Publié le 28 mars 2016 à 12h38 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h31
Après sa tribune sur Idéologie sécuritaire ou société de défiance ? Eric Delbecque membre du Conseil scientifique du CSFRS et conférencier au CHEMI d’analyser « la matrice que constitue en soi le mode d’action et la psychologie terroristes contemporains«
Définir le terrorisme ?
Les attentats de Bruxelles nous confrontent de nouveau au terrorisme islamiste. Pour lutter contre ces actes barbares et lâches, il faut toutefois parvenir à établir un diagnostic intellectuel, à comprendre ce contre quoi nous nous battons. Avant même de décrypter le djihadisme salafiste, il convient de tenter d’analyser la matrice que constitue en soi le mode d’action et la psychologie terroristes contemporains.
Les contre-vérités les plus variées sont véhiculées sur le terrorisme [[On pourra lire notamment sur ce sujet : Chaliand Gérard & Blin Arnaud (dir), Histoire du terrorisme. De l’Antiquité à Al Qaida. Paris, Bayard, 2004 ; Ferragu Gilles, Histoire du terrorisme. Paris, Perrin, 2014 ; et Prazan Michaël, Une histoire du terrorisme. Paris, Flammarion, 2012.]] . En tout état de cause, le constat fondamental dont il faut partir, c’est que nos contemporains le vivent également comme une épée de Damoclès au-dessus de leur tête. Il paraît guetter dans l’ombre, à tout moment prêt à bondir. Les ressorts de la peur, l’imprévisibilité et l’inhumanité, le fait de s’attaquer à des innocents, s’avèrent similaires à ceux que l’on pointait du doigt concernant tueurs de masse et en série. On aimerait cerner le terrorisme, le délimiter conceptuellement puisqu’il nous préoccupe tant : mais voilà, rien n’est plus difficile à définir que le terrorisme et le terroriste [[Voir la très stimulante synthèse suivante : Victoroff Jeff, «The Mind of the Terrorist: A Review and Critique of Psychological Approaches», in The Journal of Conflict Resolution, Vol. 49, No. 1 (Feb., 2005), pp. 3-42, publié par Sage Publications, Inc. Accessible à l’adresse suivante : jstor.org/stable/30045097.]]…
Pour une raison simple : les définitions que l’on en donne varient totalement selon les valeurs ou l’idéologie dans laquelle on s’inscrit. Le droit pénal fournit un éclairage sur cette question. Dans le dispositif judiciaire français, le terrorisme est traité par un droit, des services d’enquête et des magistrats spécialisés. L’article 421-1 du Code pénal définit le terrorisme par l’existence d’un crime ou d’un délit de droit commun (incriminé par le Code pénal) en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur. Cela reste néanmoins insuffisant pour saisir sa nature profonde.
Si l’on ne peut donc forger d’impeccable définition du terrorisme, comment utiliser le mot et caractériser les réalités indiscutables que nous plaçons sous ce terme ? En l’élaborant à partir des significations qu’il porte pour l’époque au sein des sociétés libérales et démocratiques, qu’elles appartiennent ou non au monde «occidental».
Sans aucun doute, nous avons appris à identifier le phénomène à travers la grille de lecture qui nous fut opportunément rappelée par les travaux dirigés par Henry Laurens et Mirelle Delmas-Marty : «La définition minimale du terrorisme, que l’on distinguera dès le départ de la terreur étatique, est celle d’une violence d’origine politique exercée contre un État et/ou une société de la part d’un acteur que l’on peut considérer comme non-étatique, même s’il peut disposer, par ailleurs, d’un soutien étatique externe au pays considéré. On y ajoute la plupart du temps, l’idée d’intimidation pour arriver à un but politique, mais toute violence porte en elle un facteur d’intimidation [[ Laurens Henry et Delmas-Marty Mireille (sd), Terrorismes. Histoire et droit. Paris, CNRS Éditions, 2010, p.11.]] ».
Précisons que cette violence d’État que nous excluons a priori et intuitivement (en regard des formes actuelles du terrorisme) mérite une certaine attention. En effet, la «Terreur» pratiquée par Robespierre et L’état révolutionnaire (reprise par le bolchevisme, le fascisme et le nazisme) nous dit quelque chose d’essentiel sur le terrorisme : son ambition de faire naître et d’entretenir la peur. L’usage massif de la guillotine ne fut pas seulement destiné à imposer une idéologie au mépris du réel. Celle-ci constitue également un instrument de fabrication de la peur, cet ingrédient essentiel à la domination -pratique mais aussi psychologique- d’une minorité sur la majorité des «gouvernés».
Tous ces éléments permettent incontestablement de réfléchir. Cependant, si l’on veut se faire une idée un tant soi peu précise et actualisée du terrorisme, quelques questions s’imposent.
Est-ce une innovation du XIXe siècle ?
Le terrorisme, c’est d’abord une vieille histoire… Gérard Chaliand et Arnaud Blin soulignèrent avec raison que le terrorisme au sens le plus évident (l’usage de la terreur, terrere en latin, qui signifie «faire trembler») n’a rien de moderne. Si la révolution française nous habitua à l’usage politique du mot, il est bien clair que la terreur fut l’arme de tous les despotismes à travers l’Histoire. Et dans la mesure où le pouvoir s’affirma de manière séculaire dans ses formes les plus brutales, le terrorisme d’État relève de la banalité, des usages ordinaires et quotidiens de la violence. L’objectif était d’inspirer la crainte afin de faire respecter l’ordre établi. On n’a pas attendu les régimes totalitaires pour utiliser la peur comme outil de gouvernement. Facteur de dissuasion ou châtiment, la terreur s’observe de Sargon, premier empereur de l’Histoire, en Mésopotamie, jusqu’à ses formes les plus contemporaines, par exemple en Corée du Nord…
Par conséquent, les deux auteurs affirment que le terrorisme n’est pas une idéologie mais avant tout une méthode. Le principe des deux terrorismes qu’ils distinguent (d’État, «d’en haut», et des opposants «d’en bas») consiste à « faire plier la volonté de l’adversaire en affectant sa capacité de résistance ».
Cette définition reste toutefois incomplète pour appréhender ce phénomène car la guerre, dans sa forme la plus récente, se définit par des objectifs identiques. Le terrorisme ne détient pas l’exclusivité de l’usage de la violence : la guerre et la guérilla peuvent également semer la terreur dans les populations civiles et ignorer le jus in bello (les pratiques américaines lors de la guerre du Vietnam en sont un exemple).
On peut donc penser que le terrorisme n’est pas une nouveauté sans être toutefois une simple méthode. Frapper les esprits, briser les volontés, voilà l’objectif de toujours de la logique terroriste, d’abord pratiquée à l’occasion des guerres. Elle accompagne ensuite l’œuvre de soumission des sujets et arrive en tête des instruments de la servitude. Mais il faut autre chose pour caractériser précisément le terrorisme. Ce n’est là qu’un des visages (certes essentiel) du phénomène.
Peut-on le résumer à des techniques ?
Vouloir définir le terrorisme par ses outils et techniques (ou tactiques) s’avère pareillement délicat. Arme de poing ? Explosif ? Existe-t-il un instrument symbole du terroriste ? Pas vraiment : le passé nous a montré qu’un simple cutter, un couteau ou une hachette peuvent hélas suffire. Quant aux modes de « combat » des terroristes, ils appartiennent à la plus vaste catégorie de ceux des troupes irrégulières, des francs-tireurs et des forces spéciales (plus communément appelés commandos). On peut en citer quelques-uns : dissimulation, infiltration, utilisation de l’effet de surprise, sabotage, renseignement intensif préalablement à l’action, furtivité, autonomie, etc.
Si l’arme ne désigne pas le terrorisme, la « technique » est-elle un mot pouvant qualifier un type d’objectif ? Assassiner un dirigeant par exemple, ou mener un coup d’État, ou bien encore s’opposer à un pouvoir en place, à un occupant. Le tyrannicide en vogue dans l’Antiquité et au Moyen Âge était en effet considéré comme un acte terroriste par les pouvoirs en place. Il semble cependant difficile de le justifier, surtout lorsqu’il s’agit de mettre fin à un régime de terreur…
De surcroît, il n’était pas vécu comme tel par ses acteurs ou par la postérité car il n’y aucune volonté ou sensation de créer une matrice spécifique d’action politique. Les pratiques insurrectionnelles ne sont pas soutenues au sens fort par une idéologie, une théorie de la violence, elles correspondent plutôt à un usage opportuniste de celle-ci, toutefois chargé de sens. Les espagnols combattant l’occupation napoléonienne entre 1808 et 1813 (ce qui donna naissance au terme de « guérilla ») se voyaient traités de «terroristes» par l’Empire alors que ces « combattants illégaux » apparaissent de nos jours comme des opposants à l’envahisseur, à la domination étrangère. La même dialectique serait applicable à la résistance aux nazis durant la Seconde Guerre mondiale. La révolte vendéenne et la chouannerie pose davantage de difficultés conceptuelles…
On pourrait faire le même diagnostic -écrivent certains analystes et commentateurs [[Laurens Henry et Delmas-Marty Mireille (sd), Terrorismes. Histoire et droit. Paris, CNRS Editions, 2010]], -pour toutes les conjurations de l’Histoire (associations fondées sur un serment pour s’emparer du pouvoir), le carbonarisme et les sociétés secrètes (avec leurs tentatives d’insurrection ou les assassinats de personnalités politiques), le blanquisme (mythe du coup de main audacieux et spectaculaire pour donner l’impulsion première à la Révolution, voir à ce sujet Les misérables de Victor Hugo), ou bien pour le mouvement nationaliste irlandais de l’Irish Republican Brotherhood ou Fenians en Amérique du Nord et en Irlande (vers 1850).
Restons-en donc pour l’instant à l’idée que le terrorisme qualifia d’abord une manière pour le pouvoir de propager un sentiment de terreur pour saper les résistances physiques et psychologiques d’une population ou de certains individus.
Le terrorisme exige-t-il une idéologie ?
Au début du XXe siècle, l’apparition du combattant illégal adossé à une idéologie posera un autre problème épineux : terroriste le «partisan» [[Cf. Schmitt Carl, Théorie du partisan. Paris, Flammarion, 2009.]]? Nous autres «modernes» occidentaux avons du mal avec cette question dans la mesure où l’on mettrait dans le même sac des criminels et des individus qui entendaient mettre fin à l’oppression (parfois pour la remplacer par une autre, mais c’est encore un débat différent)… On serait tenté de classer ces exemples dans la catégorie qui voudrait définir le terrorisme comme un mode d’action spécifique, une technique disions-nous. Mais nous sentons que la démarche est inappropriée parce que ces combattants illégaux du siècle passé expriment une idéologie dans leur pratique terroriste. Ils donnent naissance à une espèce inédite, dont Robespierre fut l’inspirateur, à ceci près que ce dernier disposait d’un appareil de pouvoir (différence fondamentale). Les « partisans » (dont la figure s’associe pour nous à celle du militant communiste) veulent créer un « homme nouveau », refaire le monde à l’aune d’un modèle idéologique, d’une abstraction déconnectée de la réalité, et l’accoucher par la violence.
Sans aucun doute, on touche là à quelque chose d’essentiel : ce qui crée probablement une césure fondamentale dans l’histoire du terrorisme, c’est le rapport à l’idéologie. Avant Robespierre, le terrorisme pourrait bien se définir comme l’usage de la terreur au profit d’un pouvoir en place, fondé sur la contrainte. Après, il paraît faire signe vers la domination de l’idéologie : la violence participera désormais de la concrétisation d’une utopie. La terreur servira la dynamique d’une idée devenue folle, l’installation dans le réel d’un système d’asservissement par l’abstraction conceptuelle (traitant une pathologie identitaire, un dysfonctionnement dans un processus d’appartenance collective). Le terrorisme sera d’abord une manifestation du totalitarisme avant de devenir celle de groupuscules s’opposant à des États et à des sociétés, démocratiques et libéraux en particulier.
Ce n’est donc pas en prenant des non-combattants pour cible que le terrorisme se distingue radicalement des autres formes de guerre, c’est le refus même de cette distinction qui le caractérise. Car pour une idéologie, les victimes, les innocents n’existent pas. C’est un univers entier de sens qu’il faut abattre pour lui en substituer un autre. Quand la terreur est exercée au nom du religieux, comme c’est le cas dans la mouvance islamiste, nul juge n’est supérieur à la cause qui motive le sacrifice. Et aucun individu ne peut prétendre échapper à la confrontation revendiquée : toute personne appartient forcément à un camp et devient de ce fait une cible.
La réponse nous paraît conséquemment positive : le terrorisme, dans sa forme moderne (depuis les années 1880 en Russie, depuis sa connexion avec l’anarchisme), se forge dans l’idéologie, et vise ainsi à répondre à une carence identitaire (à travers une violence aveugle, criminelle). Le tout en refusant le jeu démocratique, c’est-à-dire les libertés de conscience, de parole et d’action politique.
Exprime-t-il une colère ?
Le terrorisme s’enracine dans la colère puisqu’il dérive d’un sentiment d’exclusion de sa propre identité. La psychologie du terroriste se bâtit dans l’absence de repères, dans l’impossibilité de s’insérer dans un univers de sens cohérent. Elle s’affirme donc totalement solidaire d’une intense colère, extériorisée ou pas. Ce qui exclut toute pitié et tout désir d’épargner la vie : pour un terroriste, il n’est pas pensable de reconnaître l’existence d’innocents. Son idéologie a précisément pour objectif de justifier l’impossibilité de l’innocence et la légitimité absolue de la violence radicale…
Ce qui explique également la volonté de susciter la peur. L’individu qui ne maîtrise plus sa colère entend répandre la crainte, première étape de la vengeance, dimension intrinsèque de son état.
Et dans la mesure où les mouvements terroristes modernes (spécialement les plus contemporains) ne disposent que d’effectifs et de moyens limités de déstabiliser l’ordre mondial, ils doivent nécessairement s’appuyer sur la peur, la propager, pour obtenir un effet politique via sa médiatisation, sa mise en scène, c’est-à-dire son amplification.
Certes, la recherche de cet impact psychologique n’est pas l’apanage du terrorisme : toutes les formes de guerre ont une dimension psychologique ; néanmoins, les guerres dites conventionnelles sont d’abord l’affrontement de forces matérielles ; on les remporte lorsque l’on provoque l’épuisement physique, l’anéantissement de la capacité de résistance de l’ennemi (la guerre froide remplit également cette condition). C’est en quelque sorte la résilience opérationnelle du rival que l’on cherche à abattre.
Le terrorisme ne repose pas sur cette débauche de moyens ; il se repère en définitive dans la disproportion entre l’effet psychologique et les résultats dans le monde physique -comme le notait Raymond Aron- et dans l’absence de conception générale de l’affrontement, de plan d’attaque complet et cohérent, d’axes stratégiques accompagnés de déclinaisons tactiques. Prenons un exemple. Dans le cadre d’une pratique de terrorisme révolutionnaire, l’attentat constitue une provocation destinée à déclencher une répression qui révélera, aux yeux de l’opinion publique, la vraie nature du pouvoir auquel on s’attaque et en écaillera le vernis démocratique et libéral.
Ne pas perdre de vue sa nature criminelle…
Considérer la part de l’idéologie dans l’acte terroriste ne doit pas conduire en revanche à sous-estimer une donnée évidente et capitale, à savoir que le terrorisme s’inscrit dans l’espace criminel. Toute idéologie terroriste se construit dans le crime et existe opérationnellement grâce à lui.
A ce titre, il ne mérite aucune assimilation complaisante avec une perception romantique de la révolte politique. De Munich en 1972 à Ben Laden n’existe qu’une continuité du meurtre… L’heure est incontestablement à l’exploration des concepts hybrides comme le «gangsterrorisme» : ils permettent d’apporter à la réflexion l’agilité nécessaire à une étude « sur mesure» du terrorisme contemporain. Ce dernier, métissage entre la criminalité et la revendication politico/idéologique ou religieuse, exige de dépasser les cloisonnements hâtifs et usuels qui ne correspondent plus à notre siècle globalisé, fragmenté, complexe et incertain.
Une violence idéologique fondée sur la colère née d’une perte d’identité ?…
Si l’on souhaite provisoirement se résumer, il serait possible d’affirmer que le terrorisme fut d’abord un instrument de pouvoir, l’utilisation politique de la terreur (à but d’abord psychologique), avant de devenir l’expression d’une idéologie instrumentalisant la violence et le crime pour «accoucher» un «monde nouveau», suite à la colère et au désespoir de ne plus savoir à quel univers de sens on appartient… A cet égard, il y a bien un profond nihilisme psychologique au fond du terrorisme.
L’ «organisation» du terrorisme : un modèle évolutif…
On constate aujourd’hui, en dehors de nos sociétés occidentales, une hybridation entre guérilla et terrorisme : l’État islamique en Irak et au Levant est le reflet d’une réalité devenue complexe. Sauf pour quelques anarchistes de 1900 ou Unabomber et quelques autres solitaires envoyant des lettres contaminées, le terrorisme se révèle plutôt sous la forme d’une activité de groupe aux relations de densité variable. Ils s’organisent sur des modèles paramilitaires (c’est notamment le cas du Hezbollah ou du Hamas qui agit également sur le plan politique et constitue une structure caritative), disposent d’acteurs de terrain, d’autres en charge de formuler des revendications politiques ou encore de récolter les subsides. Ils développent même leurs propres médias : Al Manar pour le Hezbollah ou As Sahab pour Al-Qaïda…
Al-Qaïda : le terrorisme à l’heure de la mondialisation et des réseaux
Cette notion d’appartenance à un groupe fait incontestablement problème dans le cas d’Al-Qaïda. Cette mouvance terroriste ne fonctionne pas à la manière de l’ETA ou de l’IRA. Il existait autour de Ben Laden, avant sa mort, un cercle rapproché comptant notamment al-Zawahiri. Les groupes autonomes se réclamant d’al-Qaïda sont plus rattachés par des liens de coopération que de subordination, voire par une allégeance purement formelle. François-Bernard Huyghe note ainsi : «Al-Qaïda joue comme un slogan de ralliement ou marque d’une solidarité » ; ce mode de relation terroriste est un symptôme de la mondialisation.
Il faut rappeler le contexte de la naissance d’ «Al-Qaïda». C’est à la confluence du salafisme et du wahhabisme que s’est opérée l’émergence de la matrice idéologique du courant djihadiste, dans les années 1970, à l’aube d’une effervescence régionale. Le mouvement prend forme en Afghanistan, le contexte d’affrontement et de résistance à l’envahisseur en favorisant l’éclosion, mais sa maturation s’ancre dans les contextes égyptien (le rôle de Qotb, qui prône le retour au Coran et au Hadith, l’opposition au Nassérisme, l’expansion des Frères musulmans) et saoudien.
L’Afghanistan a joué un rôle de catalyseur et permis la renaissance d’une solidarité islamique. Trois éléments de contexte apparaissent déterminants : l’échec du panarabisme, et, parallèlement, la concentration des efforts sur la construction nationale dans le Maghreb, ainsi que le malaise suscité par la présence des Américains dans le pays abritant les deux principaux lieux saints de l’Islam (suite à la guerre du Golfe de 1991).
Al-Qaïda [[Bauer Alain et Raufer Xavier, L’énigme al-Qaïda. Paris, JC Lattès, 2004]] a grandi à l’ombre des médias et s’est fait le fruit de la désinformation. Né dans les zones d’ombres de la mondialisation, en termes géographiques mais aussi financiers, ce mouvement est international dans ces racines – par sa conception egypto-saoudienne -et dans sa constitution- poussée algérienne avec le GIA, djihads parsemés comme en Bosnie ou en Tchétchénie, déjà marqués par l’afflux de combattants de multiples nationalités [[Parmi les leaders du « gang de Roubaix », partis pour la Bosnie dans les années 1990, Lionel Dumont a participé à huit hold-up en Bosnie, dont deux meurtriers…]] mais également par la mobilisation d’individus se comportant en criminels plus qu’en terroristes…
Les relations se tissent d’abord au Moyen-Orient où les premières actions sont menées. A partir des années 1990 et comme le confirme la fatwa de 1998 prononcée par Ben Laden, les Etats-Unis sont constitués en cible privilégiée : les attentats se multiplient en direction des représentations américaines (en Somalie en 1993, au Pakistan et en Arabie Saoudite en 1995, Nairobi et Dar-es Salam en 1998, ainsi que d’autres tentatives). Oussama ben Laden avait d’ailleurs âprement dénoncé la collaboration de l’Arabie Saoudite avec les Etats-Unis sur le plan énergétique et militaire -il faut garder en mémoire, en tant qu’élément de contexte, l’entrée en guerre parallèle des États-Unis contre le Koweït en 1991. En 1993, c’est le World Trade Center qui est touché une première fois, en 1995, la France fait aussi les frais de ce terrorisme. La mobilité des terroristes n’est pas un fait nouveau : l’auteur de l’attentat du World Trade Center de 1993 a été arrêté à Manille…
Alain Bauer et Xavier Raufer, dans leur archéologie d’al-Qaïda, rappellent qu’il s’agit premièrement d’un ensemble structuré de bases militaires et de camps d’entraînement puis d’un fichier informatisé de ceux qui les fréquentent. Ce sont les décideurs politiques occidentaux et les médias qui ont constitué al-Qaïda comme une organisation au sens bureaucratique, pyramidal, selon les normes occidentales. En fait, elle est davantage un maillage, un «maquis mondialisé», un agrégat de briques multifonctionnelles et polymorphes en constante mutation. La métaphore est ainsi filée: un «lego islamiste dont les actions sont aléatoires et opportunistes [[ Bauer Alain et Raufer Xavier, L’énigme Al Qaïda, op. cit.]] ».
On ne peut parler d’organisation, de structure, mais d’une nébuleuse avec une cellule centrale. L’«élan» djihadiste voit d’ailleurs son développement se heurter à l’épaisseur des nationalismes locaux dans le monde arabo-musulman [[ Chaliand Gérard et Blin Arnaud, Histoire du terrorisme. Paris, Bayard, 2004.]] .
Pour résumer et avancer, laissons parler Alain Bauer et Christophe Soullez sur le terrorisme à l’ère de la radicalisation 2.0. Le ton est donné dans ces quelques phrases du Terrorisme pour les nuls : «La situation présente semble paradoxalement plus marquée par les soubresauts de l’agonie du courant Al-Qaida, qui peut certes durer longtemps, que par une nouvelle vague ou une nouvelle génération qui semble bien plus portée à l’engagement sur le terrain (après la Tchétchénie, le Kosovo et la Lybie, en Syrie où semble se reproduire une version moderne de la guerre d’Espagne). En tout état de cause, le temps est venu pour les autorités publiques de sortir du confort des classifications bureaucratiques et des petits casiers dans lesquels on adorait classer les criminels en fonction de prédéterminations purement administratives. Il est désormais indispensable de se concentrer sur les phénomènes hybrides qui sont au cœur de ce qui survient et pas de ce qui disparaît [[ Bauer Alain & Soullez Christophe, Le terrorisme pour les nuls. Paris, First, 2014.]]» .
Cet ouvrage regorge également de précisions capitales sur l’univers sémantique de l’analyse du phénomène terroriste. Il s’agit en fait pour les auteurs de ne pas laisser prospérer des abus de langage qui finissent par nuire à une perception exacte des faits observés et à une interprétation crédible, réaliste des thématiques en jeu. Un exemple intéressant en est fourni par la question du «loup solitaire», analysée en détail un peu plus loin. Si la menace existe réellement, elle a trop tendance aujourd’hui à être utilisé de manière excessivement large par les médias.
Une autre phrase mérite d’être citée car elle traduit très fidèlement l’une des thèses majeures des deux auteurs : «Les États ne sont plus confrontés à des organisations clairement identifiées, connues des services de police et structurées, mais à des individus isolés qui agissent au nom d’une idéologie mais sans nécessairement recevoir d’ordre précis ou appartenir à une organisation ».
Criminalité et terrorisme : l’ère de l’hybridation
On a dit finalement beaucoup de choses sur les profils terroristes (anciens et nouveaux) et sur les chemins contemporains de la radicalisation. Pour s’y retrouver, commençons par réaliser un rapide état des lieux qui peut aussi servir de guide dans la jungle des mutations du terrorisme en général. Aujourd’hui apparaissent des phénomènes hybrides de criminalité et de terrorisme. Il s’agit d’analyser les criminels et les terroristes actuels à travers de nouveaux concepts. En effet, il est important de comprendre que les anciens critères datant de la guerre froide ne sont plus opérants dans la définition de ces nouvelles menaces.
Selon Xavier Raufer, ces changements de forme des organisations criminelles et des terroristes sont causés par la lutte contre le terrorisme elle-même et non par l’initiative des terroristes ou des criminels. Le Moyen-Orient illustre très bien cette mutation, les armées traditionnelles comme les guérillas classiques ou les terroristes à l’ancienne sont dépassés par ces entités nouvelles toujours plus informelles, impalpables et capables de résister à un appareil militaire [[Raufer, Xavier, Géopolitique de la mondialisation criminelle. La face obscure de la mondialisation, éd. PUF, avril 2013, p 91.]]. Le monde doit faire face à de nouvelles menaces transformant les formes de conflits.
Aujourd’hui, la conflictualité affirme régulièrement une dimension criminelle ou terroriste, voire hybride (métissant les deux). Ces formes de «guerre» ont pour origine les zones hors contrôle de la planète. Le terrorisme, en particulier, est devenu un affrontement occupant plusieurs théâtres d’opérations et engageant de multiples acteurs : islamistes, entités non politiques et criminelles telles que les mafias, etc [[«Terrorisme, crime organisé : à l’horizon 2010, quels dangers, quelles menaces ?», xavier-raufer.com, décembre 2009.]]. L’enjeu et la difficulté pour les États résident dans la démarche intellectuelle et opérationnelle de s’approprier la complexité de ces nouvelles formes de terrorisme.
Par exemple, le terrorisme pratiqué en Amérique latine, ou dans «l’arc islamique», se criminalise et devient hybride. Voici quelques exemples du phénomène d’hybridation : guérillas vivant de trafics divers, dont celui des stupéfiants, djihadis-braqueurs ou djihadis-pirates, ex-terroristes reconvertis dans le crime, pseudo sociétés militaires privées vendues aux cartels de la drogue, trafiquants d’armes au service de terroristes, motards criminalisés liés aux terroristes, mélanges africains (milices, sectes, bandes armées, etc.)…
Xavier Raufer [[«Terrorisme, crime organisé : à l’horizon 2010, quels dangers, quelles menaces ?», xavier-raufer.com, décembre 2009.]] explique de façon pertinente que ces nouvelles menaces peuvent être identifiées selon plusieurs critères :
-Elles émanent de milices, guérillas mutantes, entités hybrides peuplées de terroristes, de militaires déserteurs ou de «bandits patriotes».
-Elles sont aux ordres de généraux dissidents, de seigneurs de la guerre, d’illuminés ou de simples bandits.
-Elles émanent d’entités méconnues ou insaisissables, capables de mutations et de changements d’alliance foudroyants.
-Elles ignorent les lois internationales et surtout celles qui relèvent du respect de l’humanitaire.
-Elles vivent en symbiose avec l’économie criminelle, dans le triangle narcotiques-armes de guerre-argent noir.
Les caractéristiques communes de ces nouvelles entités souples et réticulaires du crime sont les suivantes [[«Terrorisme, crime organisé : à l’horizon 2010, quels dangers, quelles menaces ?», xavier-raufer.com, décembre 2009.]] :
-Ce ne sont pas des organisations comme nos sociétés occidentales l’entendent, ce sont des structures qui ne sont pas rigides, mais fluides et liquides, voire volatiles.
-Ces entités sont par nature hybrides, avec une part politique et une part criminelle.
-Elles ont une capacité de mutation ultra rapide.
-Elles sont dans la plupart des cas nomades, déterritorialisées et transnationales (Daech répond aussi à ces caractéristiques tout en ayant un ancrage territorial).
-Elles sont également coupées du monde civilisé, c’est-à-dire que leurs objectifs sont soit criminels, soit d’ordre fanatique ou millénariste.
-Elles sont en général privées de tout appui de l’État.
-Elles ont une pratique extensive du massacre et ont la volonté de donner la mort au plus grand nombre de personnes possibles.
Il faut confronter le terrorisme international exposé par les médias à la réalité. Rappelons par exemple que les premières victimes d’AQMI furent les Algériens, au travers notamment de la méthode de l’attentat suicide. Cette mouvance ne parvint pas à s’exporter et ne fédère pas les groupes du reste du Maghreb. Il y a bien des menaces pesant sur des ressortissants étrangers et des expatriés : des Russes furent pris pour cible en mars 2007, des Chinois et des Français en juin 2007 (le déplacement du Paris-Dakar constitue une des mesures de sécurité prise à cette époque).
Insister sur l’émotion ou utiliser une rhétorique guerrière ne peut que satisfaire la logique belliqueuse des terroristes. Les médias ne notent que trop rarement la dimension crapuleuse, mafieuse d’AQMI au profit des actes et discours violents. Il est nécessaire de participer au développement économique de cette région pour fournir un équilibre social nouveau. Améliorer la sécurité impliquerait par conséquent de prendre connaissance des trafics [[Sur ce sujet, voir le Rapport d’information parlementaire n°4431 – «La situation sécuritaire dans les pays de la zone sahélienne».]] .
Il convient aussi d’insister sur le rôle actif de certaines associations caritatives de la péninsule arabique dans l’avènement de nouvelles formes d’Islam dans la région sahélo-saharienne à partir des années 1970 et 1980, notamment un islamisme radical, terreau du djihad dans sa forme violente et anti-occidentale.
C’est à travers ces caractéristiques nouvelles et ce contexte de criminalité qu’il faut analyser le terrorisme aujourd’hui. Cependant, il convient de relativiser ces menaces. Dans Quelles guerres après Oussama ben Laden ? Xavier Raufer souligne que les États-Unis ne pouvaient tuer l’icône djihadiste qu’à condition que celui-ci ait perdu une part de son influence, mettant en relief par la même la déliquescence du mouvement. Le terrorisme, qu’il soit djihadiste, fanatique ou propagé par de purs et simples bandits, disparaît peu à peu de l’Union européenne, alors qu’il se criminalise résolument dans le grand «arc islamique» (qui s’étend de la Mauritanie à Mindanao aux Philippines). Dans sa forme « individualisée », le terrorisme est un risque émergent inquiétant.
A titre d’illustration, Europol rappelle qu’en 2011, l’Union européenne n’a subi « que » 174 attentats dont aucun n’était d’origine islamiste. Ces attaques ont été commises par des anarchistes, des séparatistes ou des solitaires psychotiques ou déséquilibrés. La question du rôle des réseaux sociaux dans la radicalisation fait débat et conduit à s’interroger sur les mesures préventives à adopter, comme celles récemment proposées par Bernard Cazeneuve. Les terroristes ont une implantation locale, selon Europol, et les investigations menées au sein des pays membres de l’UE montrent que certains forums en ligne arabophones pro Al-Qaïda sont administrés par des citoyens ou des résidents européens et hébergés par des fournisseurs de service internet basés en Europe [[.europol.europa.eu/sites/default/files/publications/europol_tsat14_web_1.pdf, p. 14. ]].
L’idée reçue que le terrorisme est importé est battue en brèche : il s’inscrit certes dans un cadre international mais il ne vient pas radicalement de l’extérieur. Les attentats terroristes sont conçus et planifiés par des résidents citoyens cherchant à attaquer leur pays de résidence.
Une nouvelle forme de guerre ?
Par ailleurs, dire que le terrorisme se comprend exclusivement dans la grille de lecture de la guerre, que le terroriste est un combattant, c’est lui reconnaître le statut qu’il recherche. Le terrorisme revendique la légitimité des actions terroristes, le considérer exhaustivement comme une forme de guerre c’est lui reconnaître cette légitimité. Le terrorisme est un « nouveau type de conflit « dans la guerre » » ainsi que l’explique Christian Chocquet dans Terrorisme : la démocratie en danger ? [[Chocquet Christian, Terrorisme : la démocratie en danger ? Du 11 septembre à la mort de Ben Laden. Paris, Vuibert, 2011.]]. Terminé l’unité de lieu, de temps et d’intrigue ! Un des risques de considérer le terrorisme comme une forme de conflit armé est de proposer une réponse qui n’apparaît pas légitime du point de vue du droit international (depuis la Seconde guerre mondiale et l’apparition des résistants) et faire une erreur stratégique dans la gestion de cette menace.
A ce titre, on constate une incohérence lorsque la lutte contre le terrorisme et la barbarie conduit à plus de morts que l’activité terroriste elle-même. Les mesures répressives apparaissent parfois discutables autant sur le plan de l’efficacité et que sur celui de l’éthique. Ce vain espoir d’une totale protection contre la violence terroriste au moyen d’une surveillance généralisée, notamment opérée par les États-Unis, sans même chercher à analyser ce phénomène, ses ressorts et ses évolutions, contribue à laisser « la raison inopérante face au désir de (sur)vie [[ Lefebure Antoine, L’Affaire Snowden. Comment les États-Unis espionnent le monde. Paris, La découverte, 2014. ]]». Le manichéisme est également coutumier dans la lutte contre ces pratiques hostiles ; dans le discours américain, il n’existe qu’un terrorisme. Ce discours repose sur l’absence totale d’analyse de la complexité des relations entre les groupes terroristes et crimino-terroristes commettant des infractions de droit commun, mafieuses (trafics et blanchiment), voire crapuleuses (attaques à main armée, enlèvements contre rançon). Il n’y a pas de forme épurée du terrorisme.
Le terrorisme repose sur la capacité à produire l’effroi, à diffuser une vision d’horreur : il a pour ambition de « sidérer les esprits par une violence aveugle productrice d’effets symboliques », socle de l’acte terroriste [[Idem.]] . Il constitue une stratégie de provocation comprenant un élément intentionnel et une volonté de nuire, la question reste de savoir à qui… « L’ambition de la terreur vise à empêcher toute part d’ombre, tout refuge, soupçonnant par avance le sujet de duplicité », ainsi que le note Hélène L’Heuillet : c’est une psychologisation de la guerre. L’ennemi se cache dans l’intériorité même de la société. Même si cela apparaît exact à certains égards, il importe précisément de ne pas acquiescer aux conséquences néfastes d’un tel raisonnement : la réduction des libertés individuelles et l’installation d’une société de surveillance.
Réduire l’acte terroriste à un acte simplement criminel ou à une variante de la guerre (erreurs contraires mais symétriques) contribue à empêcher l’État de construire une véritable stratégie de lutte contre ces pratiques. Par définition, le terroriste emprunte à l’ensemble de ces dynamiques : multiple, il n’est pas réductible à un modèle simple…
La menace provient de groupes opportunistes capables de transformations rapides et s’inscrivant dans un véritable «melting pot» criminel, un continuum illicite, déviant, caractérisé par l’intégration des acteurs criminels et terroristes. Il n’est d’ailleurs plus totalement pertinent de parler d’organisation terroriste, il semble que le terme de « réseau » soit plus adéquat : les opérateurs terroristes ne sont plus des structures rigides, pyramidales, ils se constituent au contraire comme des réseaux souples, volatils, distincts de ce qu’était l’IRA ou encore l’ETA, et reposant sur l’autonomie des initiatives et de leur opérationnalisation.
On observe de ce fait une mutation de la forme de terrorisme pratiqué dans les sociétés riches et occidentales : celui-ci s’individualise, on assiste ainsi à l’émergence de ce qu’on appelle les « loups solitaires » (il faut néanmoins user du terme avec prudence : ceux que l’on qualifie de tels ont souvent bénéficié tout de même de quelques « appuis », au moins d’une préparation opérationnelle ou idéologique qui rompit leur « solitude »).
Ce que vise encore et plus que jamais le terrorisme « publicitaire » contemporain c’est de créer la peur et d’assurer la diffusion la plus large possible de ce sentiment. C’est une véritable contagion médiatique (à l’heure de la société de l’information toute-puissante, omniprésente et politiquement essentielle) qui forme l’objectif des terroristes. En effet l’image est devenue une composante du terrorisme : il vise la publicité de l’action. Le terrorisme consiste à commettre des actes mais aussi à les filmer, à les diffuser, et à communiquer de manière générale. Le recours à la vidéo opéré par Merah en est le témoignage.
Le terrorisme notamment dans sa version islamiste est indissociable du monde médiatique. L’acte terroriste n’est pas un fait purement isolé mais les motivations terroristes doivent d’abord trouver un ancrage individuel. Or, les terroristes contemporains sont aussi, très souvent, des narcisses cherchant la reconnaissance, c’est-à-dire l’attention médiatique. On peut ensuite débattre longuement de ce qu’ils en attendent, mais leur objectif premier réside bien dans cette diffusion de leurs actes, dans cette expansion du domaine de la crainte, se cristallisant au stade terminal en authentique angoisse, mère de toutes les paranoïas…
Au bout du compte, le terrorisme relève simultanément de plusieurs univers, surtout depuis la cristallisation de l’Etat islamique, qui a fait évoluer une fois de plus le terrorisme, et plus précisément le djihadisme salafiste. Il appartient à l’espace de la guerre (asymétrique et visant la guerre civile), du crime, et de la révolution (puisqu’il s’inscrit dans un projet totalitariste).
«Loup solitaire» ?
La médiatisation se situe au fondement des actes des loups dits solitaires… Approfondissons néanmoins cette notion que l’on emploie aujourd’hui à tort et à travers. Commençons par un cadrage historique. Ce concept de « loup solitaire » est présenté par les journalistes, les services de sécurité et de renseignement comme l’explication des derniers événements en matière de lutte antiterroriste (et notamment depuis l’affaire Merah ou l’attentat des frères Tsarnaïev). Toutefois, la définition que l’on en donne ne correspond que rarement à la réalité [[ Bauer Alain, «les loups solitaires, une dénomination fourre-tout trop hâtivement employée en matière de lutte antiterroriste», Le nouvel Economiste, 10/06/2013 .]]
Le concept est apparu à la fin du XIXe siècle, dans le mouvement anarchiste. Puis il a été appliqué dans les années 1990, aux Etats-Unis, à certains éléments de l’extrême droite américaine, notamment au fondateur de la Résistance aryenne blanche (WAR) et ancien responsable du Ku Klux Klan, Tom Metzger [[Flukiger Jean-Marc, «Mieux comprendre le «terrorisme du loup solitaire », une analyse de Ramon Spaaij », terrorisme.net, 3/02/2012.]]. Ce dernier se faisait le promoteur d’opérations individuelles (lone wolf attacks) contre le système américain. Le fondement de cette notion est l’absence de commandement ou d’instructions précises.
Le FBI, par la suite, a vulgarisé la notion dans le cadre de l’opération menée en 1998 contre les suprématistes blancs de San Diego qui s’étaient organisés en petites cellules autonomes [[Bauer Alain, « les loups solitaires, une dénomination fourre-tout trop hâtivement employée en matière de lutte antiterroriste », Le nouvel Economiste, 10/06/2013.]]. Ce type de terrorisme touche surtout des sociétés riches et marquées par un certain « protestantisme idéologique [[Raufer, Xavier, Géopolitique de la mondialisation criminelle. La face obscure de la mondialisation, éd. PUF, avril 2013, p 71.]] .»
Alain Bauer distingue quant à lui :
-Les loups solitaires absolus, qui disposent de leur propre idéologie, exprimée et en général transmise sous la forme d’ouvrages de « référence », détenant ou construisant leur propre arsenal et ne se référant à personne. Théodore Kaczynski, dit « Unabomber », qui a agi entre 1976 et 1995 aux Etats-Unis, David Copeland, auteur d’une attaque à Londres en 1999, ou encore Anders Breivik [[Voir l’intéressant travail de Laurent Obertone, Utoya. Paris, Editions Ring, 2013]] auteur d’un attentat en Norvège en 2011, font partie de cette catégorie de terroristes.
-Et les loups solitaires en tant qu’opérateurs isolés mais maintenant des relations fortes avec des groupes structurés, des contacts réguliers, directs ou indirects avec des prédicateurs ou des leaders de groupes terroristes, qui incitent à les classer dans des groupes autonomes mais pas indépendants. Les frères Tsarnaeïv par exemple, auteurs des attentats de Boston, correspondent à ce profil.
Pour le criminologue, les terroristes sont aujourd’hui des hybrides et de plus en plus implantés. Ils naissent sur le territoire européen et reçoivent une éducation en Europe, mais recherchent en fait une nouvelle identité [[ «Terrorisme : « un nouveau profil » selon Alain Bauer », Le Républicain Lorrain, 10/10/2012.]]. La France, explique-t-il, n’a pas connu ces dernières années une radicalisation de la violence. C’est en réalité la sur-médiatisation des faits divers qui fausse la perception de la menace. Toujours la société du spectacle…
Plutôt que de jouer l’effet loupe, il importe de comprendre. A cet égard, Mathieu Guidere, auteur des Nouveaux Terroristes [[Guidere Mathieu, Les nouveaux terroristes. Paris, Autrement, 2010.]], tente de donner quelques critères de définition du profil des terroristes dans la période récente [[«Terrorisme : « Le cas Merah a fait sauter un verrou psychologique important »», Le Monde, 8/10/2012, interview de Mathieur Guidère réalisé par François Béguin.]] qui contribuent à éclairer la problématique.
-En effet, il confirme le phénomène d’individualisation des terroristes. Il explique qu’auparavant, dans les années 1990 et 2000, il s’agissait de djihadistes venus de l’extérieur qui attaquaient le territoire national. Or aujourd’hui, les auteurs d’attaques sont des citoyens français qui connaissent bien le pays.
-Il relève une autre caractéristique propre à ces nouveaux profils, celle de la rétro-filiation des actes terroristes. Ainsi, comme le lien préalable avec une organisation extérieure pour effectuer une attaque sur le territoire national n’existe plus guère, les individus planifient une action selon certains standards et marques de fabrique, et cette action est récupérée, par la suite, par une organisation extérieure. Il cite l’exemple de Merah comme l’illustration parfaite de cette description.
Mathieu Guidère poursuit son analyse des nouveaux profils terroristes en Europe en expliquant qu’il y a une accélération et une contraction du phénomène de radicalisation. Aujourd’hui, un individu peut se radicaliser en 6 mois, alors qu’avant il fallait 3 ou 4 ans. Le parcours initiatique garde des étapes essentielles (Internet, lecture de certains livres, rencontres de personnes, intégration d’une cellule, etc.) mais est raccourci.
Quant à leurs motivations, ces nouveaux terroristes considèrent leur pays comme «mauvais» et ils prétendent vouloir le remettre sur le droit chemin d’un point de vue moral et religieux. Pour eux, les Français sont des «mécréants», des «athées» qui cherchent à dominer les pays musulmans et à s’ingérer dans leurs affaires intérieures. Ils s’estiment marginalisés dans leur propre pays et nourrissent un profond ressentiment à son égard.
Au niveau psychologique, ces individus présenteraient systématiquement un problème identitaire, professionnel, ou bien lié à l’intégration ou à la délinquance. Il faut noter que ces individus peuvent décider de se radicaliser suite à une rencontre en prison ou dans la cité, ou bien encore sur Internet. On assiste à un phénomène de libération des contenus islamistes sur Internet. Enfin, pour les djihadistes, Merah est devenu un martyr et un modèle. Des «franchisés» Al-Qaïda par exemple en font l’apologie sur Internet. En tout état de cause, il n’existe pas de loups solitaires totalement déconnectés d’un environnement qui les a soit «construits» soit appuyés logistiquement et idéologiquement.
Une « nébuleuse » d’acteurs aux profils différents
Reste toujours la question des modes d’organisation des structures terroristes et de leur stratégie. Y a-t-il un « chef » international capable de donner l’intention idéologique de référence ? C’est une interrogation qui a gagné en pertinence avec la mort de Ben Laden. C’est le problème de l’Oumma islamique au nom de laquelle certains terroristes agissent. Aujourd’hui, celle-ci ne dispose pas d’une figure tutélaire de référence. A partir des différentes dynamiques de réflexion sur le terrorisme que nous avons évoquées précédemment, comment cartographier de façon plus globale la mouvance djihadiste ? On peut proposer la typologie suivante :
-Les leaders d’opinion et grands idéologues : il y a dans leur action une «origine religieuse, certes, mais l’entreprise elle-même est politique ou tribale [[Nous reprenons ici les termes d’Alain Bauer et Xavier Raufer, op.cit.]] ».
-Les «élites». Il y a d’une part les personnalités issues du monde des affaires, qui fournissent notamment le financement aux actions terroristes. Mais, on peut également compter parmi ces «élites» les imams exerçant un pouvoir spirituel important sur les populations de croyants qui assistent au culte. Ils sont ces « individus-pivots » cités par Alain Bauer et Xavier Raufer.
-Les «moudjahidines», ceux qui s’engagent dans le combat, physiquement, qui portent les armes ou constituent des factions crimino-terroristes ou, au contraire, agissent seuls au nom de la foi, de leur idéologie… Ils constituent finalement un ensemble d’électrons libres. Lorsqu’ils vivent en dehors du monde arabo-musulman, ils usent notamment d’Internet pour s’enquérir d’une formation religieuse plus poussée et se former au combat… Chez ces individus, il peut être considéré qu’«Al-Qaïda est une entité politico-militaire, recouverte d’un verni religieux [[Même remarque que précédemment.]]». Comme le notent Alain Bauer et Xavier Raufer, « ces individus sont d’autant plus enclins au fanatisme qu’ils n’accèdent souvent à l’Islam radical qu’après une étape d’errance et de « galère » (toxicomanie, alcoolisme, délinquance, etc.) ». De ce fait leur nouvel état de djihadiste constitue pour eux une « identité de soutien [[Op.cit., p. 136.]] », mentalement déterminante.
La mobilisation de la notion de «terrorisme révolutionnaire» permet également de faire progresser la réflexion. Les mots de Sergeï Netchaïev, grande figure de la révolution russe, à la croisée du populisme, de l’anarchisme et du nihilisme, sont éloquents : «Le révolutionnaire est un homme perdu d’avance. Il n’a pas d’intérêts particuliers, d’affaires privées, de sentiments, d’attaches personnelles, de propriété, il n’a même pas de nom. Tout en lui est absorbé par un intérêt unique et exclusif, par une seule pensée, une seule passion : la révolution. Au fond de son être, non seulement en parole mais en actes, il a rompu tout lien avec l’ordre public et avec le monde civilisé tout entier, avec toutes les lois, convenances, conventions sociales et règles morales de ce monde. Le révolutionnaire en est un ennemi implacable [[ Sergeï Netchaïev, Catéchisme révolutionnaire, cité par Chaliand et Blin, op. cit.]] ».
On rejoint ici la thèse d’Hans Magnus Enzensberger sur le perdant radical [[Enzensberger Hans Magnus, Le perdant radical. Essai sur les hommes de la terreur. Paris, Gallimard, 2006.]] : dans le terrorisme, il existe une forme de pulsion destructrice et autodestructrice. A l’impuissance succède un sentiment de toute-puissance, ce que révèle l’analyse du cas Merah. Son bilan psychiatrique mettait en lumière une personnalité empreinte d’égoïsme et de frustration, marquée par l’échec social : «Le perdant radical ne connaît aucune possibilité de résolution des conflits, aucun compromis qui pourrait le relier à un réseau d’intérêts normal et désamorcer son énergie destructrice». Enzensberger ajoute ensuite : «puisqu’en tant que perdants radicaux, ils sont persuadés que leur vie n’a aucune valeur -en dehors de l’idéologie-, celle des autres leur est également indifférente».
Il existe, pour cet auteur, deux situations -ce qui nous permet de rejoindre les propos que nous tenions plus haut sur la «nature» du terrorisme. Soit il se présente un «détonateur idéologique» -l’islamisme par exemple-, soit le tueur reste au niveau du meurtre classé en fait divers. De multiples métaphores sont avancées pour expliquer ce rapport, difficile à cerner, à l’idéologie : détonateur, catalyseur pour «mobiliser l’énergie latente du perdant radical»… Par ailleurs, Enzensberger note, ce qui corrobore la typologie précédente, qu’ «il n’y a que les commanditaires et les idéologues de la terreur qui proviennent majoritairement de familles influentes et aisées [[Idem.]]».
Le terrorisme : une menace complexe et réticulaire
On le voit avec force : les points de vue sont multiples sur le terrorisme, et le phénomène lui-même d’une complexité immense. Que donc retenir, comment interpréter cette menace qui obsède tellement notre temps ? De la manière suivante : le terrorisme et les terroristes ne composent pas un métal pur mais un alliage. Ils ne sont pas une seule chose mais constituent la convergence de différentes dynamiques et problématiques :
– Ils empruntent d’abord à l’univers criminel. Le « gangsterrorisme » est une réalité qu’il faut garder à l’esprit pour saisir Daech ou Aqmi. C’est aussi dans la délinquance que prospère la radicalisation.
– Comprendre l’acte terroriste impose d’adopter une perspective analytique criminologique et pas simplement idéologique ou politique. Les terroristes peuvent aussi être répartis dans les typologies classiques de la criminologie : personnalité criminelle, comportement criminel comme mode de vie collectif, comme comportement de groupe, etc.
– Le terrorisme a une histoire, et s’inscrit dans des évolutions et des basculements géopolitiques. C’est un phénomène en perpétuelle mutation. L’appréhender en profondeur exige de grands efforts, beaucoup de travail de recherche, et une connaissance pointue des différents acteurs (difficile d’ignorer par exemple l’histoire des Frères musulmans, celle de l’Egypte de Nasser, ou celle de l’instrumentalisation des mouvements terroristes durant la Guerre froide).
– Le terrorisme appartient à l’univers de la guerre si et seulement si l’on accepte de la penser autrement que sur le mode occidental classique qui a globalement prévalu en Europe de 1789 à 1945.
– Le terrorisme connaît intimement les arcanes de l’ère des réseaux. Il se révèle parfaitement à l’aise avec les outils de la modernité alors même qu’il en récuse la philosophie. L’usage qu’il fait du Web 2.0 dans une perspective de recrutement et d’influence en témoigne suffisamment. L’une de ses grandes forces réside précisément dans sa capacité à mêler rusticité et usage ciblé des nouvelles technologies.
– Dans le même ordre d’idées, il maîtrise à la perfection l’art de jouer avec les mécanismes de la société médiatique. On se souvient de la définition aronienne : un impact psychologique et informationnel beaucoup plus fort que l’impact matériel. Le terrorisme vise d’abord à frapper les esprits.
– Il s’organise sur le mode du réseau, de la nébuleuse, et non de la structure pyramidale. Même lorsqu’il possède une base territoriale (comme l’EIIL), il ne constitue pas un Etat au sens occidental, et inspire une action extérieure en mobilisant idéologiquement des individus au sein même des nations occidentales. De ce fait, il apparaît très difficile à appréhender et à combattre de manière efficace.
– Le terrorisme nous contraint à examiner les échecs de nos sociétés sur plusieurs points cruciaux : les rapports « Nord/Sud », les frottements entre modèles culturels, l’intégration, l’adhésion aux valeurs de la République et à la nation, etc. Il importe bien entendu de refuser absolument toute complaisance avec la mythologie facile du «rebelle», de se tenir éloigné de toute haine de soi, mais il faut absolument trouver des réponses à de nombreuses questions en suspens sur ces sujets difficiles… En ce sens, il convient de traiter le terrorisme aussi comme un objet idéologique qui renvoie à des dysfonctionnements identitaires.
– Le terrorisme exploite le narcissisme contemporain et la volonté infantile de médiatisation personnelle des individus qu’il radicalise et «recrute».
La définition que nous posions plus haut demeure donc valide mais peut être complétée. Le terrorisme fut d’abord un instrument de pouvoir, l’utilisation politique de la terreur (à but d’abord psychologique), avant de devenir l’expression d’une idéologie instrumentalisant la violence et le crime pour «accoucher» un «monde nouveau», suite à la colère et au désespoir de ne plus savoir à quel univers de sens on appartient… A cet égard, il y a bien un profond nihilisme psychologique au fond du terrorisme. Parallèlement, il utilise tous les mécanismes de la société moderne et les technologies les plus contemporaines (fonctionnement en réseaux, usage expert du Web, stimulation des ressorts de la société du spectacle, activation de l’égoïsme entretenu par la société permissive et de consommation actuelle, etc.) afin de réaliser ses objectifs. Il produit en quelque sorte des archaïques technophiles et spin doctors…
A l’évidence, les médias ne favorisent pas une telle saisie du phénomène terroriste et de ceux qui s’y abandonnent. Pour de nombreux commentateurs, le terrorisme doit d’abord occuper l’espace connu du mal. Pour tenter de comprendre ce phénomène, ils en forcent l’insertion dans des cases aux contours précis et figés. L’idée que les terroristes doivent appartenir à des organisations pyramidales, fortement structurées, dotées de tous les attributs d’une bureaucratie en est un exemple. Ensuite, dans cette optique de facilitation de la compréhension d’une réalité complexe et multiforme, il est en général de bonne convenance de la représenter – non sans abus – comme une catégorie autonome : le terroriste est une « chose en soi », comme dirait Kant. Hélas, n’en déplaise au confort intellectuel, nous avons noté, tout au contraire, qu’il forme davantage une sorte d’intersection entre les logiques de la guerre, du crime et de la revendication politico-idéologique. Il faut donc traiter de cas d’espèce : toute généralisation risque de se révéler fausse ou abusive, même si l’on peut légitimement repérer des tendances et proposer des grilles d’interprétation (comme nous l’avons nous-mêmes fait dans les pages précédentes). Difficile en effet de rapprocher le terrorisme basque de l’anarchisme russe de la fin du XIXe siècle ou de l’islamisme radical d’aujourd’hui.
L’usage politique -désormais médiatique- de la violence rassemble ce que nous identifions comme des manifestations du terrorisme, mais cela ne suffit guère à cristalliser la notion, à la définir rigoureusement. L’étude du phénomène impose finalement spécialisation, érudition et immersion profonde dans la thématique. Le terrorisme constitue, par ailleurs, un problème réel de sécurité nationale, mais qui, néanmoins, ne doit pas occuper tout le spectre perçu des malveillances qui nous guettent.
C’est l’un des autres pièges dans lequel nous fait tomber la sphère médiatique : nous laisser penser que le terrorisme (« objet », on vient de le voir, complexe et malaisé à manipuler, à utiliser pour comprendre et agir) se situe au centre de notre préoccupation «sécuritaire».
Menace sérieuse et préoccupante, le terrorisme islamiste focalise légitimement notre attention parce qu’il fait signe vers d’autres problèmes sur la scène internationale ou parce qu’il dit quelque chose d’essentiel, de grave sur la cohésion nationale, et qu’il souligne les dérives communautaristes. Il rappelle par ailleurs que la question du crime mondialisé nous mobilise trop peu, ou que nous n’en percevons pas tout au moins l’ensemble des implications .
Bref, parce que le terrorisme est un «bon» sujet (violence, peurs, personnages caricaturaux, etc.), il tend naturellement à exacerber les logiques de simplification médiatiques. Quel bilan au final ? Une présentation tout à la fois anxiogène et faiblement explicative des actions terroristes…