Publié le 18 juillet 2016 à 21h51 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h31
Après le drame de Nice, une mécanique désormais bien connue s’est mise en place. Celle de la chasse aux responsables. Combien de temps faudra-t-il entendre la même rengaine concernant le terrorisme islamiste ? A chaque attentat, les médias et différents commentateurs de l’actualité demandent pourquoi l’auteur de l’acte en question n’était pas surveillé ou pourquoi il n’avait pas encore été neutralisé. On ne peut pas toujours pointer du doigt les failles du renseignement : tout simplement parce que le fond du problème ne se situe pas à cet endroit. Dorénavant, il faut absolument comprendre que la radicalisation et le mode d’action djihadiste ne constituent pas le problème exclusif de l’univers du renseignement.
C’est un problème politique et culturel. Premièrement, à force de consentir aux petites défaites quotidiennes face aux manifestations de l’extrémisme religieux, du fondamentalisme plus ou moins théologiquement argumenté (plutôt moins que plus), on créé les conditions propices au phénomène de la radicalisation. Deuxièmement, continuer à croire que le salafisme terroriste se matérialise dans des organisations rigides, des mouvances structurées à l’occidentale, des pyramides hiérarchiques à la mode bureaucratique, c’est préparer nos futures défaites dans le combat contre le radicalisme islamiste.
Revenons sur le premier point. Un univers idéologique parallèle gagne sans cesse du terrain parce que l’Europe et l’Hexagone tournent à vide : pas de storytelling clair et crédible qui puisse donner envie d’adhérer à un rêve français. Nous n’opposons pas de contre-modèle à l’idéologie totalitaire de l’Islam radical et nous cédons jour après jour sur des principes fondamentaux de l’humanisme occidental et du républicanisme laïc. Avons-nous tout oublié des leçons de Gramsci sur le pouvoir culturel ? L’Europe en général et notre pays en particulier ne « racontent » plus d’histoire ; la France refuse d’offrir des mythes fondateurs et des raisons de se battre. Elle s’épuise dans l’auto flagellation et contemple sidéré et désespéré le naufrage de ses élites.
Savons-nous encore penser ?
Cela laisse entier notre dégoût face à la barbarie des lâches, mais on peut au moins penser notre fragilité, comprendre où sont les trous noirs de notre identité collective, et radioscoper les mutations de l’adversaire. Encore faudrait-il que nous dispositions des éléments pour raisonner convenablement. Nous pensons vivre dans la société de l’information dans son acception idéale, celle qui facilite la transparence et l’honnêteté intellectuelle qui forment le carburant d’une citoyenneté démocratique. Pourtant, ce n’est pas vraiment le cas… Nous nageons sans doute dans l’économie de la connaissance. Cette dernière traduit l’émergence de l’économie numérique, la forte présence des technologies de l’information et de la communication dans notre quotidien, et la dynamique de l’innovation permanente qui marquent désormais le capitalisme et la société de consommation contemporaine. A « l’âge de l’accès » cher à Jeremy Rifkin [[RIFKIN Jérémy, L’âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme. Paris, La Découverte, 2005.]] et à Alvin Toffler [[TOFFLER Alvin, Les nouveaux pouvoirs. Savoir, richesse et violence à la veille du XXIe siècle. Paris, Fayard, 1991.]], le savoir constitue le carburant principal de la croissance et du développement. Mais en définissant ainsi l’économie de la connaissance, on la distingue clairement de la société de l’information au sens le plus contemporain, c’est-à-dire de la mise à disposition d’un public de plus en plus large de multiples données (parfois sans aucun intérêt !), ou plutôt de l’immersion d’une insigne partie des habitants de la planète dans un véritable océan informationnel… Car cet infini de données ne doit pas être appréhendé comme un déluge d’analyses pertinentes, de grilles de lecture fines et riches du réel, bref comme le nec plus ultra du travail intellectuel… Il mêle le meilleur et le pire. La télévision comme l’Internet nous fournissent certes matière à réflexion, mais aussi – peut-être le plus souvent – l’occasion de constater l’absence radicale de toute pensée un tant soi peu élaborée. Les réactions épidermiques, les préjugés les plus grossiers, les jugements les plus lapidaires, les expressions de haine les plus virulentes, forment hélas une trop grande partie des commentaires et contenus qui circulent sur le Web. Quant aux chaînes de télévision, elles ambitionnent d’abord et avant tout de faire le « show », de faire vivre à la société du spectacle des moments d’intensité émotionnelle maximale. La couverture des attentats terroristes n’échappe pas, hélas, à la règle.
Bien entendu, « l’infobésité » (surcharge informationnelle) se révèle particulièrement propice à la propagation virale des logiques et stratégies de désinformation les plus inquiétantes pour l’avenir de la démocratie, mais aussi – plus modestement – pour la cristallisation de décisions cohérentes. Comment s’orienter dans un monde complexe et chaotique si les données sur lesquelles nous fondons nos synthèses conceptuelles et nos constructions opérationnelles s’avèrent des informations biaisées ? Cardinale en temps ordinaire, cette question prend une importance proprement stratégique et vitale lorsqu’une organisation ou une collectivité traverser une période de grande tension et à haut niveau de risque.
Le cycle de l’information
Traverser une crise nécessite donc d’abord d’analyser correctement des données et de se montrer capable d’élaborer et de capitaliser des connaissances, c’est-à-dire de déjouer les pièges de la société de l’information. En tout premier lieu, il convient de se rappeler de quelques bases élémentaires, notamment la structure du cycle de l’information. Toute quête d’information débute par une recherche structurée, c’est-à-dire des questions correctement posées, un besoin exprimé avec rigueur et finesse… A partir de là, la collecte peut avancer en sollicitant le Web et les sources humaines. L’ensemble peut faire l’objet d’un traitement, devenir une analyse stratégique et se manifester sous forme de cartographies d’acteurs, de matrices SWOT (forces, faiblesses, opportunités, menaces) et de synthèses, d’alertes (commentées et remises en perspective) et d’études d’aide à la décision. Dès lors, ces produits peuvent être diffusés, faire l’objet d’un travail en réseau, collaboratif, de discussions, voire fonder de nouvelles requêtes, et enfin de fonder des décisions.
Bien entendu, le principal piège dans cette dynamique est la désinformation que nous évoquions déjà plus haut. La définition suivante résume adéquatement la problématique : on peut « comprendre la désinformation, au sens strict, comme la production d’informations fausses, c’est-à-dire présentant des faits qui n’ont pas existé. Cette définition doit être élargie au cas où désinformation signifie production d’informations déformant la réalité de faits avérés. […] La désinformation dans le monde actuel prend donc des formes plus subtiles que le simple mensonge, forme « pure » de désinformation. La désinformation naît aujourd’hui bien plus souvent d’une présentation biaisée de l’information et d’une politique délibérée visant à tirer l’information toujours dans le même sens. C’est une sorte de manipulation en demi-teinte, fondée sur le refus a priori d’examiner diverses hypothèses, qui vise à créer une atmosphère générale, un «parfum d’ambiance» dont l’objectif ultime est de faire accepter une politique internationale » [[MYARD Jacques, La France dans la guerre de l’information. Information, désinformation et géostratégie. Paris, L’Harmattan, 2006.]] .
Les schémas suivants résument les facteurs critiques de succès et d’échec dans la démarche de collecte de données et de construction de connaissances. Les facteurs critiques de succès reposent dans la réalisation correcte des tâches suivantes : décrypter la pyramide de l’information (données, informations, connaissances, savoir) ; créer et développer des structures de sens ; entretenir une dynamique systémique de validation (recouper, vérifier la crédibilité des sources, dévoiler les opérations de Perception Management et de désinformation, identifier les infostratégies – amplification, acquisition, rétention, perturbation –, déterminer la cotation d’un événement) ; insister sur la polyvalence des veilleurs/analystes ; mettre en réseau, orchestrer des gisements de connaissances (mutualisation des compétences et données, task force) ; renforcer sans cesse la combattivité des veilleurs et des analystes ; garantir la systématicité de la dynamique de veille.
Les facteurs critiques d’échec
Opportunités et menaces de la société de l’information
Forces & faiblesses de l’acquisition d’informations sur Internet
La validation et la mise en valeur des contenus du Web
La désinformation provient en fait de plusieurs logiques interactives :
-L’incapacité chronique à distinguer les données, les informations, et les connaissances. Les premières sont le tissu même du réel. Elles constituent l’ensemble des faits, événements et processus que chacun d’entre nous peut vivre et constater directement sans qu’ils prêtent à des interprétations divergentes, conflictuelles. Les deuxièmes correspondent à des données sélectionnées par les différents capteurs et diffuseurs de la sphère médiatique (presse écrite, audiovisuelle, cybermonde). Elles sont susceptibles d’être biaisées par des logiques marchandes ou idéologiques. Les troisièmes forment le savoir proprement dit : elles impliquent une analyse fine, distanciée, reliant les données entre elles, et les remettant en perspective dans le temps, l’espace et l’histoire des idées.
-Un effort insuffisant de recoupement, de validation des sources formelles et informelles, digitales et humaines.
-Une culture générale lacunaire, échouant à s’installer dans une authentique logique transdisciplinaire et à orchestrer les différentes briques du capital informationnel accumulé. Cette carence collective est patente dans le cas de l’analyse du terrorisme, notamment en histoire, géopolitique, psychologie, sociologie et criminologie.
-Un manque de vigilance face aux opérations de manipulation et de dominance informationnelle (les infostratégies chères à François-Bernard Huyghe).
-Les obstacles psychologiques (la scotomisation), c’est-à-dire le refus d’accepter des hypothèses dérangeant les habitudes intellectuelles et opérationnelles.
-La tentation de considérer le savoir comme une arme de pouvoir (la volonté de monopoliser l’information à son profit conduit en effet à en interdire la fécondation par l’échange, la dynamique de l’intelligence collective).
-Une trop grande confiance dans l’information numérique. Certes, le Web facilite l’accès aux données et les rend abondantes, mais il importe de les qualifier (évaluer leur vraisemblance et leur « profondeur ») tout en évitant la surinformation (qui ne permet plus de faire le tri entre le stratégique et l’accessoire). De surcroît, les richesses d’Internet doivent être combinées avec l’information des réseaux « humains », des experts, afin d’acquérir une véritable densité.
-La prégnance néfaste des « mythes » de la société de l’information : l’inutilité des pré-requis (culture générale, expérience, expertise), l’absence de hiérarchie des contenus, l’extinction du secret (il continue à exister même si l’espérance de vie de chaque chose cachée diminue), et l’idée qu’il existe un accès égal à l’information grâce au cybermonde. Ces contre-vérités absolues fragilisent la dynamique cognitive.
-Le terrorisme intellectuel engendré par des formes dégradées de la matrice de pensée idéologique.
La société du spectacle hypnotise l’esprit critique
Ce climat informationnel dans lequel nous nous engluons paralyse donc nos facultés d’analyse. Il faut par conséquent s’en extraire, raisonner sur les faits et ordonner cela par quelques concepts simples. Le plus complexe à intégrer opérationnellement et conceptuellement, afin de combattre efficacement le phénomène djihadiste, consiste à assimiler l’idée que Daech fournit une source d’inspiration pour les terroristes, et non forcément un commanditaire direct, une cellule dormante ou des moyens logistiques. Elle repose sur une machinerie propagandiste visant à déclencher le passage à l’acte chez les individus les plus instables ou les plus fanatisés, sans savoir précisément qui réagira au stimuli constitués par les différents messages fleurissant dans des vidéos, des revues ou des prêches enflammés.
Puis quelles sont les urgences ? Accentuer la pression sur l’État islamique en Syrie, car il importe de venir à bout du centre conjoncturel névralgique de l’influence idéologique et culturelle du djihadisme salafiste. On ne viendra certainement pas à bout de Daech en se limitant à des raids aériens. Il s’agit ensuite de défendre les piliers intellectuels, culturels et sociaux qui soutiennent l’édifice démocratique, libéral et laïc que nous appelons le régime républicain. Ce qui impose par exemple de ne pas accepter qu’il puisse exister des «territoires perdus», où L’État de droit ne s’applique déjà plus, et de s’opposer énergiquement à tout communautarisme fragilisant la cohésion nationale. Enfin, nous avons à fortifier l’aptitude à la résilience, car c’est bien de cela dont nous avons sans doute le plus besoin.
Ce qui est certain, c’est que le spectacle de la peur contemporain altère considérablement les faits et biaise l’analyse. Notre société n’est pas plus violente aujourd’hui qu’hier : mais cette violence se développe désormais sous des formes extrêmement variées et se répand dans de nouveaux espaces sociaux ou privés. A une violence de très haute intensité localisée dans le temps a succédé une violence de plus basse intensité, quasi permanente, à la fois diffuse et formant des abcès de fixation dans le temps (les actes terroristes) et dans l’espace (dans les quartiers dits sensibles par exemple). Cette évolution exige désormais d’être minutieusement décryptée : l’avenir de notre nation en dépend. Et la sphère médiatique – parce que c’est sa nature, sa finalité – nous l’interdit par sa structure (notamment économique). Terroristes et criminels en tous genres ont compris cette douloureuse vérité : les médias n’expliquent pas grand chose de la violence, mais ils contribuent sans doute, paradoxalement, au « succès » du Mal en lui offrant sa plus belle victoire, un écho éternel, une trace de la fascination qu’il exerce sur les idiots, les lâches et les brutes…
Eric DELBECQUE – Directeur du pôle intelligence stratégique de Sifaris et Président de l’ACSE (Association pour la compétitivité et la sécurité économique) – Auteur de : Gestion de crise (Vuibert) – Sites : intelligences-croisees.com et acse-association.fr