Publié le 14 mars 2016 à 22h34 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 22h05
La liberté est-elle en danger ? On pourrait le croire si l’on prête l’oreille à la dénonciation de «l’idéologie sécuritaire», de l’état d’urgence à la déchéance de nationalité. Pour un nombre insigne de commentateurs de l’actualité depuis deux décennies, l’affaire est entendue. Les Droits de l’Homme et du citoyen subissent les assauts quotidiens d’idéologues et de politiciens au prétexte fallacieux d’assurer la sécurité menacée par les hordes déferlantes du crime. L’idée mérite examen parce que l’accusation s’avère sérieuse. La France du début du XXIe siècle se love-t-elle dans des dispositifs liberticides ? L’insécurité constitue-t-elle une construction médiatique et politicienne exploitant une peur fantasmatique à des fins commerciales et électorales ? Il se pourrait bien que l’idéologie sécuritaire n’existe pas : mais la société de défiance et de surveillance oui…
Finalement, deux ombres intimement mêlées planent sur notre monde. Celle de la terreur face au réel, mère de la seconde : l’angoisse «vaporeuse», c’est-à-dire la crainte d’avoir peur, ce poison se faufilant dans chaque interstice psychologique… C’est elle qui hypertrophie les dangers du présent. Une insigne partie des peuples et des individus de la planète redoutent de multiples dangers, possibles, probables ou fantasmatiques, mais aussi le chaos et l’incertitude, le changement sans repos, la «révolution culturelle permanente», la «destruction créatrice» (chère à Schumpeter et vantée par ceux qui n’en souffrent guère), et encore la complexité et l’instabilité en découlant, lesquelles se révèlent à nos yeux et à nos esprits un peu plus chaque jour, depuis vingt-cinq ans. Répétons-le encore, tant c’est crucial : le mythe du Progrès et de la confiance s’efface pour laisser place au règne de la défiance et à la proclamation presque gourmande du Déclin, du retour du Temps cyclique ou, de la diabolisation de l’Autre (qui ne constitue qu’une façon différente de pronostiquer plus ou moins clairement des jours sombres à venir). Tout cela dans une ambiance hédoniste faussement cynique [[Sur cette thématique au sens large, voir Dalrymple Theodore, Le Nouveau Syndrome de Vichy. Paris, Elya Editions, 2013.]] …
Il découle de ce magma psychologique une obsessionnelle préoccupation de sécurité chez nos contemporains. Attention : vouloir vivre en sécurité n’a rien de pathologique. Cet impératif constitue même la première exigence, parfaitement légitime, de l’état social. Les pouvoirs publics ne peuvent que se fragiliser en n’y consacrant pas les moyens nécessaires. Nous remettons une partie de notre liberté l’État précisément pour qu’il défende notre vie à notre place… En revanche, si l’on pousse trop le désir d’éviter n’importe quel risque, les libertés individuelles en font rapidement les frais (cf. les conséquences du Patriot Act aux États-Unis et le dossier PRISM). Mais en France, on ne peut guère prétendre sérieusement que l’État menace de manière alarmante les droits des personnes. Certes, des projets spécifiques (par exemple la loi sur le renseignement votée à l’été 2015) suscitent le débat et la contestation, chose normale, saine et nécessaire dans un régime démocratique. Toutefois, mêmes les attentats terroristes n’ont pas ébranlé sérieusement l’esprit de la démocratie libérale. Cela n’empêche pas, bien sûr, la vigilance, car quelques «serviteurs» de l’État, entendez certains hauts fonctionnaires de l’énarchie, pourraient rapidement s’emballer (bien davantage que les opérationnels, praticiens des services de sécurité, hommes de terrain du management du risque)… Il importe donc de ne pas signer de chèque en blanc à l’État, et la société civile (qui est en fait une société politique) doit savoir repérer les zones de danger.
Cependant, il faut en finir avec un mythe tenace qui fausse totalement la capacité d’appréciation chez de trop nombreux intellectuels, académiques, et militants. En effet, le débat sur la sécurité souffre dans notre pays d’un a priori fatal : celui de l’existence d’une idéologie sécuritaire qui ne demanderait qu’à prendre le pouvoir. Or, elle n’existe pas, si tant est que l’on donne du sens aux mots. Qu’est-ce, en effet, qu’une idéologie? Elle qualifie un dispositif construit, une logique mortifère d’abstraction qui refuse le réel. Les partisans de «l’idéologie sécuritaire» devraient dès lors être définis comme des individus nourrissant une passion quasi pathologique pour l’ordre, traduisant elle-même clairement des options politique autoritaires ou même, pour être tout à fait exact, totalitaires, bref violemment liberticides. En ce sens, ils se rapprocheraient effectivement du fascisme tel que l’histoire nous en a montré le visage. C’est d’ailleurs à cela que s’emploient les nombreux adversaires du «sécuritarisme» : associer ceux qu’ils dénoncent comme les porteurs de ce système (doctrine et dispositif opérationnel) aux fascistes d’antan et jeter ainsi sur eux l’opprobre.
Une version light assimile l’idéologie sécuritaire au conservatisme ou, plus spécifiquement, au traditionalisme (c’est-à-dire en fait à la philosophie réactionnaire au sens strict) et à un tempérament anti-moderne. Elle serait en fait un autre nom de l’anti-démocratisme et de l’anti-libéralisme sociétal. En réalité, «l’idéologie sécuritaire» serait une reformulation doctrinale de la pensée de droite, ou plus précisément, une autre manière de la redéfinir pour mieux la dénoncer. Les plus radicaux l’identifient d’une certaine manière à une métamorphose du bellicisme, à un appétit pour la guerre ou même à un volontarisme nationaliste agressif, guerrier, appuyé sur un capitalisme prédateur, fou, lui-même belliciste afin de conquérir de nouveaux marchés ou de s’assurer de la maîtrise de matières premières indispensables (ex. les polémiques autour de la deuxième guerre d’Irak).
La liberté est-elle en danger ? On pourrait le croire si l’on prête l’oreille à la désignation et à la dénonciation de « l’idéologie sécuritaire ». Pour certains de nos contemporains et un nombre insigne de commentateurs de l’actualité depuis deux décennies, l’affaire est entendue. Les droits de l’homme et du citoyen subissent les assauts quotidiens d’idéologues et de politiciens au prétexte fallacieux d’assurer la sécurité menacée par les hordes déferlantes du crime. L’idée mérite examen parce que l’accusation s’avère sérieuse. La France du début du XXIe siècle se love-t-elle dans des dispositifs liberticides pour privilégier la sécurité des biens et des personnes ? Le fait-elle alors même que rien ne l’y contraint vraiment ? L’insécurité constitue-t-elle une construction médiatique et politicienne exploitant une peur fantasmatique à des fins commerciales et électorales ?
L’idéologie sécuritaire n’existe pas…
La croyance en l’existence d’une idéologie sécuritaire repose sur la conviction que des personnalités autoritaires, culturellement et psychologiquement « fascistes », obsédées par la domination d’autrui, conçoivent et mettent en application une stratégie de surveillance et de contrôle de l’espace social et des individus qui le composent. Par là même, on approche ici de près les théories du complot qui fleurissent de nos jours. Le modèle de tels tempéraments pourrait être Fouché, tel que Stefan Zweig en traçait le portrait : « Ainsi cet homme adroit se tient volontairement dans l’obscurité. Il s’approche des puissants, mais il refuse tout pouvoir public ou visible ; au lieu de faire du bruit à la tribune et dans les journaux, il préfère se faire élire dans les comités et les commissions, là on l’on acquiert, dans l’ombre, l’intelligence des choses et de l’influence sur les événements, sans être contrôlé ou haï. Effectivement, sa capacité de travail tenace et rapide le fait aimer, et sa discrétion le protège contre l’envie. (…) Il regarde et il attend, car, il le sait, c’est seulement lorsque les hommes de passion se sont mutuellement anéantis que commence le temps des habiles, qui ont su attendre. Ce n’est jamais qu’au dénouement de la bataille que Fouché se décide définitivement. Se tenir dans l’obscurité a été pendant toute sa vie l’attitude de Joseph Fouché : n’être jamais le détenteur apparent de l’autorité et, pourtant, la posséder entièrement, tirer toutes les ficelles et n’être jamais considéré comme responsable. Se placer toujours derrière celui qui occupe la première place, se retrancher dans son ombre, le pousser en avant et, dès qu’il s’est risqué, au moment décisif, le renier catégoriquement, voilà son rôle favori. Il le joue, cet intrigant le plus accompli de la scène politique, avec une égale virtuosité, sous vingt déguisements, et d’innombrables fois, au milieu des républicains, des empereurs et des rois [[ ZWEIG Stefan, Fouché. Paris, Grasset, 1969, p.28.]]». Il observe avant de prendre position, puis choisit le parti du plus fort…
Le despote œuvrant dans l’ombre chérit l’aventure mais la construit et la vie en «sec bureaucrate»; passionné par l’intrigue, il n’en jouit néanmoins que par l’esprit. Cette phrase terrible de Zweig semble désigner tous les bâtisseurs réels de l’oppression au quotidien : «Il faut profondément sonder l’histoire pour remarquer, dans le feu de la Révolution et dans la lumière légendaire de Napoléon, la simple présence de cet homme, d’apparence modeste, mais qui, en réalité, met la main à tout et dirige l’époque. Pendant toute sa vie il restera dans l’ombre -mais il enjambera les corps de trois générations[[ ZWEIG Stefan, Fouché. Paris, Grasset, 1969, p.17, p.22-23.]]». On y revient toujours : la banalité du mal ?… Pourquoi une telle discrétion du virtuose liberticide authentique ? Parce qu’elle s’avère le secret suprême de la puissance. Perspective littéraire, séduisante peut-être d’un point de vue intellectuel, parce que formant un raisonnement simple, efficace, mais profondément inexact si l’on veut en faire un principe d’explication universel ! De nos jours, l’enceinte politique ne médite pas consciemment, machiavéliquement, idéologiquement, l’oppression des citoyens.
De la Belle Époque à Secret Story…
Brossons rapidement le portrait du siècle écoulé pour savoir où nous en sommes des idéologies totalitaires et des passions «sécuritaires».
A la fin du XIXe siècle, l’Europe fissura puis fracassa le monde ancien en passant de l’âge des communautés (fondées sur la tradition et l’holisme, c’est-à-dire la préservation d’un ordre au détriment de toute évolution substantielle) à celui des sociétés (articulées sur l’individu, la mobilité et le changement). Cette mutation, diagnostiquée et analysée par Ferdinand Tönnies dès 1887 dans Gemeinschaft und Gesellschaft[[Cf. NISBET Robert A., La tradition sociologique. Paris, PUF, 1996.]] (communauté et société), bouleversa bien évidemment les structures mentales et suscita des résistances, cristallisant dans un nouvel épisode fondamental, l’opposition entre le camp de l’«ordre» et du «mouvement [[Cf. Goguel François, La politique des partis sous la IIIe République. Paris, Seuil, 1946.]]».
Sans doute s’ouvrait alors l’ère de la solitude -en même temps que celle des masses- provoquant des conséquences variées, dont deux majeures. La première fut sans nul doute un sentiment d’abandon vite compensé par l’exaltation de la nation, communauté de substitution aux vieilles solidarités de proximité et, surtout, refuge vis-à-vis du mouvement de fond de sécularisation de l’espace social. La ferveur nationale devint rapidement nationalisme. Une sacralité (à la base des religions séculières que seront les idéologies politiques du XXe siècle) prenait la place d’une autre : Dieu (l’Absolu) s’investissait dans la Nation…
La seconde, explorée par Hannah Arendt, consistait en la fabrication d’une intériorité psychologique troublée… La solitude expliquait l’auteur de L’humaine condition, conduisait chaque personne à raisonner davantage que par le passé, et surtout à bâtir des représentations mentales déconnectées des faits et de l’expérience. Atomisé, l’individu se mit dès lors à nourrir une intense soif de pouvoir (pour le coup fruit de la modernité individualiste), celui-là même dont statut de monade esseulée et impuissante lui démontrait qu’il ne disposait pas puisque seuls les groupes, les hommes agissant ensemble, peuvent édifier un pouvoir, une capacité d’action sur le réel [[Cf. ARENDT Hannah, L’humain de condition. Paris, Gallimard (collection “Quarto”), 2012, et La nature du totalitarisme. Paris, Payot, 2006.]]. En dériva bien évidemment la volonté de donner naissance à de nouveaux collectifs voués à la métamorphose du monde y compris lorsqu’ils prétendirent restaurer un ordre séculaire.
Les masses d’individus atomisés formèrent bientôt, de manière logique, les troupes séduites par le fascisme, suivant un processus bien décrit par Pierre Milza. Le stade du «premier fascisme» trouva son terreau dans la révolte des classes moyennes, dans un contexte de crise, à la fois contre le capitalisme et les forces révolutionnaires. S’exprima à travers lui la déstructuration progressive de la société traditionnelle, l’émergence puissante de la société des masses et de ses êtres isolés, ainsi -mécaniquement- que l’angoisse largement partagée face à ces processus et la recherche compensatrice d’une nouvelle stabilité socio-psychologique, culturelle, politique et économique.
Le «deuxième fascisme», consacrant l’alliance entre la petite bourgeoisie et les « grands intérêts », psychologiquement servie par la « brutalisation » (la barbarisation, ou disons l’ensauvagement pour éviter les néologismes) des sociétés européennes après la première Guerre Mondiale (c’est-à-dire par l’accoutumance à la violence politique) et la prolétarisation des couches modestes, accompagna l’ascension des mouvements fascistes. Le «troisième» désigne l’accession au pouvoir, tandis que le « quatrième » marque l’avènement du totalitarisme [[Milza Pierre, Les fascismes. Paris, Seuil, 1991, p.158-165.]].
Se déploya ainsi l’épisode totalitaire (dont la philosophe Simone Weil fut l’une des premières à affirmer que le fascisme et le communisme l’illustraient tous deux [[Cf. Weil Simone, « Ne recommençons pas la guerre de Troie » (article paru dans les Nouveaux cahiers, avril 1937), in Œuvres. Paris, Gallimard (collection Quarto), 1999, p.476.)]], qui ne correspond en rien aux schémas des régimes autoritaires classiques du passé fondés sur des communautés holistiques traditionnelles n’ayant pas franchi les étapes décisives du processus d’individualisation.
Jadis, l’égoïsme sévissait bien sûr dans les interstices de l’épistémè holiste. Le désir mimétique cher à René Girard mettait aux prises des appétits individuels (l’un désire ce que l’autre possède, ce dernier se bat dès lors pour le conserver ; un conflit en résulte, et le développement de cet antagonisme produit paradoxalement une ressemblance croissante entre les antagonistes) et provoquait le processus de rivalité dit également mimétique. Des boucs émissaires permettaient régulièrement l’agrégation et l’évacuation des tensions internes aux communautés [[Girard René, Je vois Satan tomber comme l’éclair. Paris, Grasset, 1999.]].
A aucun moment cependant l’économie philosophique d’un tel dispositif socio-psychologique n’installait l’individu en valeur axiale de la collectivité.
Mais pas davantage ne constatait-on de tentative d’encadrement global des corps et des esprits perçus comme des territoires de conquête (déjà occupés de manière hétérogène et fragmentée par la parole et l’appareil catholique). Pour tout dire, la singularité personnelle et l’intériorité s’avérèrent en déploiement durant des siècles et furent revendiquées par le christianisme sans que toutes ses conséquences en soient tirées, qu’elles ne soient même conscientisées et qu’elles n’impliquent des conséquences sociopolitiques.
Dans une telle configuration, l’autorité se confondait avec la contrainte, et l’on obéissait d’abord par habitude et par peur mais aussi, parce que l’on plaçait inconsciemment sa confiance (sans aucune forme de questionnement préalable dans l’appareil de pouvoir). Rappelons pour mémoire que le verbe obéir vient du latin obœdire, lequel signifie «prêter l’oreille» (ob, «devant» et audire, «écouter» [[Cf. Marcelli Daniel, Il est permis d’obéir. L’obéissance n’est pas la soumission. Paris, Albin Michel, 2009, p.121.)]] .
En théorie, l’autorité se fait obéir parce qu’elle inspire la confiance (sans menace physique ni morale), c’est-à-dire qu’on la croit capable d’orienter les êtres sur lesquels elle s’exerce, de les guider utilement dans la complexité et les dangers du monde. L’autorité se devrait ainsi de s’affirmer comme un facteur «d’augmentation» pour celui qui obéit.
L’autorité caractérise donc le fort qui n’écrase pas le faible mais tend au contraire à développer son potentiel (il en découle que l’autorité se mérite ou qu’elle est reconnue et non imposée). Sans doute cela conduit-il à penser que lorsque les individus n’ont plus que méfiance envers leur environnement global (qui apparaît comme menaçant et source de peurs aiguës et multiples), l’autorité peine à s’imposer et se fragilise (à moins que ce ne soit la perte en qualité des dépositaires institutionnels de l’autorité qui affaiblisse cette dernière et augmente de ce fait le niveau d’anxiété collective).
Le totalitarisme, lui, ne se conçoit précisément que dans des sociétés en phase de sécularisation, cherchant à tout prix un absolu de remplacement, fut-ce au prix de l’anéantissement de l’autonomie et de l’indépendance individuelles.
Dynamique parfaitement comprise par Norman Spinrad qui en tira la matière de Rêve de fer en 1972 : le nazisme y apparaît comme prométhéisme perverti, dévoyé, volonté de puissance radicale qui nie l’individu comme être unique mais en fait le réceptacle (lorsqu’il se révèle un «spécimen aryen parfait») d’un Dieu racial et de la «volonté de volonté» explorée par Heidegger. Naturellement, le clonage devient l’idéal de l’empire nazi imaginé par l’auteur de cette uchronie [[Cf. Spinrad Norman, Rêve de fer. Paris, Pocket, 1992.]]. En complétant ce roman par ceux de George Orwell (1984 [[ Gallimard, 1950.]]) et de Ray Bradbury (Fahrenheit 451 [[Denoël, 1995 (écrit en 1953).]]), on entre de plein pied dans l’intimité de l’intention totalitaire, à savoir l’extermination de l’esprit critique (donc le triomphe de l’idéologie) et de la singularité individuelle. Mais pour être disponible au «rêve» de «l’homme nouveau», il faut que le sujet soit passé par l’expérience de la mort de Dieu, qu’il désire ardemment une idole (l’État, la Race, la Classe) pour s’y fondre, oublier l’angoisse de savoir ce qu’est la tentative de devenir un être libre, responsable de lui, et néanmoins fasciné par la puissance absolue qu’il veut incarner toute entière (l’Aryen) ou tout au moins à laquelle il veut participer (la Nation, la Race ou la Classe).
Le climat totalitaire satisfait de manière inattendue et perverse son complexe du survivant mis en lumière par Elias Canetti dans Masse et puissance ; il éprouve un intense sentiment de toute-puissance et d’immortalité, l’impression de son unicité (causée par cette survivance alors même que les ennemis du régime totalitaire connaissent l’extermination) et le vénéneux plaisir de l’élection (il est un élu puisqu’il tue et survit, ce qui témoigne de son excellence et de sa force [[Cf. Canetti Elias, Masse et puissance. Paris, Gallimard, 1966.]]). «Les puissances supérieures» (en l’occurrence l’Absolu qu’il incarne ou auquel il s’intègre) lui sont «favorables» et font de lui l’Être de la Puissance, bien qu’il ait perdu au passage toute particularité…
Dans l’adhésion totale de l’homme du premier vingtième siècle à «Big Brother», il n’y a pas que la soumission obtenue par la contrainte mais aussi l’ardent besoin de la «symbiose incestueuse» et la rage hystérique éprouvée à l’égard de cette liberté qui enfante une terrible solitude.
Devant le bilan apocalyptique de ce totalitarisme originel fondé sur la violence, la domestication des corps, des esprits et des âmes, les Trente Glorieuses (personne en particulier mais un processus sans sujet comme disent les philosophes et les sociologues) fabriquèrent progressivement et patiemment un totalitarisme sans douleur, soft, délivré de la maladie infantile, de la barbarie physique, celui-là même que dénonça Tocqueville, et qui prétend satisfaire nos besoins, nos désirs, tout en garantissant notre sécurité, devenue une exigence pathologique.
Ce régime, ou plutôt cette société bien particulière, se dessine dans les pages du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et de Globalia [[Paris, Gallimard, 2004 de Jean-Christophe Rufin]].
Le soft totalitarisme a relevé le défi d’anesthésier l’aspiration des hommes à l’authentique liberté en faisant l’économie de la violence politique et en maintenant l’illusion d’une parfaite liberté individuelle, de choix en conscience, d’une émancipation graduelle et d’un impeccable débat démocratique laissant toutes les paroles se déployer… Aldous Huxley avait raison: «Il est devenu évident que le contrôle par répression des attitudes non conformes est moins efficace, au bout du compte, que le contrôle par renforcement des attitudes satisfaisantes au moyen de récompenses et que, dans l’ensemble, la terreur en tant que procédé de gouvernement rend moins bien que la manipulation non violente du milieu, des pensées et des sentiments de l’individu [[Aldous Huxley, Retour au meilleur des mondes. Paris, Plon, 1978, écrit en 1958, p.11.]]» .
Pour bien comprendre de quoi il s’agit, il faut apercevoir l’évolution du centre de gravité du pouvoir global (ou plutôt de la puissance) qui s’est opérée depuis cinquante ans. Selon Max Weber, le pouvoir consiste en la capacité de marquer de sa volonté le comportement d’autres personnes. Mais on peut surtout, si l’on suit le stimulant raisonnement de John Kenneth Galbraith [[Galbraith John Kenneth, Anatomie du pouvoir. Paris, Seuil, 1985, p.12, p.14-15.]], distinguer trois formes du pouvoir : le pouvoir dissuasif (la soumission est obtenue par la menace, équivalent du pouvoir par la violence d’Alvin Toffler [[ Cf. Toffler Alvin, Les nouveaux pouvoirs. Savoir, richesse et violence à la veille du XXIe siècle. Paris, Fayard, 1991. Toffler y développe l’idée que le pouvoir se manifeste sous trois visages : celui de la violence, de l’argent et du savoir. Ces pouvoirs coexistent mais chacun d’entre eux constitue successivement le centre de gravité d’une époque. L’idée d’ensemble et que l’on vient de l’ère du pouvoir par la violence pour avancer de plus en plus vers celle de la puissance et de l’influence au moyen du savoir…)]], le pouvoir rétributif (la soumission est obtenue par une récompense, synonyme du pouvoir de l’argent), et le pouvoir persuasif (qui modifie les pensées elles-mêmes : en fait, la soumission n’est pas perçue, c’est un pouvoir par conditionnement ; c’est globalement le pouvoir du savoir [[On peut néanmoins soutenir que le pouvoir persuasif intègre une violence psychologique dans le conditionnement…]]).
Or, c’est ce dernier qui reçoit les honneurs du temps… «Le pouvoir persuasif s’engendre selon un continuum qui va de la persuasion objective, visible, jusqu’aux notions que l’individu dans son contexte social a été amené à considérer comme intrinsèquement justes. […] ce pouvoir peut être explicite ou implicite ; et quand on passe du premier au second, on passe de la tentative ostensible et indiscrète pour inculquer une croyance à l’imposition d’une subordination par des moyens tels qu’elle passe inaperçue, qu’elle aille de soi. Ce qui est important c’est que l’exercice de la persuasion est d’autant mieux accepté par la société qu’il progresse de sa forme explicite à sa forme implicite [[Galbraith John Kenneth, Anatomie du pouvoir. Paris, Seuil, 1985, p.37.]]» .
Cette configuration contemporaine extrêmement sophistiquée se forgea au deux brasiers opposés du désir d’État et de son profond rejet.
D’un côté, l’Européen d’aujourd’hui attend toujours de l’État tous les bienfaits imaginables, ainsi que le démontra avec grand talent Michel Schneider [[Schneider Michel, Big mother. Psychopathologie de la vie politique. Paris, Odile, Jacob, 2002.]] dans Big mother. Nous exigeons en somme que l’État fasse tout son possible pour que nous demeurions des enfants… Loin désormais de l’image du père fouettard, nous souhaitons voir chaque jour davantage une mère attentive dans les œuvres, les symboles et les représentants des institutions et des administrations.
De l’autre côté, si nous attendons tout de lui, nous estimons dans le même temps que l’État agit mal en permanence, ou -pour le dire différemment-, qu’il apparaît tout à la fois encore insatisfaisant dans son rôle nourricier et bien trop autoritaire dans son rôle d’arbitre et de gardien de l’ordre et des institutions…
Dans le fond, nous le trouvons toujours abusivement producteur de contraintes… L’état renonce à éduquer ou à représenter au profit d’une tentative malsaine et désespérée de nous ressembler, de constituer notre exact reflet !… Abandonnant l’exemplarité, il aspire à la banalité mimétique… Sans rompre pour autant avec ses vices bureaucratiques et l’arrogance administrative. Il découle de cette évolution schizophrénique une érosion très nette de la confiance en l’État et une dynamique de persécution vindicative à son endroit. La lecture de La contre-démocratie (judicieusement sous titré La politique à l’âge de la défiance), de Pierre Rosanvallon, en fournit la minutieuse description. Il y développe la problématique de la dissociation entre la légitimité (théoriquement produite par le vote) et la confiance. Il en découle la création et la multiplication de contre-pouvoirs sociaux informels ou d’instances hybrides (par exemple les autorités indépendantes) voués à «compenser l’érosion de la confiance par l’organisation de la défiance [[Rosanvallon Pierre, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance. Paris, Seuil, 2006, p.15.]]» à travers la cristallisation très concrète de pouvoirs de surveillance, de formes d’empêchement ou de mises à l’épreuve à travers le jugement.
S’installa ainsi dans les trente dernières années une contre-démocratie pesant lourdement sur la démocratie électorale-représentative. Via ces trois agrégats ou galaxies de contre-pouvoirs (surveillance, empêchement, jugement) se découvre et se renforce au fil des ans un authentique pouvoir et puissance de contrôle issu de la société civile.
La logique de surveillance en particulier s’exerce massivement par des phénomènes diversement organisés de vigilance, de dénonciation et de notation visant la mise à l’épreuve de la réputation d’un pouvoir sélectionné (c’est-à-dire de sa probité et de son efficacité). En résumé, si « le mot de surveillance, marqué par les excès de la Terreur, est ensuite abandonné, l’idée et les pratiques subsistent bien [[Rosanvallon Pierre, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance. Paris, Seuil, 2006, p.37.]]» .
L’imaginaire du Club des Cordeliers et de la dénonciation devant le tribunal de l’opinion qualifient assez bien l’esprit du temps… Suivant les pistes ouvertes par Michel Foucault, l’idée d’un pouvoir «dont l’efficacité repose sur le travail invisible d’un contrôle permanent et disséminé, irriguant l’ensemble de la société, s’est ainsi imposée dans les esprits comme une donnée de fait. Il est vrai que les progrès de la technologie […] ont donné une certaine consistance aux visions orwelliennes. Mais cela ne doit pas conduire à sous-estimer le phénomène inverse : la surveillance du pouvoir par la société. La contre-démocratie mobilise en effet, mais au profit de la société, des mécanismes de contrôle analogues à ceux décrits par Foucault. La vigilance, la dénonciation et la notation en constituent les trois modalités principales [[Rosanvallon Pierre, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance. Paris, Seuil, 2006, p.37-38]]». Rosanvallon acte la souveraineté d’un «peuple-véto» (infirmant du même coup l’idée d’un repli croissant sur la sphère privée), et attribue cette évolution à l’affirmation d’une société de défiance alimentée par la «société du risque» (Ulrich Beck), par l’incertitude économique à laquelle ne fait face que l’impuissance des politiques publiques (ce qui atteint de manière grave la confiance des citoyens), et par un mécanisme généralisé d’accroissement de la méfiance des individus les uns à l’égard des autres (lesquels ne se connaissent plus vraiment eu égard à la fragilisation de la plupart des dynamiques de proximité).
D’ailleurs, les coalitions négatives, les fronts de rejet, se révèlent plus faciles à mettre sur pied que les majorités positives, les rassemblements de projet… Au final, l’âge du «consumérisme politique est […] marqué par de fortes attentes et de grandes exigences adressées aux institutions politiques. Tout le problème vient du mode de manifestation de ces demandes qui conduit à délégitimer les pouvoirs auxquels elles s’adressent [[Rosanvallon Pierre, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance. Paris, Seuil, 2006, p.258.]]» …
En tout état de cause, il semble clair que le problème de la confiance des gouvernés dans les gouvernants devient chaque jour plus préoccupant. D’où cette volonté enragée de transparence et de faire rendre des comptes aux dirigeants en exploitant le «potentiel des situations» (concept au centre de nombreux ouvrages du sinologue François Jullien).
Lesquels gouvernants, désormais, se montrent obsédés par l’objectif d’éviter le plus possible la critique en abandonnant tout projet, toute ambition de grande réforme qui coaliserait les mécontents.
La contre-démocratie renouvelle en l’altérant très largement le vieux droit de résistance aux pouvoirs. S’ajoute à ce vortex de ressentiment la prégnance de l’apologie de l’opérationnel particulièrement en faveur dans les entreprises : «L’utopie d’un État omniscient, capable de gouverner d’en haut la société de façon rationnelle, a en effet perdu toute consistance. L’accroissement des processus de décentralisation a ainsi d’abord obéi à un impératif managérial : pour être efficace, il faut maintenant être proche du terrain». La démocratie participative illustre cela [[Rosanvallon Pierre, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance. Paris, Seuil, 2006, p.303.]]. Indiscutablement, ce que n’a pas accompli le gouvernement électoral-représentatif a construit la contre-démocratie, laquelle pourrait être accusée de sombrer dans le populisme dénoncé par les éternels champions du libéral-libertarisme… Pour aborder encore autrement le problème, on peut affirmer que la transparence prend ouvertement le pas sur le principe et l’exercice de la responsabilité individuelle et collective, alors même qu’on appelle cette dernière à cor et à cri. En réalité, les règles et les décisions (donc les actions) doivent désormais se négocier avec une pluralité d’acteurs aux intérêts souvent extrêmement divergents.
De surcroît aucune alliance ne paraît très stable dans la mesure où l’âge des réseaux chahute les organisations pyramidales, bureaucratisés et hiérarchisés. Se dégage dans l’ensemble une sorte de prévalence des coordinations horizontales (c’est-à-dire de l’auto-organisation) sur les autorités tutélaires. Phénomène qui va bien évidemment de pair avec la montée du whistleblowing dans l’entreprise.
En résumé, la surveillance est le climat de notre époque, pas la maladie des pouvoirs politiques mais la preuve d’une passion sécuritaire de nos dirigeants…
Eric DELBECQUE, Membre du Conseil scientifique du CSFRS et conférencier au CHEMI. Son dernier ouvrage « Idéologie sécuritaire et société de surveillance paru chez Vuibert