Publié le 23 novembre 2015 à 14h14 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 20h45
Il a une «gueule» Denis Brihat. Derrière sa barbe blanche il est possible de deviner un bourlingueur, un chercheur, un passionné, un artiste, un amoureux, un solitaire, un bon vivant. Tout ceci exprimé dans un regard vif, direct, que le poids des ans et les coups de griffe de la vie ne sont pas arrivés à altérer. Ce regard, c’est son outil de travail. Pour décider du moment où déclencher l’obturateur puis pour donner de la matière, sur une feuille de papier photo Ilford, à ce que ce regard a saisi. Pour travailler avec une chambre 10 x12,5, Denis Brihat a besoin de toute l’acuité de ses deux yeux. Ses photographies sont entrées dans les collections privées et publiques, en France et à l’étranger; notamment au MOMA à New-York depuis 1967. Et lui est entré dans l’histoire du huitième art. Nous nous sommes rencontrés dans sa lumineuse tanière, à Bonnieux, où il prépare ses œuvres pour une exposition programmée sur la Canebière, à la librairie Maupetit, à l’occasion de la sortie d’une luxueuse monographie rétrospective qui lui est consacrée par la maison d’édition «Le Bec en l’air» (lire ci-dessous). Bonnieux où, depuis près de 60 ans, Denis Brihat a élu domicile et a développé son art de façon très personnelle. Bonnieux où il est arrivé un jour de 1958, presque en ermite…
1955. Avec un confrère photographe, Denis Brihat part en Inde pour deux ans de travail. A leur programme, divers reportages, notamment pour l’agence Rapho pour laquelle son ami Robert Doisneau lui avait conseillé de travailler. Il se souvient : «Nous étions partis avec six contrats de bouquins. Très vite j’ai compris que nous ne pourrions pas travailler à deux. Nous nous sommes partagés les reportages et chacun s’en est allé de son côté !» Il retrouvera la France, plus tard, avec, dans ses bagages, des trésors. Notamment des portraits empreints de vie et d’humanité comme on en voit peu accrochés aux cimaises ou imprimés dans les albums. «J’avais même écrit un livre sur les Sikh et le sikhisme, mais l’éditeur a mis la clé sous la porte au moment de l’imprimer…». En 1957, deux ans après Jean Dieuzaide et un an après Robert Doisneau, Denis Brihat reçoit le prix Niépce pour l’ensemble de son œuvre du moment ; «Je n’avais rien demandé à personne», dit-il aujourd’hui en souriant. «A cette époque, j’ai été présenté à Edmonde Charles-Roux qui était rédactrice en chef de « Vogue ». Mais bon, je n’étais pas vraiment intéressé par la photo de mode.»
Il rinçait les tirages au lavoir du village
Il a trente ans, en 1958, lorsqu’un «fait de vie» le pousse à changer d’air. «Jean-Paul Clébert m’avait proposé de venir vivre dans un cabanon sur le plateau au-dessus de Bonnieux. J’en avais parlé à un ami qui m’avait dit « si c’était moi, j’y serais déjà ». Et je suis arrivé ici. Le cabanon était presque en ruine. Je m’y installais avec appareils, laboratoire et bagages. Heureusement il y avait un puits, mais pas d’électricité.» A la porte du cabanon, porte qui n’existe pas puisque remplacée par une toile de jute, Denis Brihat, mi artiste, mi ermite, abandonne la photographie appliquée et se tourne définitivement vers la nature. Elle devient son unique pourvoyeuse de motifs. Pendant neuf ans, il vivra entre quatre murs de pierres sèches, partageant son temps entre la construction de sa maison, un peu plus bas en lisière du village, et son travail de photographe. «J’avais besoin de me restructurer», confie-t-il en souriant. Tout en se souvenant de moments qui semblent aujourd’hui irréels comme lorsqu’il allait rincer ses tirages au lavoir du village et passait de longues minutes à discuter avec les lavandières.
C’est ici que se produira l’un des tournants, voire «le» tournant de sa carrière. Il travaille en noir et blanc tout en étant obnubilé par la couleur. «J’avais un problème avec la couleur que je considérais comme une dimension pleine et entière d’une photo. Mais je récusais la couleur standard, celle du goût américain proposée par Kodak. Les tons de l’américan way of life foutaient la pagaille sur mes images. J’en ai longuement discuté avec Jean-Pierre Sudre et nous sommes arrivés à la conclusion qu’il me fallait essayer le virage métallique.» L’ex-ermite s’est alors transformé en néo-alchimiste. Avec les métaux, fer, or et bien d’autres, il est arrivé à colorer ses photographies pourtant prises en noir et blanc. Processus étonnant difficile à décrire ici en quelques lignes, mais qui est bel et bien réel. Et des années durant il va donner la couleur, sa couleur et nulle autre, aux coquelicots, oignons, kakis, kiwis, tulipes… Et les résultats sont magiques. Il laisse la chimie grignoter le papier pour créer de la matière, il rince, développe à nouveau : sa maîtrise est totale. « Le photographe doit être un révélateur. » Quant aux motifs, il s’amuse à souligner : «Je fais tout moi-même; du semi de poireaux à l’encadrement des photos de ces mêmes poireaux.» Les œuvres, elles, sont empreintes de beauté et de poésie, délicates et ciselées, souvent «japonisantes», toujours surprenantes.
«Je suis le créateur de la décoration poétique du mur !» Aujourd’hui, 87 printemps ont éclos au long de la vie de l’artiste. Et la monographie qui lui est consacrée le satisfait pleinement. Non point que son ego en soit conforté, mais tout simplement parce que l’éditeur, et surtout l’imprimeur, sont arrivés à retrouver la matière de ses images. Dans son atelier, le photographe et son épouse Solange mettent la dernière main à la préparation de l’exposition. Et alors que le crépuscule envahit les contreforts du Luberon et qu’au couchant, le plaqueminier du jardin devient fantasmagorique, Denis Brihat nous convie à partager un kir au rosé de la cave de Bonnieux. «Un des plaisirs que je peux encore me permettre…» Santé !
Michel EGEA
Pratique – A l’occasion de la publication de la monographie rétrospective de Denis Brihat aux éditions «Le Bec en l’air», les œuvres de l’artiste sont accrochées à la librairie Maupetit, 142 La Canebière du 27 novembre au 31 décembre.