissé une boussole capable de nous aider à trouver le chemin du bonheur, le chemin de la vie. Permettez-moi, en terminant, de vous redire les trois premières balises de ce chemin.
La première est celle d’une confiance indéfectible envers Dieu notre Père. Lui seul est le maître de l’histoire. Jésus lui-même l’affirmait dans l’Évangile en parlant de la fin des temps : « Quant à ce jour et à cette heure-là, nul ne les connaît, pas même les anges dans le ciel, pas même le Fils, mais seulement le Père », avons-nous entendu tout à l’heure. La prière, qui est le lieu intime de ce rendez-vous avec le Père, a été le centre de gravité de la vie de Jésus. Elle doit l’être aussi de la nôtre. Notre assemblée de ce soir montre combien nous avons tous besoin de prier, quelle que soit notre façon de le faire, dans les diverses religions qui sont les nôtres. N’oublions pas que l’une des dernières prières de Jésus à son Père fut pour le salut de ses bourreaux : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. »
La deuxième balise est celle des béatitudes. Jésus lui-même a décrit les multiples chemins par lesquels on peut s’engager à sa suite : pratiquer la justice, être artisan de paix, garder un cœur ferme et doux, un cœur de pauvre qui sait partager, écouter, résister, apprendre à être miséricordieux comme le Père. La balise des béatitudes n’est pas promesse de facilité mais invitation à la responsabilité. Qui fait des choix selon l’Évangile doit s’attendre à des difficultés, et même à des persécutions, nous avertit Jésus. Mais la balise des béatitudes est aussi promesse de bonheur : « Heureux serez-vous si vous faites tout cela ! » Même si vous allez à contre-sens des idées à la mode. Même s’il vous faut être incompris et rejeté. Même s’il vous faut apprendre à donner sans compter, comme disent les scouts ! « Ce que vous aurez fait au plus petit d’entre les hommes, dit Jésus, c’est à moi que vous l’aurez fait. »
Enfin, la troisième balise est celle de la fraternité. Au pied de la croix de Jésus se tenait Marie sa mère et Jean, le disciple qu’il aimait. L’une de ses dernières paroles fut de les confier l’un à l’autre. À Marie : « Femme voici ton fils » ; et à Jean : « Voici ta mère ». Et à partir de ce moment-là, note l’évangéliste, « le disciple la prit chez lui ». C’est bien là le geste de Dieu : non seulement nous demander l’hospitalité (« Je me tiens à la porte et je frappe. Si tu m’ouvres ton cœur, je ferai chez toi ma demeure ») mais aussi nous inviter à pratiquer nous-mêmes l’hospitalité les uns envers les autres : « voici ta mère », « voici ton fils ». C’est là la racine de toute fraternité.
Ami qui es venu prier ce soir en cette basilique du Sacré-Cœur, tu cherches à vivre en chrétien les suites de ces événements tragiques ? Commence par accueillir en toi l’amour que Dieu te porte. Ouvre ta porte et n’aie pas peur. Tu verras, cet amour est désarmant et si tu l’accueilles pour de bon, tu découvriras peu à peu qu’il y avait beaucoup de choses à désarmer en toi, beaucoup de peurs à convertir et de blessures à guérir. Mais si tu te laisses ainsi désarmer de l’intérieur, alors tu pourras devenir un artisan de paix, un défenseur des pauvres, un frère pour tous, à cause du Christ Jésus. Lui, n’ayant pas attendu Malraux pour savoir que « rien ne vaut une vie », a donné la sienne pour toi et pour que tous les hommes soient sauvés.
C’est là, frères et sœurs, notre espérance, et rien ne pourra l’ébranler.
Que Dieu lui-même nous vienne en aide».